[CONVERSATION] Pierre Fruchard : L’open data, accélérateur informationnel de l’intelligence économique ? [2/2]

Ressource naturelle très convoitée en temps de guerre économique, l’information constitue le carburant de l’intelligence économique, qu’elle soit gardée secrète et difficile d’accès ou en source ouverte, accessible et déjà traitée sous de multiples formats. Parmi ces possibilités figure celle de l’information légale, dont l’exploitation par l’entreprise Pappers a attiré l’attention du Portail de l’IE qui a souhaité rencontrer son co-fondateur Pierre Fruchard pour évoquer les enjeux, interactions et perspectives entre l’open data et l’intelligence économique.

Portail de l’IE (PIE) : En temps d’infobésité où la donnée est considérée comme l’or noir du 21° siècle, quelles tendances lourdes et potentiellement structurantes pour son avenir observez-vous sur l’open data, et comment gérer au mieux cette masse d’information ? Y a-t-il des pays pionniers et d’autres moins heureux en termes d’accès aux données entreprises et sur les enjeux cités ?

Pierre Fruchard (PF) : Premièrement, c’est toute la raison d’être d’acteurs comme nous, dont le rôle est de réconcilier une surabondance de sources et des informations pas toujours concordantes, d’agréger toutes les bases d’open data et de restituer une information cohérente et facile à traiter.

Concernant l’approche pays, le Royaume-Uni est un des pionniers sur les sujets open data (tout est ouvert), l’Espagne est également bien placée, et le Luxembourg (plus ou moins considéré comme un paradis fiscal) a ouvert le registre des bénéficiaires effectifs récemment, ce qui a permis de détecter un certain nombre de coquilles vides. À l’inverse, le Portugal et les pays nordiques ne sont pas au point sur ces enjeux.

PIE : Dans une interview en août 2020, vous précisez ‘’Ce qu’on voudra faire [avec les bénéficiaires effectifs], c’est mettre de l’intelligence pour ne pas seulement fournir les données, mais également les lire et en reconstituer une information qui sera utile pour nos futurs clients’’. Y a-t-il selon vous des enjeux et des intérêts communs entre open data & intelligence économique, et dans quelle mesure se rejoignent-ils ?

PF : Comme je le disais sur l’exemple Kima Ventures, l’intérêt consiste à rechercher les actionnaires, les bénéficiaires effectifs et autres parties prenantes, pour faire ressortir de manière plus intelligente une jolie liste de toutes les entreprises liées. On obtient un maillage sur des fiches et un environnement d’intérêt et de relations. C’est éminemment utile pour l’intelligence économique, il y a beaucoup d’externalités positives pour des métiers comme les vôtres, mais je n’en vois pas de manière immédiate.

PIE : Santé financière, répartition de l’actionnariat, évolution de la gouvernance : les données centralisées sur Pappers élargissent significativement l’accès aux informations stratégiques d’une entreprise, représentant autant d’opportunités pour les professionnels de la recherche d’informations web (OSINT) et de la due diligence que de risques pour un groupe sur la sécurité de ses informations stratégiques à portée de la concurrence… Quel regard portez-vous sur la gestion de ces risques et opportunités autour de la transparence ?

PF : Le sens de la loi Macron de 2015 était de casser le monopole d’Infogreffe, d’introduire l’INPI dans le circuit des actes et surtout de promouvoir la transparence économique. Il s’agissait, avant d’entrer dans une relation d’affaires, de pouvoir se renseigner sur l’entreprise, l’identité de son dirigeant, son historique et ses activités, l’objet social de sa société. Si nous avons été assez loin dans cette approche, en essayant toujours d’agréger plus de sources, ces données étaient déjà publiques. Il y avait simplement une barrière à l’entrée, celle du coût des comptes et des statuts. Ainsi le risque existait déjà, mais se matérialisait beaucoup moins car le fait de dépenser 10 € pour un acte peut vite devenir cher.

Je pense qu’il y a un vrai sujet de sensibilisation des comptables et des avocats, pour faire prendre conscience aux chefs d’entreprise de l’impact d’une publication de leurs comptes dans le domaine public

Il y a donc des externalités positives, quand je souhaite entrer en relation d’affaires avec quelqu’un, et qu’il me faut des renseignements préalables, je ne passe plus par le paiement d’une multitude de comptes, mais par cette plateforme qui centralise tout cela. Cependant, peu de monde sait qu’il est possible de déposer ses comptes au format confidentiel, par exemple ; suite à leur dépôt ces derniers se retrouvent publics, un peu par erreur et tout le monde peut les consulter alors qu’il y a beaucoup d’informations parlantes sur l’entreprise en question. Auparavant, peu de monde les achetait et il y avait peu de conséquences. Aujourd’hui je pense qu’il y a un vrai sujet de sensibilisation des comptables, des avocats et de tous les formalistes, pour faire prendre conscience à leurs clients chefs d’entreprise de l’impact d’une publication de leurs comptes, potentiellement disponibles pour tous dans le domaine public.

Autre point sensible : l’open data concerne les entreprises, dont les SCI (Société Civile Immobilière). Leur champ d’activité relève parfois du niveau professionnel, mais appartient très souvent à la sphère privée. Du fait de la loi, ces données sont publiées (et publiques) sur nos bases, mais elles peuvent faire courir un risque lié à l’accessibilité des signatures, des adresses et de beaucoup de données personnelles. Parallèlement, sur la partie décisions de justice, les éditeurs de bases de données tels que Doctrine sont obligés d’anonymiser toutes les décisions publiques ; ce qui n’est pas le cas sur les actes pour lesquels notre source (l’INPI) ne fait pas ce travail. Ce sera un gros investissement et il faudra que quelqu’un (l’INPI, je pense) centralise les données et puisse les anonymiser – je parle notamment des actes des SCI qui font courir un vrai risque sur les particuliers.

Il y a aussi une chose que beaucoup ne savent pas. Pour une levée de fonds, certaines informations sont publiques – dont les modifications de capital – et opposables aux tiers ; toutefois un document tel que celui-là fait en moyenne 70 pages et il n’est pas nécessaire de tout déposer au greffe. De fait, beaucoup de formalistes vont tout déposer, dont des informations confidentielles. Ce sont donc eux qui enrichissent un peu trop l’open data de données qui ne sont pas concernées. Cela justifie d’autant plus le travail d’évangélisation, de la part des professionnels du droit et du chiffre sur les données à publier et à envoyer au greffe à l’heure où celles-ci sont accessibles à tous, et où cette accessibilité fait courir un vrai risque pour l’entreprise.

PIE : Concernant le développement de Pappers, peut-on imaginer une feuille de route et de nouvelles fonctionnalités susceptibles de rapprocher l’open data de l’IE en général et la veille en particulier ? La presse spécialisée avait évoqué l’idée de cartographier les réseaux des dirigeants, comme évoqué plus haut… Quels autres types de données open source envisageriez-vous d’intégrer à terme ?

PF : Les principales fonctionnalités sur le point de sortir sont tout d’abord un système de surveillance et d’alerte sur des entreprises, des portefeuilles d’entreprises ou des événements, pour recevoir en API ou par mail toutes les nouvelles entreprises créées dans un département. Le tout à des fins d’opportunités business ou de surveillance pour les métiers risques et conformité, par exemple.

Nous travaillons également sur l’exploitation de machine learning pour pouvoir, en lisant tous les statuts et autres documents, reconstituer des valorisations et des actionnariats bien plus complets, et identifier qui sont les dirigeants et les actionnaires. C’est un travail qui sera également utile pour l’intelligence économique.

Nous allons aussi remettre à disposition la base ORIAS (Organisme pour le registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance) auprès duquel les courtiers en assurance ont un numéro.

Concernant les autres types de données, il y a énormément de jeux générés par Etalab (opérateur data de l’État). Nous pourrions intégrer les cadastres, les associations, les accréditations pour les artisans, les entreprises sous sanctions… Voilà les principales bases au milieu de cette effervescence numérique, mais nous pensons avoir déjà intégré le gros de l’existant sur les informations juridiques, financières et légales ; tout en sachant que notre but n’est pas de surcharger les pages, mais d’avoir les informations essentielles. Rien n’empêche cependant d’intégrer d’autres éléments disponibles en API, mais pas forcément pour le grand public, qui s’intéresse peu aux sanctions, par exemple, au contraire de certaines typologies de professions : à nous de distinguer ce qu’on laisse ouvert sur site au grand public et ce qui est disponible en API.

Propos recueillis par Louis-Marie Heuzé

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