L’industrie de défense sud-coréenne s’est développée rapidement au point de devenir le 9ème exportateur mondial d’armements sur la période 2016-2020. Cette croissance exponentielle depuis les années 70 s’appuie sur une stratégie de dépendance technologique délibérée vis-à-vis des partenaires américains puis européens, pour favoriser les débouchés économiques et la rentabilité des activités de défense.
Le développement fulgurant de la BITD sud-coréenne depuis les années 1970
Si le pays ne disposait d’aucune activité économique de défense avant 1970, deux éléments motivent les pouvoirs publics à mettre en place les fondations d’une industrie d’armement au début de la décennie. Premièrement, le renforcement des tensions avec la Corée du Nord, en particulier suite à l’infiltration de plusieurs commandos visant les institutions du Sud. Deuxièmement, le traumatisme de la guerre du Vietnam pousse Washington à réviser son rôle en cas de conflit, passant d’allié présent sur le terrain à partenaire de « seconde ligne », soutenant les capacités locales pour éviter un déploiement militaire massif.
L’industrie de défense sud-coréenne a été officiellement fondée en 1971 par le Président Park Chung-hee avec la mise en place de deux agences : la DPA (Defence Procurement Agency) qui a pour mission de conduire et diriger le développement de l’industrie de défense, et l’ADD (Agency for Defence Developments) qui a la charge de la recherche fondamentale dans le domaine. Parallèlement, des conglomérats industriels privés nommés Chaebols (Samsung, Hyundai, Daewoo, Korean Aerospace Industries, LIG Nex1 en sont quelques exemples), formés par la concentration de la plupart des acteurs dominant l’économie sud-coréenne, sont responsables de la recherche opérationnelle, du développement des systèmes et de la production des armements pour le compte de l’État. Cette organisation est soutenue par une politique volontariste du gouvernement, qui impose dans les années 70 des quotas d’investissements et de production pour les groupes industriels (jusqu’à 70 % des capacités de production doivent être dédiés aux activités de défense), en échange de conditions fiscales favorables pour ces activités.
Le gouvernement sud-coréen exploite le contexte favorable du désengagement américain pour développer son outil industriel de défense, en s’appuyant sur des transferts de technologie et une production sous licence de systèmes américains. Les premiers sont les hélicoptères Hughes MD-500 et les avions de combat F-5F Tiger, produits par l’entreprise Korean Aerospace Industries (KAI) dès 1976 et 1982 respectivement. Depuis les années 1980, la majorité des systèmes d’armes étrangers achetés par Séoul ont été produits localement grâce à une politique de contreparties industrielles favorisant une production dans le pays sous licence.
Le développement de l’industrie de défense s’appuie sur une politique de compensations industrielles massives, à hauteur de 50% de la valeur des contrats d’armement. Au-delà des critères technologiques et financiers, les contrats sont évalués sur leur capacité à soutenir le développement de l’économie sud-coréenne. Par exemple, Séoul a fait le choix au début des années 90 de commander l’avion de combat F-16 au détriment du F-18 de Mcdonnell Douglas, pourtant préféré par les autorités militaires, grâce à une offre plus généreuse en compensations industrielles de la part de General Dynamics.
La stratégie de production sous licence et de partenariat avec des entreprises étrangères a permis à la Corée du Sud d’acquérir rapidement un outil industriel efficace. La BITD sud-coréenne a désormais atteint un niveau de maturité très important. La DPA (devenue Defence Acquisition Program Administration en 2006) a ainsi lancé plusieurs initiatives de développement local, dans un but d’autonomisation de l’industrie de défense. Si ces systèmes sont produits et commercialisés par des entreprises sud-coréennes, ils restent néanmoins dépendants de partenaires étrangers pour certaines technologies non-maîtrisées. On peut citer l’exemple du char de combat K2, produit par Hyundai mais intégrant une transmission d’origine allemande.
La dépendance technologique résulte d’un arbitrage pragmatique
Le choix d’une dépendance technologique vis-à-vis des États-Unis et de certains partenaires européens, bien que limitant l’autonomie stratégique du pays, est le résultat d’un calcul pragmatique. En dépit de son économie florissante, la Corée du Sud ne dispose pas des capacités d’investissements massifs nécessaires au développement d’un écosystème de défense complet en quelques décennies comme a pu le faire la Chine. À l’instar des pays d’Europe occidentale, qui faute de disposer des ressources financières suffisantes cherchent depuis les années 80 à mutualiser leurs programmes de développement pour en partager les coûts, l’industrie de défense sud-coréenne s’appuie depuis son origine sur un équilibre entre fonds investis et dividendes reçus. Cette obligation de résultat est renforcée par la division des tâches entre agences publiques et acteurs privés, où les entreprises prennent en charge une large partie des investissements nécessaires au développement de produits de défense. Le récent exemple du programme KFX illustre parfaitement cette synergie, puisque l’État coréen n’assure que 60 % des financements du programme, KAI étant responsable de 20 % des fonds investis.
Une BITD tournée vers l’exportation pour assurer sa rentabilité
Au-delà de son rôle de fournisseur des forces armées nationales, l’industrie de défense sud-coréenne vise dès son origine à capter des clients à l’exportation pour assurer des rendements réguliers et donc une croissance continue du secteur. Cette stratégie s’exprime de deux manières différentes. Premièrement les acteurs industriels sud-coréens tentent de se positionner en tant que fournisseurs des entreprises d’aéronautique et d’armement américaines. Les faibles coûts de production permis par le développement rapide de son industrie à partir des années 1970 associés à la croissance des secteurs chimiques, de construction navale et d’industrie lourde durant cette période donne à Séoul des arguments compétitifs pour proposer les services de ses entreprises en tant que sous-traitants à Washington. Son gouvernement ne se prive pas d’associer contrats d’armements et recherche de débouchés économiques dans des secteurs civils comme en témoigne l’offre de McDonell Douglas de faire entrer des entreprises sud-coréennes dans sa chaîne de production d’avions de ligne, intégrée en tant que compensation industrielle à la proposition de vente d’avions F-18 lors du programme KFP.
Deuxièmement, la recherche de profits à l’exportation se matérialise depuis le début des années 2000, avec la multiplication des ventes de systèmes sud-coréens à l’international, y compris à des pays membres de l’OTAN et disposant d’une solide base industrielle et technologique de défense nationale. On peut citer comme exemple la vente de 4 navires de ravitaillement au Royaume-Uni, livrés entre 2017 et 2019 par Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering, l’achat d’obusier K9 Thunder par la Norvège, la Finlande et l’Estonie en 2017 et 2018 ou encore la signature d’un contrat avec l’Indonésie pour la fourniture de 6 sous-marins de type Chang Bogo en 2011.
Cette compétitivité est le résultat d’une stratégie commerciale efficace, qui repose sur deux éléments. Le premier est l’utilisation de la norme OTAN pour intégrer les marchés fermés aux systèmes non-occidentaux, à l’exemple de la Grande-Bretagne. Le deuxième est un effort de différenciation par rapport aux offres concurrentes, allant jusqu’à concevoir « sur-mesure » de nouvelles versions de systèmes existants pour répondre au mieux au cahier des charges des clients.
Les limites de la dépendance technologique
Malgré ce positionnement réussi sur les marchés d’exportation, la situation de dépendance technologique vis-à-vis des partenaires occidentaux, États-Unis en tête, présente plusieurs limites pour l’industrie de défense sud-coréenne.
Tout d’abord, l’industrie de défense sud-coréenne a fait face à plusieurs blocages en termes d’intégration de marché et de développement, et ce dès les années 80. Le contrôle exercé par Washington sur les exportations de matériels intégrant des composants américains, au titre des règlements ITAR (International Traffic in Arms Regulation), a limité les perspectives d’exportation de Séoul. Le blocage de la vente d’avions d’entraînement T-50 à l’Ouzbékistan en 2011, justifié par l’implication de Lockheed Martin dans sa conception, en est un exemple concret. Le contrôle des exportations représente également un élément bloquant le développement de certains systèmes, les acteurs de la BITD se retrouvant pris en étau entre la nécessité technologique de travailler avec des entreprises étrangères et le contrôle exercé par leurs autorités sur ses perspectives commerciales. Ces restrictions ont poussé Séoul à chercher de nouveaux partenaires européens, à l’exemple d’Airbus et MBDA.
Ensuite, la position de dépendance technologique a jusque-là empêché la Corée du Sud de développer certains savoir-faire critiques, étant donné que l’achat sur étagère auprès de partenaires étrangers a toujours été une solution plus immédiate qu’un long processus de recherche et développement. Un problème apparaît dès lors que les partenaires en question ne souhaitent plus fournir ces technologies aux industriels sud-coréens, pour des raisons de concurrence économique ou de protection du patrimoine scientifique et technologique de leur pays. Un exemple concret de cette limite est la réduction de l’ambition du programme KFX en raison du refus de l’administration américaine de fournir certaines technologies et de l’augmentation des coûts de recherche et développement. Au lieu d’un avion de combat multirôle de 5ème génération équivalent au F-35 américain, KAI va produire un avion de génération 4,5 à l’horizon 2025, soit équivalent au Rafale français pourtant développé 30 ans plus tôt.
On peut dès lors comprendre que si l’autonomie de l’industrie de défense sud-coréenne est assurée sur le plan économique par des débouchés importants à l’exportation, elle est suspendue au niveau technologique au bon vouloir de ses partenaires internationaux et en particulier de Washington, qui perçoit de manière croissante la Corée du Sud comme un concurrent dans ce secteur très rentable pour de nombreuses entreprises américaines. Bien que ce modèle de dépendance technologique ait permis le développement fulgurant d’une industrie de défense robuste, la question de sa pérennité se pose. L’industrie de défense sud-coréenne est en passe d’atteindre le point critique où sa production se fait au détriment de ses partenaires, ce qui risque de remettre en cause son modèle de développement. Deux voies s’ouvrent pour Séoul : conserver cette stratégie de subordination au prix de son indépendance stratégique et commerciale alors même que ses ambitions d’exportations sont élevées, ou se libérer du joug de la dépendance technologique au prix des investissements massifs en recherche et développement nécessaires à la « coréanisation » de son industrie et de ses systèmes.
Club Analyse de l'AEGE
Pour aller plus loin :