Faut-il avoir peur d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA ? [1/2]

Le dispositif français ne semble pas encore suffisamment protéger les actifs stratégiques matériels et immatériels ciblés par des acquisitions hostiles américaines. Dans l’immédiat, des efforts supplémentaires doivent être fournis pour protéger la souveraineté numérique et technologique de la France, tant au niveau du capital-risque que du cadre réglementaire et légal.

Initialement nommé Peleus, In-Q-Tel a été fondé en 1999 par la Central Intelligence Agency (CIA), qui a confié son développement à Norman R. Augustine, ancien PDG de Lockheed Martin, et à Gilman Louie, qui en deviendra le premier PDG. L’objectif de sa création était de permettre à la communauté américaine du renseignement de rester en phase avec les évolutions technologiques de son temps, tout en stimulant et accompagnant le développement des entreprises des technologies de l’information. Bien qu'opérant de manière indépendante, ce fonds investit au nom de la communauté du renseignement américaine (CIA, DIA, NSA, entre autres) dans des entreprises dont les produits peuvent avoir des applications en matière de sécurité nationale, principalement dans les domaines des sciences des matériaux, des logiciels et des infrastructures. En plus de sa fonction première de courroie de transmission entre acteurs publics et privés, le fonds se décline en plusieurs entités : IQT Emerge, qui vise à identifier les innovations de rupture (aussi appelées deep techs) ayant le plus fort potentiel commercial, IQT Labs, centré sur la résolution de problèmes technologiques et B.Next, dédié aux applications des biotechnologies.

In-Q-Tel a ainsi participé à l’émergence des Big techs et à la consolidation de leur assise, soit en les finançant directement, soit en mettant à leur disposition ou en leur vendant des technologies développées pour un usage militaire. Il a par exemple financé Palantir Technologies, société d’analyse de données utilisées par plusieurs gouvernements à des fins de surveillance, qui équipe aujourd’hui la DGSI. À noter que Palantir a récemment conclu un accord avec Station F pour fournir ses solutions au plus grand incubateur de startups en France, se dotant ainsi d’un accès privilégié au secteur français de l’innovation. Ensuite, La CIA a également doté Google de la technologie Keyhole, développée conjointement avec la National geospatial intelligence agency (NGA) ainsi qu’au matériel d’imagerie satellitaire américain afin de développer Google Earth – à une époque où le domaine spatial était majoritairement le terrain d’acteurs publics. Enfin, In-Q-Tel a vendu à Amazon plusieurs de ses entreprises, notamment Elementor Technologies. Autant de technologies qui ont permis le renforcement d’Amazon Web Services, aujourd’hui leader mondial du cloud.

Force est de constater que les vues et l’appétit du fonds ne se limitent pas au territoire américain, ce qui devrait susciter la méfiance du côté des Européens. Il est ainsi entré au capital de Prophesee, entreprise française pionnière dans un procédé de rétine artificielle, comme le rapportaient Les Echos le 20 octobre 2021. L’introduction d’In-Q-Tel dans le capital de cette entreprise de haute technologie révèle le manque crucial de financement accordé aux startups françaises, et fait partie de la stratégie de compétition technologique stratégique d’In-Q-Tel au service des intérêts américains. Dans un billet de blog de septembre 2021, In-Q-Tel se réjouit des potentialités ouvertes par cette technologie : « Nous avons constaté que la caméra événementielle était capable de détecter des choses qu'une caméra traditionnelle aurait manquées et qu'elle pourrait constituer une méthode supplémentaire de détection des drones ». Face à la levée de boucliers d’élus et investisseurs français inquiets de cette entrée au capital de Prophesee, le Ministère de l’Économie et des Finances français n’a pas donné suite, considérant que cette participation minime ne donnait aucun pouvoir au fonds dans la gouvernance de Prophesee.

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’In-Q-Tel est utilisé comme porte d’entrée des intérêts américains dans les entreprises françaises. Ainsi, Gemplus, entreprise française de fabrication de cartes à puce créée en 1988 et numéro un mondial de la carte à puce dans les années 2000, a été la cible d’In-Q-Tel en 2000, par le truchement de la société américaine Texas Pacific Group. L’objectif inavoué était de prendre progressivement le contrôle total de la société dans l’optique de rapatrier aux États-Unis les brevets de Gemplus et ainsi contrôler la cryptologie utilisée dans les cartes à puce. Plus récemment, en 2020, pour éviter que le fonds américain n'entre au capital de la start-up Preligens, créée en 2016 et leader de l’analyse de données satellitaires à base d’intelligence artificielle, le Ministère des Armées français avait investi au travers de son fonds DefInvest (géré par BPIFrance) de manière à assurer que le capital de l’entreprise reste entièrement français.

Tout en discrétion, In-Q-Tel développe donc les capacités des services de renseignement américains tout en puisant dans les startups européennes innovantes. À l’heure où la compétition mondiale et les investissements mondiaux dans les deep techs s'accélèrent, la France et l’Union Européenne doivent impérativement se doter d’une stratégie et de financements dans le domaine, qui seront abordés dans la seconde partie de cette analyse.

 

Gabriel Mouchès (Portail de l'IE) et Lucas Raymond (Club Data de l'AEGE)

 

Partie 2 : Faut-il avoir peur d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA ? [Partie 2/2]

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