Matériaux peu connus du grand public, les terres rares sont un élément majeur de l’économie du XXIe siècle. Parce qu’elles sont indispensables au bon fonctionnement de nombreuses industries, notamment celles liées aux nouvelles technologies, leur caractère est hautement stratégique. À ce jeu-là, la Chine a su tirer son épingle du jeu en devenant le premier producteur et exportateur de terres rares, rendant le reste du monde dépendant de ses approvisionnements.
Les terres rares sont un ensemble d’éléments métalliques aux propriétés chimiques proches. Au nombre de 17, ces dernières sont répertoriées comme suit : Lanthane (La), Cérium (Ce), Praséodyme (Pr), Néodyme (Nd), Prométhium (Pm), Samarium (Sm), Europium (Eu), Gadolinium (Gd), Terbium (Tb), Dysprosium (Dy), Holmium (Ho), Erbium (Er), Thulium (Tm), Ytterbium (Yb), Lutetium (Lu), Yttrium (Y) et Scandium (Sc). Malgré leur nom, ces éléments ne sont pas « rares » en soi. Leur qualificatif s’explique par leur présence en faible quantité dans les gisements rocheux, ce qui rend leur extraction difficile, coûteuse et polluante. L’intérêt grandissant pour ces matériaux réside dans leur utilisation. Ils sont en effet indispensables au bon fonctionnement de nombreuses industries, en particulier celles liées aux nouvelles technologies. Dans un monde rythmé par les innovations techniques et scientifiques, les terres rares deviennent ainsi un enjeu stratégique majeur dans la course à ces nouveaux savoir-faire. En la matière, la Chine a su devenir la puissance mondiale prédominante. Cette réalité sous-tend deux interrogations : quelle stratégie industrielle Pékin a-t-il mené pour s’ériger en leader des terres rares et quelles conséquences en tirer au niveau géopolitique ?
La Chine à la conquête des terres rares
En 1976, l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping bouleverse l’ordre établi en Chine. Le nouveau dirigeant du Parti communiste entend faire de son pays une puissance scientifique et technique, ambition qu’il concrétise en 1986 au travers du projet 863, un plan ciblant sept industries de pointe. Et les terres rares font partie des convoitises chinoises. Toutefois, la Chine ne dispose pas des compétences suffisantes pour traiter toutes les étapes de production (séparation, raffinage, transformation). Son intention vise ainsi à attirer les entreprises maîtrisant l’ensemble de la chaîne de valeur sur son territoire. Pour ce faire, elle a recours à plusieurs stratagèmes.
Le premier consiste à séduire les entreprises en mettant en avant les atouts dont dispose la Chine : une main d’œuvre abondante et peu chère, un coût du capital réduit et un marché intérieur très important. Une fois l’entreprise délocalisée, une joint-venture se crée : en échange des avantages offerts par la Chine, l’industriel étranger s’engage à transférer sa technologie… et donc ses brevets. En réalité, la pratique chinoise s’apparente à un véritable dumping économique. Il s’agit de casser les coûts pour proposer les prix les plus bas et empêcher les concurrents d’être compétitifs à l’international.
La mine américaine de Mountain Pass a subi de plein fouet cette stratégie. Implanté dans le Nevada, ce site était le plus important au monde pour la production de terres jusqu'aux années 1990. Or, en 2002, le dumping pratiqué par la Chine était tel que les prix américains étaient deux fois plus chers que ceux proposés par les Chinois. Mountain Pass fit ainsi faillite cette même année 2002.
La fermeture de la plus grande mine du monde n’était pas le seul fait du dumping économique chinois. À cela s’ajouta un dumping environnemental qui profita des nombreux courants écologistes émergents en Occident dans les années 1980. Molycorp, la société exploitant Mountain Pass, avait ainsi subi plusieurs scandales liés à la pollution endémique qui émanait de ses activités. De l’autre côté, Pékin n’avait aucun scrupule quant à la pollution émise par la production de terres rares, un avantage de poids pour attirer la concurrence chez soi. La volonté de rattrapage de la Chine sur l’Occident s’est ainsi faite au détriment des sols, des eaux et de l’air, sans parler des nombreux cancers et maladies subis par la population.
Autre cas révélateur, le français Rhône-Poulenc. Installée à la Rochelle, cette société de chimie était dans les années 1980 l’un des deux leaders mondiaux dans la transformation des terres rares. Or la purification de ces métaux engendrait automatiquement des rejets, dont beaucoup s’écoulaient jusque dans la mer. Si la direction du groupe affirmait qu’ils n’étaient pas radioactifs, les ONG locales étaient persuadées du contraire. Qui dit vrai ? Aujourd’hui encore, le débat continue de diviser. Toujours est-il qu’en 1994, après des années de pressions médiatique et politique, Rhône-Poulenc décida de confier le raffinage des terres rares aux Chinois… pour un prix imbattable.
Après des années de conquête du marché, le résultat est aujourd’hui sans appel : alors qu’elle ne détient que 50 % des réserves de la planète en terres rares, la Chine compte désormais pour 80 à 95 % de la production mondiale. Fort de sa position, Pékin a consolidé son monopole par un contrôle plus poussé des exportations.
Contrôler les exportations : la mise en place de quotas
Outre le recours au dumping, la Chine a mis en place dès le milieu des années 2000 une politique de quotas sur les terres rares. Les premières mesures ont été prises en 2005 : de 65 000 tonnes, les exportations ont été réduites à 30 000 tonnes en 2010, soit une baisse de plus de 50 %. Plus encore, la Chine a complété cette politique par la délivrance de permis d’exportation et l’augmentation des taxes de 10 à 25 %. L’ampleur de ces restrictions a réduit de facto l’offre sur le marché mondial, alors que dans le même temps, la demande mondiale (hors Chine) est passée de 46 000 à 55 000 tonnes. La conséquence la plus visible fut l’explosion du prix des terres rares, plus de 300 % de hausse entre 2008 et 2011.
Cette déstabilisation massive des prix n’a pas manqué d’inquiéter les entreprises dépendantes de l’approvisionnement en terre rares chinoises. Jean-Yves Dumousseau, ingénieur français et directeur commercial du chimiste américain Cytec, travaillait alors en Chine. Il décrit l’atmosphère de l’époque : « Chaque mois, nous nous demandions avec inquiétude quels nouveaux quotas seraient émis ».
Cette politique de quotas a largement révolté les grands acteurs économiques internationaux. En 2012, les États-Unis, l’Union européenne et le Japon ont ainsi déposé plainte à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre la Chine pour distorsion de concurrence. Le 26 mars 2014, l’organe de règlement des différends a reconnu que Pékin était en tort et que les mesures prises par son gouvernement contrevenaient à l’accord d’adhésion signé en 2001 entre la Chine et l’OMC. Les quotas d’exportations ont finalement été retirés en 2015, mais leur implémentation doit nous interroger.
En effet, derrière cette tactique, la Chine visait un double objectif. Le premier consistait à favoriser les entreprises chinoises, qui, selon les autorités, étaient pénalisées par la hausse continue des exportations. Le second cherchait à attirer, par la contrainte, les entreprises qui n’avaient pas encore délocalisé afin de maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur. La Chine entendait ainsi descendre en aval de la chaîne, vers les savoir-faire les plus techniques, donc les plus stratégiques. Reprenant la logique des joint-ventures, les sociétés chinoises pouvaient alors récupérer les dernières technologies manquantes à leur palmarès. Le rapprochement entre le japonais Hitachi Metals et le chinois Zhong Ke San Huan survenu en 2015 en est un exemple parmi d’autres.
L’exemple japonais n’est pas dénué d’intérêt. Il se trouve que ce pays fut le premier à subir un embargo sur les terres rares par la Chine, démontrant le moyen de pression que ces métaux peuvent représenter.
Les terres rares comme arme géopolitique ?
Parce qu’elles sont indispensables au bon fonctionnement de la plupart de nos industries modernes, les terres rares ne sont pas qu’un simple produit commercial. Elles constituent un levier stratégique de choix pour les puissances concernées, la Chine au premier plan.
Le 7 septembre 2010, l’arrestation d’un chalutier chinois par les garde-côtes japonais au large des îles Senkaku provoque une vague d’indignation dans le pays. Pékin conteste en effet depuis des décennies la souveraineté de Tokyo sur ces îles, et aimerait se les accaparer pour profiter des gisements d’hydrocarbures situés dans les fonds marins à proximité. Une crise diplomatique s’ensuit entre les deux pays, et, deux semaines plus tard, les exportations de terres rares vers le Japon se retrouvent arrêtées. Officiellement, il ne s’agissait pas d’un embargo, le gouvernement chinois n’ayant pas pris de mesures effectives en ce sens. Mais la réalité restait la même.
Cette décision toucha 31 entreprises japonaises important des terres rares de Chine, ces dernières connaissant des perturbations voire une cessation temporaire d’activité. Il faut dire que le Japon était (et reste) très dépendant des terres rares chinoises, qui représentaient à l’époque 81 % de ses importations.
Au niveau international, cette crise eu de graves répercussions sur les prix. Le kilo de terbium, qui valait 290 euros en 2009, se vendait ensuite 2 900 euros. Quant au dysprosium, un kilo de ce métal s’échangeait à 30 euros en 2009 contre 3 000 euros deux ans plus tard, soit une multiplication du prix par cent. « C’était tout simplement dingue ! raconte M.Fujijita, [importateur japonais de métaux rares installé à Osaka]. Le jeu de l’offre et de la demande n’avait plus rien à voir là-dedans ».
La Chine a toujours eu conscience que les terres rares constituaient un moyen de pression important parmi leurs armes économiques. En 2004, le Japon avait déjà été menacé de rupture d’approvisionnement en terres rares. Beaucoup d’observateurs se doutaient qu’un jour ou l’autre, Pékin mettrait à exécution ses menaces.
Toutefois, certains analystes tendent à nuancer la puissance des terres rares comme arme géopolitique. Selon John Seaman, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), cet outil se révèle au final « inefficace ». Outre le fait que les îles Senkaku soient restées sous administration nippone, les Japonais ont continué à recevoir des terres rares d’autres fournisseurs, relativisant l’impact réel de l’embargo. Par ailleurs, les mesures auraient davantage été prises à l’initiative des administrations locales, des officiers militaires, des employés portuaires et des entreprises exportatrices de terres rares que par le gouvernement central, ce dernier n’ayant joué qu’un rôle d’approbateur. S’il est toutefois plausible que le gouvernement chinois ait voulu perturber les approvisionnements, ce dernier savait aussi qu’un embargo trop long lui serait préjudiciable. En effet, si la Chine domine ce marché, elle reste dépendante des produits technologiques japonais dont la fabrication nécessite ses propres terres rares.
En conclusion, l’hégémonie chinoise dans les terres rares s’est construite grâce à un dumping économique et environnemental dont les Occidentaux et les Japonais ont longtemps profité sans se soucier des conséquences. Les Chinois ont ainsi saisi une formidable opportunité pour améliorer leur position sur ce secteur stratégique, position qu’ils ont su consolider grâce à la politique de quotas d’exportations. Aujourd’hui, la question réside dans l’utilisation géopolitique des terres rares par la Chine. D’aucuns tendent à relativiser le contrôle de Pékin sur les exploitants de terres rares, dont près d’un tiers serait issu du marché noir, hors de l’influence du gouvernement. D’autres ne croient pas à cette séparation et estiment que la Chine a toujours voulu utiliser ses ressources à des fins diplomatiques. Ce débat ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : la Chine peut désormais bousculer le marché mondial des terres rares et mettre en péril l’approvisionnement de plusieurs pays, dont la France, au grand dam de notre industrie déjà dépendante.
Rayane Aït Haddou pour le club Analyse de l’AEGE
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