Le Portail de l’Intelligence Économique a eu l’occasion d’échanger avec Loukman Konaté, coauteur du Manuel de l’Intelligence Économique en Afrique et gérant d’Afribos, une société spécialisée dans l’IE et avec lequel nous avons pu aborder le rôle de l’intelligence économique et de l’influence en Afrique.
Portail de l'IE : Monsieur Konaté, merci d’avoir accepté cette invitation du Portail de l’Intelligence économique afin de nous parler de votre ouvrage Le manuel de l’IE en Afrique. Pourriez-vous rapidement vous présenter ?
Loukman Konaté : Mon parcours s’organise autour de l’économie et de la finance. Après une double licence en économie et en informatique, j’ai intégré Paris Dauphine pour faire de l’ingénierie financière. Après un passage à Paris Saclay en finance, j’ai rejoint l’École de Guerre Économique à Paris (promotion SIE21). Depuis je donne des cours dans des universités et des écoles, j’accompagne des chefs d’entreprises et des chefs d'État africains. Je suis également gérant d’Afribos, spécialisé dans la veille stratégique en Afrique, et à l’initiative du débat Africain de l’IE.
PIE : Pourriez-vous nous présenter le Manuel de l’IE en Afrique ?
LK : C’est un très beau projet qui nous tient à cœur, à Stéphane Mortier (mon mentor à l’EGE et un amoureux de l’Afrique, coauteur du manuel) et à moi-même. Nous voulions créer une structure d’IE en Afrique et il fallait un projet pour marquer le coup grâce à un ouvrage qui n’existe pas.
Décomposé en 3 parties, cet ouvrage propose une vision globale de la prédation économique qui se joue sur le continent. La première partie revient sur le concept de l’IE et sur son cadre conceptuel pour donner une grille de lecture sensible aux enjeux de l’IE. La deuxième partie aborde les enjeux économiques du continent et la troisième partie revient sur les perspectives de l’IE en Afrique.
À l’image de l’Afrique, ce manuel se veut « mosaïque » avec une trentaine de contributeurs venant de l’ensemble du continent. Il est évidemment impossible de résumer tous les enjeux de l’IE en Afrique dans un seul ouvrage, mais ce manuel se veut le plus exhaustif possible.
PIE : Pourquoi cet ouvrage ?
LK : Il existe une double méconnaissance à laquelle ce manuel veut répondre. D’abord une méconnaissance des enjeux de l’IE sur le continent qui connaît des prédations économiques croissantes pour ses ressources. Ensuite, une méconnaissance de l’Afrique elle-même par l’Occident. Aujourd'hui, les dirigeants des pays africains souhaitent aller vers de la réflexion stratégique, mais ils n’arrivent pas à appréhender les défis avec la grille de lecture de l’IE, qui se veut transversale entre économie, finance, histoire…
PIE : L’IE est-elle un sujet qui émerge dans les différents pays africains ?
LK : Il y a plusieurs pays sur le continent qui mettent en place des politiques d’IE, comme le Maroc, la Côte d'Ivoire, le Sénégal, la Tunisie, l’Algérie, l’Afrique du Sud, le Kenya… Beaucoup de pays sont intéressés par l’IE mais le problème est qu’il n’y pas de spécialistes locaux pour pouvoir accompagner ces pays. Ils font appels à des cabinets extérieurs.
PIE : Y a-t-il une différence entre les pays francophones et anglophones ?
LK : Forcément, il y a une différence par la culture. Dans les pays anglophones, c'est la compétence qui prime et les sujets sont abordés concrètement. On ne laisse rien au hasard. Dans les pays francophones, tout est politique. Le moindre changement se voit sous l’angle politique, résultant une inertie dans les actions de l’Etat. Pourquoi cette différence ? C’est difficile de répondre. Il existe des biais comportementaux, des biais d’ancrages, rendant les changements difficiles à mettre en œuvre. Quand on introduit de la nouveauté qui remet en cause l’existant, les gens ont tendance à s’arc-bouter sur le système existant plutôt que de s’interroger sur ses limites, particulièrement en Afrique francophone.
PIE : Existe-t-il un écosystème de l’IE africain, où les questions d’IE sont traitées par des africains et non sous-traités ?
LK : Il existe malgré tout un écosystème africain. Guy Gweth, qui est passé par l’EGE, est le premier à avoir monté un cabinet d’IE en Afrique, Knowdys LLC. Par la suite plusieurs cabinets se sont développés et aujourd’hui il existe plusieurs offres de formations en IE sur le continent africain.
Nous l’avons vue, l’IE est un sujet qui émerge pour de nombreux dirigeants africains. Plusieurs pays ont adopté des politiques nationales pour intégrer les enjeux de l’IE à leurs réflexions. Qu’en est-il du secteur privé ?
Tout le monde a compris le rôle offensif du management de l’information. Quand on regarde les réseaux sociaux (dans un continent hyper connecté qui a créé le plus de groupes d’échange sur les réseaux sociaux), les groupes ont de l'influence sur les politiques, qui peuvent adapter leurs discours politiques en fonction des opinions, révélant ainsi la place croissante de l’influence et de l’IE sur le continent.
PIE : Qu'en est-il de l’environnement des affaires en Afrique ? De l’environnement juridique ?
LK : Il existe un cadre juridique pour le droit des affaires en Afrique. L’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires a pour principal objectif de remédier à l'insécurité juridique et judiciaire existant dans les États Parties en modernisant et en harmonisant le droit des affaires dans les différents États membres. Au niveau des pays, ils mettent en place des structures pour encourager les affaires. En Côte d'Ivoire, il existe un guichet unique, le CPC (Code de procédure commerciale), qui permet d’accompagner les créations d’entreprises. Rappelons aussi les chambres du commerce et de l’industrie qui existent dans tous les pays francophones et qui représentent autant de sources d’information pour les investisseurs étrangers et locaux.
Donc en Afrique, les conditions sont réunies pour un environnement économique dynamique. Cependant, il manque encore des ressources humaines capables de faire « matcher » les informations pour en dégager un avantage concurrentiel. Ainsi, avec le droit Ohada l’Afrique a montré qu’elle pouvait collaborer et harmoniser les choses. Avec la Zone de libre-échange africaine, la Zleca, l’Afrique est le plus grand marché au monde et la Communauté africaine réfléchit à une monnaie commune.
PIE : Les pays d’Afrique sont-ils particulièrement exposés à la prédation économique des puissances étrangères ?
LK : Le génie et le malheur de l'Afrique, c’est d’avoir des immenses ressources naturelles, qui en font la cible de toutes les convoitises. La prédation économique existe via des grands groupes internationaux rachetant des PME ou des startups africaines qui ont dégagé un véritable avantage concurrentiel ou en y injectant des investissements. Et dans un continent qui souffre d’un sous-investissement chronique et de taux d’intérêts des crédits très fort (parfois proches de 30%), la prédation économique n’est pas un sujet dans la mesure où cette prédation permet de répondre à ces difficultés pour investir. Ainsi, avant de voir une manière de prendre le contrôle d’une structure, cette « prédation économique » est synonyme d’investissements indispensables pour lancer une activité économique.
PIE : Peut-on considérer l’Afrique comme un laboratoire de la guerre économique ?
LK : Je ne dirais pas cela. Un laboratoire suppose un retour d’expérience, un regard et une analyse des événements passés. Ainsi l’histoire du continent et l’histoire de ses différents pays n’est pas un sujet d’intérêt pour l’Afrique elle-même. Sans retour sur le passé, on répète les mêmes erreurs et on n'apprend rien. Ainsi l’Afrique n’est pas un laboratoire de la guerre économique, mais un champ de bataille où s’affrontent différentes puissances sans véritable ancrage local.
PIE : Y a-t-il des spécificités de la pratique de l’IE en Afrique ?
LK : Bien sûr. L’IE doit intégrer les éléments culturels du pays et une grille d’analyse unique n’est pas pertinente. À chaque pays du continent, il faut adapter ses outils d’IE pour répondre aux caractéristiques des différents pays du continent.
Ensuite, il faut rappeler qu’un des effets de la colonisation a été d’importer des langues étrangères sur le continent, et donc des schémas de pensée. En partant de cette idée, on peut regrouper certains pays dans leurs pratiques de l’IE grâce aux langues des colonisateurs, où la pratique de l’IE et du renseignement économique est plus développée dans les pays anglophones que dans les pays francophones ou lusophones.
PIE : Y a-t-il des spécificités en termes de partage de l’information ?
LK : L’information, c'est le pouvoir. Et contrairement à l’Europe où on peut trouver de l’information sur internet devant son écran, en Afrique c’est le renseignement humain qui prime. Ainsi, il faut aller sur le terrain, avoir des contacts et aller à l’information.
PIE : Dans quelle mesure l’IE est-elle une priorité sur le continent, et particulièrement au regard des nombreux défis que doit affronter l’Afrique ?
LK : La faim, le Sida, le paludisme… sont autant de défis qui méritent d’être priorisés.
Ici pourquoi l’IE serait une priorité ? Prenons la faim. L’IE doit être vu comme un outil permettant d’aider à répondre à ces défis. L’IE est un moyen devant servir les dirigeants pour répondre à la faim. L’IE doit s’efforcer de faire correspondre l’offre de terres arables à la demande de terres arables. Elle doit mettre en place des sources de financement pour les producteurs, elle doit protéger les acteurs locaux de la prédation internationale. En 2022, 90% des entreprises en Afrique sont des PME. Et c’est le rôle de l’IE de protéger ces entreprises en interpelant les dirigeants afin de mettre en place des plans coordonnés au niveau national.
L’aberration de la persistance de la faim alors que le continent détient énormément de terres arables est un exemple criant des conséquences de l’absence de politique en intelligence économique. Ainsi, au lieu de répondre aux besoins de la population, l’agriculture est orientée vers l’exportation de produit comme le cacao ou le café. Ainsi on détruit l’agriculture de subsistance, on abat des forêts pour exporter sans aucun effet de ruissellement et de redistribution des richesses dans la population.
Il y a des problèmes, c’est vrai, mais l’intelligence économique permet d’être plus efficient.
PIE : Pourriez-vous nous en dire plus sur les clients d’Afribos ? D’où viennent-ils ? Que cherchent-ils ?
LK : Quelque mot sur les activités d’Afribos d’abord, qui intervient sur les questions liées à l’IE, à l’intelligence des affaires. On intègre les dimensions de fiscalité et de due diligence ainsi que sur les questions de management de l’information pour encourager la productivité d’une équipe.
Concrètement Afribos propose des formations, met en place des conférences sur ces questions et vise à démocratiser ce bel outil qu’est l’IE. Pour les clients, pour être honnête, ce sont d’abord des clients occidentaux en manque de contacts sur le continent et qui souhaitent s’implanter sur le continent. Les clients africains, eux, ne voient pas l’intérêt de faire appel à des cabinets de conseil quand la pratique reste la négociation de gré à gré.
Les entreprises qui font appel à nos services ont besoin d’un retour venant du terrain, d’informations brutes collectées localement et qu’on ne retrouve pas grâce à l’OSINT ou en exploitant des rapports et des études faites à l’ONU, à Bruxelles ou Washington, totalement déconnectées de la réalité en ne prenant pas en compte les aspects culturels, sociaux, historiques déterminants dans l’Intelligence économique qui se construit dans la transversalité des sciences sociales.
PIE : Pourriez-vous faire un état des lieux de la souveraineté économique du continent ? Quels sont les pays les plus en avance ?
LK : Je dirais que c’est en cours de téléchargement… Les gens en Afrique réfléchissent, essayent de mettre en place des stratégies, des tests. Mais quand on ne pèse que 2% du commerce international, comment peut-on parler de souveraineté ? Quand on fait appel à la dette extérieure ou à la solidarité internationale pour financer le fonctionnement même de l’économie locale, comment peut-on parler de souveraineté ? Dans des pays où les élections sont financées par l’étranger, c’est normal que l'étranger impose son candidat et ses intérêts. En matière de souveraineté, on se limite trop à l’économie. Mais elle doit s’étendre bien au-delà, en commençant par le politique. Des intellectuels, des experts réfléchissent sur le sujet, mais se limitent trop souvent aux effets d’annonce. Un plan est adopté, médiatisé, et derrière ce n’est pas appliqué.
PIE : Quelques mots sur le franc CFA en parlant de souveraineté ?
LK : Nulle part au monde, la banque centrale d’un état dépend d’une autre banque centrale. On parle d’une guerre monétaire menée par la France contre le sous-continent. La définition même d’une banque centrale, c'est son indépendance totale vis-à-vis d’un pouvoir politique. Pour les pays utilisant le franc CFA, ce n’est pas le cas. Cependant, contrairement aux années 90, les gens sont plus formés et prennent de plus en plus conscience de ces enjeux et des projets voient le jour.
PIE : Pourriez-vous revenir pour le Portail de l’IE sur votre initiative du Débat Africain sur l’IE ?
LK : Le DAIE a été créé fin 2018, début 2019. Pour une politique efficiente, il faut un cadre de réflexion solide, sans tabous avant d’engager des actions. Une Afrique résiliente a besoin d’une vraie réflexion. On a mené trop d’actions déconnectées de la réalité culturelle menant à des fiascos en termes de développement. Aujourd’hui, il faut réfléchir sur le concret et associer au maximum la population dans la réflexion pour la faire adhérer et la faire appliquer ces politiques de développement.
C’est le rôle que se donne le DAIE, qui souhaite proposer au maximum des clés de lectures pour prendre conscience des enjeux de l’IE. Cette année, on organise un débat en physique dans un pays africain. À côté, on a créé l’Institut Africain de la réflexion stratégique qui porte le DAIE et qui propose à toutes les personnes sensibilisées au continent de participer à la réflexion et au débat. En Afrique, on a besoin de matière grise et tous les avis sont bienvenus pour enrichir le débat.
PIE : Justement, quelques mots sur la fuite des cerveaux en Afrique ?
LK : Elle est énorme. Je ne pourrais pas vous donner un chiffre exact, mais je dirais que sur 100 personnes formées, 10 seulement rentrent. Et sur ces 10 au bout de 2 ans, seuls 2 sont encore présentes.
PIE : Pourquoi ?
LK : L’attractivité des salaires évidement. Le cadre de travail, sa réglementation stricte et appliquée (contrairement en Afrique, où le cadre existe, mais n’est pas stricte). Alors qu’en Europe l’éducation reste relativement gratuite, c’est un véritable investissement pour les populations en Afrique qui demande un retour sur investissement. Sur le continent, l’éducation est devenue un des postes de dépenses les plus élevés, et au regard de la faible attractivité du marché du travail, il est normal que les personnes formées restent en Europe.
Les Etats du continent, les dirigeants n’incitent pas à revenir. Il faut mettre en place des politiques d’incitation pour encourager les gens à revenir pour contribuer au développement. Tout le monde n’est pas uniquement motivé par l’argent, mais sans un cadre minimum de protection sociale, le risque est trop important.
PIE : La notion de patriotisme économique est-elle développée ?
LK : On en parle. On en parle, mais cette posture reste relative. Le patriotisme économique, c'est se mettre à disposition de son Etat et de sa nation pour accompagner le développement du pays. L’envie de retour est là, mais encore une fois sans cadre réglementaire véritablement appliqué, toutes les initiatives ne sont pas concrétisées.
PIE : À travers les lunettes de l’IE, quels sont les atouts de l’Afrique ?
LK : Les matières premières évidemment. Mais aussi et surtout le capital humain. Bien sûr le système éducatif croule sous les problèmes, mais il a malgré tout produit des personnes brillantes travaillant dans les organisations à l’international les plus exigeantes. Mais ici encore, ces personnes sont captées par l'étranger et le retour sur l’investissement humain est nul pour l’Afrique et son développement.
Le continent a besoin d’innovation et de stratégies réfléchies. Et je pense que c’est cette diaspora qui constitue l’atout majeur du continent, à condition de proposer un cadre réglementaire stricte. Donc à l’Afrique maintenant et à ses dirigeants de mettre en place ce cadre, pas uniquement financier, mais garantissant un minimum de protection dans les affaires.
PIE : Êtes-vous optimiste sur l’avenir de l’IE en Afrique ?
LK : Toujours. C’est pour cela que je travaille à travers le Débat Africain, avec Afribos et avec mes autres activités. C’est pour cela que je m’investis autant. Être pessimiste, c’est ne rien comprendre à l’Afrique. Le continent est plus fort et plus résilient que ce qu’on dit. L’Afrique regorge de ressource dans ses sols, mais aussi dans ses cœurs et ses cerveaux. Des ressources insoupçonnées par les Africains eux-mêmes, mais dont sont conscientes d’autres puissances.
Donc optimiste au regard des nouvelles générations qui arrivent, qui ont envie de mieux faire pour le continent et de s’impliquer dans son développement.
PIE : Une dernière chose à ajouter ?
LK : Pour résumer, le véritable enjeu de l’IE aujourd’hui réside dans la prise de conscience des enjeux de l’IE par les dirigeants africains pour mettre en place les conditions au service d’un véritable développement du continent. Si on est bien chez soi, on ne prend pas le risque de mourir dans la Méditerranée. On aide sa famille, ses proches et son pays à se développer.
C’est dans ce sens que j’invite tout le monde, tous les “africophiles” à rejoindre les réflexions dans le cadre du DAIE.
PIE : À quand le tome 2 du Manuel de l’IE en Afrique ?
Bientôt, mais avant d’en arriver là je me concentre sur la promotion du premier tome. Il faut que chacun ait son Manuel sur son chevet au côté du Manuel de l’IE de Christian Harbulot. C’est un outil formidable d’abord au service des Africains eux-mêmes. Ma véritable ambition, c'est d’abord qu’il soit lu par les Africains et qu’il puisse servir à la prise de conscience des enjeux de l’IE sur le continent.
Propos recueillis par Arnaud Sers
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