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[CONVERSATION] Pierre Deplanche : La guerre normative et la nécessité du lobbying pour les PME et ETI

À l’occasion de la publication de la norme ISO 56006 sur le “Management de l’intelligence stratégique”, le Portail de l’IE a eu l’occasion d’échanger avec son chef de projet, Pierre Deplanche. Membre du comité technique ISO sur l’innovation, il représente les intérêts français dans la pratique de l’influence normative. Nous le remercions de cet échange.

Portail de l’IE (PIE) : Quel est votre parcours et comment êtes-vous parvenu à pratiquer l’influence normative ?

Pierre Deplanche : Je suis agrégé d’anglais initialement, ce qui me sert énormément car nous passons des heures à rédiger et à corriger les normes. J’étais directeur du campus d’Auxerre, l’Université de Bourgogne, où nous avions invité Alain Juillet en 2005. Je lui avais alors demandé comment faire rentrer l’intelligence économique dans les entreprises – ce qui était encore invraisemblable à l’époque. Selon lui, l’IE ne rentrera sereinement qu’en formant les jeunes générations. Dès 2006, j’ai rejoint l’IHEDN, puis l’École de Guerre Économique en 2010. À la suite de cela, j’ai intégré des cours d’intelligence économique dès la première année de fac dans mon département. Puis en 2009, je me suis demandé où se situait réellement la sphère de décision. Et ce n’est pas la finance, c’est beaucoup plus occulte et masqué que ça. Posez-vous la question : qui gagne le jeu ? C’est celui qui édicte les règles du jeu. Dans le domaine de l’innovation, économique et technologique, les règles sont édictées par les normes.

PIE : Comment se structure l’élaboration des normes au niveau national, européen et mondial ?

Pierre Deplanche : Il y a plusieurs comités normatifs. L’Afnor en France, le CEN à Bruxelles édictent les normes européennes, et l’ISO à Genève édicte les normes mondiales. Nous observons cependant une problématique au sein de l’Afnor – pourtant considérée comme une force de proposition – qui est la désaffection par les entreprises de la prise en charge des travaux de normalisation. Car il faut bien garder en tête que ce sont bien les entreprises qui font la normalisation. Si vous êtes salarié de General Electric, vous pouvez très bien vous présenter à un comité normatif et défendre les intérêts de General Electric. Il s’agit de défendre les intérêts de son groupe au niveau national, et les intérêts de son pays au niveau international.

PIE : Quel est le rôle de l’Afnor aujourd’hui, son influence et comment est-elle perçue ?

Pierre Deplanche : L’Afnor ne fait pas les normes. Elle regroupe des salariés qui accompagnent l’établissement des normes et organise au niveau national leur promotion et leur faisabilité. Par exemple, imaginez que vous êtes un industriel sur un marché de niche, prenons les allumettes connectées. Si vous souhaitez verrouiller le marché, vous demandez à l’Afnor de faire une enquête pour savoir qui est intéressé par le sujet et voudrait collaborer à l’élaboration de la norme. Si cette norme intéresse des acteurs – comme c’était par exemple le cas avec Urgo et les pansements connectés – l’Afnor constitue un comité technique (TC), qui porte tout de suite la norme au sein d’un comité technique du CEN, au niveau européen. Y participent pendant 3 ans les acteurs qui le souhaitent : des industriels, des consultants, des universitaires, des pouvoirs publics, etc. L’Afnor envoie systématiquement des salariés qui seront présents en tant que secrétaires. Elle ne fait pas la norme mais dispose d’un pouvoir d’influence pour détecter les sujets à venir sur l’intelligence artificielle, la médecine du futur, etc. Elle a un côté proactif et doit sensibiliser les fédérations et les entreprises françaises.

PIE : Et arrive-t-elle à sensibiliser ces acteurs ?

Pierre Deplanche : L’Afnor effectue un gros travail en dépit des moyens que lui allouent l’État. Le problème est qu’elle peine à mobiliser les PME. Les grandes boîtes, qui ont énormément d’intérêts à défendre, disposent d’un budget colossal et d’une armée de gens très bien formés. Mais la PME qui fait de l’innovation et de la recherche va hésiter très longuement avant d’envoyer un de ses salariés dans des comités techniques. Par exemple, pour une entreprise qui se place sur un micro marché au niveau européen et embauche 50 salariés, le budget alloué à l’influence des normes serait de 73 000 euros par mois mais constituerait en retour 15 % de son chiffres d’affaires.

PIE : Les PME et ETI pourraient-elles exercer une influence dans cette construction normative ?

Pierre Deplanche : Oui. Notre objectif est de convaincre un grand nombre de nos PME à se tourner vers l’Afnor car elles sont très influentes dans le processus d’élaboration des normes. Le but est qu’elles taillent la norme en fonction de leurs propres besoins.

PIE : Comment sont représentés les intérêts français aujourd’hui au sein de ces comités ?

Pierre Deplanche : On observe un défaut croissant de représentation française. La Fédération des Industries électriques, électroniques et de communication agite d’ailleurs le chiffon rouge dans son rapport d’activité 2016-2017. Nous sommes en perte d’influence car de moins en moins de personnes participent à ces comités.

PIE : Comment expliquez-vous ce défaut de représentation française ?

Pierre Deplanche : Je pense que le blocage est culturel. La France pense que l’État pourvoit à tout car la culture de la centralisation est très forte, alors que les normes sont construites par les entreprises elles-mêmes et demandent un fort engagement du secteur privé. Nous confondons la normalisation avec la régulation, la règlementation, la règle, la loi… Tout ça entretient énormément de confusion. De l’autre côté des Alpes par exemple, les entreprises italiennes embauchent des personnes très actives dans le domaine de la normalisation, ce qui n’est pas le cas en France.

PIE : Est-ce que l’Union européenne est sensibilisée à ces questions ?

Pierre Deplanche : Le 16 février, la Commission européenne a publié une note qui nous a tous étonnés. Dans des termes très peu diplomatiques, elle aborde les besoins d’élaboration de normes et alerte les acteurs européens vis-à-vis des intentions chinoises. Les enjeux sont énormes car les industries du futur sont quasiment toutes investies par les Chinois. Si on prenait la liste de tout ce que la Chine gère aujourd’hui dans les comités techniques, on s’apercevrait que les TC stratégiques sont pris par les Chinois. lls sont même meilleurs que les Américains, du fait de leur nombre.

PIE : Les Américains ne sont-ils pas également les champions des normes ?

Pierre Deplanche : Je dirais plutôt que les Américains sont les champions des standards, qui sont élaborés par le marché. Les normes sont un outil d’ouverture des marchés. Elles sont élaborées pour que les systèmes techniques s’accordent entre eux et soient interopérables.

PIE : L’objectif est donc d’utiliser les normes comme une arme offensive.

Pierre Deplanche : Absolument. Pour moi, nous sommes en guerre des normes. La Chine a publié il y a déjà deux ans un opuscule China Standards 2035 dans lequel elle se voit en 2035 comme la championne du monde toutes catégories confondues en termes de promulgation de normes mondiales, en particulier sur les secteurs stratégiques. Et aujourd’hui, ils sont déjà très présents.

PIE : Pouvez-vous nous présenter la norme dont vous avez piloté l’élaboration ?

Pierre Deplanche : J’ai eu le bonheur de piloter tous les travaux de la norme 56006 qui porte sur le management de l’intelligence stratégique. Elle appartient à une branche de la famille des 56000, qui porte sur le management de l’innovation. Elle aura un succès au niveau mondial car tout le monde l’attend. Ça va être autant retentissant que la norme 9001 management et qualité. Elle a été publiée il y a trois semaines et est maintenant disponible au catalogue de l’Afnor, du CEN et de l’ISO. La norme 56002, qui est le tronc de la norme, sera sûrement publiée dans un an.

PIE : Les normes sont donc le fruit d’un consensus entre plusieurs nations. Existent-ils des freins culturels à leur élaboration ?

Pierre Deplanche : Ce lobbying normatif rassemble 67 délégations mondiales et implique des intérêts culturels, politiques, je dirais même nationaux. La première barrière est celle de la langue. L’anglais est véhiculaire, parlé par tous, mais les concepts culturels, eux, ne voyagent pas. C’est très compliqué. L’élaboration de la norme à laquelle j’ai participé a été le produit de 37 cultures différentes. Parmi elles, les désaccords les plus fréquents survenaient avec les Canadiens et les Anglo-Saxons sur des aspects techniques. Au début de chaque norme se trouve le chapitre ayant trait à la définition des termes et la lexicographie. Il s’agit de définir les concepts et les termes qui seront abordés par la suite. Nous étions par exemple en désaccord sur le terme « d’innovation », qui correspond dans certaines cultures au terme de « création », que les Français le rapportent à « l’invention ». Le terme d’« intelligence » a aussi suscité de nombreuses discussions, notamment avec nos collègues italiens qui ne souhaitaient pas l’accepter. Ces débats ont duré un an mais la partie définition est fondamentale. Si l’on se trouvait sur des normes électriques, les ingénieurs iraient beaucoup plus vite. Mais lorsqu’on se trouve sur des normes d’organisation, l’aspect culturel est fondamental.

PIE : Est-ce pour toutes ces raisons que vous lancez une formation reliant spécialement intelligence économique et guerre normative ?

Pierre Deplanche : Oui, le fait que les normes deviennent un vrai sujet a conduit au lancement de la formation N2IE Normalisation, Innovation & Intelligence économique à l’École de Guerre Économique. Les normes sont encore un domaine rugueux que les entreprises connaissent très peu. Elles payent la norme, l’adoptent mais n’ont pas conscience qu’elles peuvent la tordre en fonction de leurs intérêts. L’objectif est de donner une boîte à outils pour pouvoir défendre les intérêts de leur entreprise directement, et également du pays dans les comités techniques.

Propos recueillis par Olivia Luce et Hubert Le Gall

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