La guerre russo-ukrainienne remet au centre des considérations l’efficacité d’une armée forte en nombre grâce à l’utilisation de réservistes. En France, le débat subsiste quant au rétablissement du service national, mais la réserve militaire opérationnelle n’est que très peu évoquée comme solution pérenne. Pourtant, son modèle s’avère être une réponse à considérer pour répondre aux enjeux militaires de demain.
En 1997, la France a fait le choix stratégique d’achever le service militaire et d’acter définitivement la professionnalisation de son armée. Le contexte géopolitique et sociétal donnait l’avantage à une armée professionnelle libérée de la menace soviétique et tournée principalement vers les opérations extérieures. Ainsi la vision gaullienne de l’armée triomphe sur celle de Jaurès : l’armée de citoyens n’est plus. Seuls resteront les militaires volontaires dont l’engagement dans les armées représente un véritable métier, si ce n’est un choix de vie.
Néanmoins, les multiples réformes budgétaires à partir des années 2000 jusqu'en 2015 réduisirent considérablement les effectifs et les capacités militaires de cette « armée de métiers ». Les « dividendes de la paix » et l’austérité économique ont particulièrement ciblé le budget de la défense. L’armée français a perdu plus de 100 000 effectifs en moins de quinze ans. La dissuasion nucléaire et la maîtrise des hautes technologies devaient, à terme, accompagner une armée certes réduite en nombre, mais très opérationnelle, entraînant l’augmentation du coût unitaire de chaque soldat afin d’en accroître les capacités. Cette politique se justifie par la haute intensité et la technicité des combats contemporains, notamment en zone urbaine, qui nécessitent un entraînement complet et permanent. L’armée a ainsi renoué avec une efficacité opérationnelle qui place la France parmi les nations disposant des outils et doctrines les plus efficaces du monde.
Le contexte géopolitique du début du siècle semblait renvoyer au rang de souvenir les conflits entre États et grandes armées. Mais l’invasion de l’Ukraine en février 2022 a démontré l’avantage du nombre grâce à ses réservistes, sur une armée russe réduite mais largement professionnelle. L’utilisation de réservistes permet deux choses. D’une part, d’apporter la supériorité numérique permettant de supporter les pertes et rester opérationnel. D‘autre part, d’apporter de nombreuses spécialités indispensables issues du civil. La France, ne disposant ni d’une réserve opérationnelle conséquente, ni d’une réserve d’anciens combattants fonctionnelle, se retrouverait rapidement en manque d’effectifs face à une armée grossie par des conscrits et des réservistes.
La “grande réserve” : meilleure solution que la conscription pour augmenter numériquement les effectifs ?
La conscription, encore en vigueur dans de nombreux pays, pose de nombreux problèmes d’ordre économique et politique. Politique d’une part, car l’obligation de s’engager et de donner au minimum une année entière de sa jeunesse n’est plus ancrée dans les mœurs françaises. Son rétablissement ferait face à une levée de bouclier d’une partie de l'électorat et de la classe politique, opposée au service militaire pour des raisons matérielles, économiques ou idéologiques. De plus, la mobilisation des militaires d'active pour encadrer les premières arrivées du contingent serait un effort humain difficilement supportable. Sur le plan économique, les dépenses engendrées par la formation, l’encadrement et l’organisation d’une grande conscription serait extrêmement onéreuse. Le rapport commandé par le ministre de l’Éducation Luc Ferry estimait son coût à 5 milliards d'euros annuels minimum.
La réserve a déjà fait ses preuves d’efficacité
L’année 2015 marque le début d’une menace terroriste constante sur le territoire, amenant la création puis la normalisation de l’opération Sentinelle. Le soldat de réserve a permis de renforcer les équipes et ainsi de déployer beaucoup plus d’effectifs sur l’ensemble du territoire et ainsi répondre à l’urgence de la situation. Le président François Hollande a même décidé de recréer la Garde nationale, regroupant les réserves des armées et de la police nationale, dotée d’un budget de 250 millions d’euros en 2018. L’envolée des candidatures de la « génération Charlie Hebdo » permet d’atteindre les 75 000 engagés en 2018. Au-delà des enjeux de sûreté et de sécurité, le renfort de réservistes s’est montré indispensable durant les crises humanitaires et sanitaires. Lors de l’ouragan Irma, en 2017, 150 gendarmes de réserve ont été mobilisés apportant notamment leurs savoir-faire et connaissances du civil. L’opération de sécurisation des bureaux de postes durant la pandémie de la Covid-19, dite « opération Zeno » fut également permise grâce à l’appui rapide de 400 réservistes. Les prochains évènements de grandes ampleurs comme les JO de Paris 2024 nécessiteront largement l’emploi de réservistes afin de sécuriser l’événement. La masse de réserviste permet de répondre aux nouvelles menaces tout en déchargeant les militaires d'active.
Contrairement au militaire d’active, le réserviste ne coûte que très peu aux armées. Il ne perçoit une solde que sur ses jours de présence, il n’est ni logé ni nourri en permanence par l’institution. Ce format libre d’engagement basé sur le volontariat et les disponibilités permet d’amener des profils d’experts dans des domaines rares et techniques sans contraindre le réserviste à devenir pleinement militaire. Le format que propose la réserve pourrait ainsi combler les lacunes de spécialistes que connaît l'armée : cybersécurité, gestion financière et juridique, ressources humaines, administration, secteur médical, ingénieur, mécanicien et technicien. L’engagement dans l’armée ne se ferait plus au détriment d’une carrière privée. Les carrières d’ingénieurs de l’armement par exemple, n’attirent plus qu’une quinzaine de polytechniciens par an, et seul un par promotion compte devenir officier, selon le rapport d’information du député François Cornut-Gentille en 2014.
La réserve contribue également au rayonnement de l’armée au sein du monde civil et renforce ainsi le lien « armée-nation », vitale dans une période où l’armée n’est plus comprise ni connue du grand public. Le réserviste pompier, policier ou militaire, diffuse largement une image très positive de l’engagement dans le monde civil. Dans cette optique, le Service National Universel devrait pousser le plus possible l’engagement des jeunes dans la réserve à l’issue de leurs stages, et ainsi rendre une plus facile et plus ciblée une potentielle mobilisation.
Grande réserve & résilience, faire face aux crises et conflits futurs
Le Général Kim, l’ancien commandant des réserves de la gendarmerie, qualifiait l’intérêt de la réserve par la citation de Richelieu : « il ne faut rien craindre, mais il faut tout prévoir ». Un corps de militaire de réserve, déjà instruit, en partie opérationnel et mobilisable rapidement permettant de tripler le nombre de soldats est une solution souhaitable, si la logistique, les stocks, l’équipement et le ravitaillement sont en mesure de suivre. Un rapport du Sénat publié en mars 2022 démontre que, du point de vue matériel, la France ne pourrait que difficilement tenir plus de quinze jours en cas de conflits de longue durée. Dans de telles conditions, un projet de grande réserve peut donc sembler relativement infaisable, faute d’équiper déjà suffisamment les 70 000 réservistes que comptent actuellement la Garde nationale. Néanmoins, une grande réserve pourrait relancer l’industrie nationale de la Défense et ainsi favoriser la montée en puissance globale des armées. Le CEMA Thierry Burkhard semble considérer la question, dans la vision stratégique « supériorité opérationnelle 2030 » et précise que l'armée de Terre doit posséder « une ambition opérationnelle pour la réserve qui nécessite une rénovation profonde, avec une masse de manœuvre plus nombreuse, plus autonome, mieux territorialisée ».
Les crises à venir seront globales et les risques ne seront pas que militaires. Crises et guerres économiques, crise sanitaire, réchauffement climatique, les catastrophes naturelles mais aussi les tensions politiques croissantes seront des enjeux majeurs de la Défense. Il semble primordial pour l’Etat français de considérer ces crises comme inévitables et ainsi préparer nos armées pour les affronter. Comme réponse, une grande réserve opérationnelle s’avère être une solution efficace, pérenne et relativement économique. Si le recrutement actuel de réserviste n’est pas encore à la hauteur pour constituer une réserve suffisamment conséquente, le système séduit de plus en plus. La police nationale a fait le choix cette année de recruter massivement, et 30 000 nouveaux policiers de réserve vont bientôt renforcer leurs rangs.
Nathan Sauzedde pour le Club Défense AEGE
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