“Dix ans du Portail de l’IE” : entretien avec Philippe Clerc

Il y a 12 ans, Philippe Clerc était interviewé comme parrain lors du lancement du Portail de l’Intelligence Economique. A l’occasion du Gala de l’IE, le 30 juin 2022, qui célèbre cet anniversaire, il a bien voulu nous accorder un nouvel entretien.

Portail de l'IE (PIE) : M. Clerc, il y a de cela une petite décennie, vous étiez interviewé par le tout jeune Portail de l’Intelligence Économique sur la thématique des compétences des territoires et des problématiques d’intelligence économique à ce niveau. Pouvez-vous en quelques mots nous décrire votre ressenti 10 ans après ? La problématique sur laquelle vous étiez à l’époque interviewé a-t-elle changée ?

Philippe Clerc (PC) : Je me souviens très bien de cette soirée de lancement et de l’honneur que Christian et Charles m’ont fait d’être à la tribune pour participer à la fondation d’un projet indispensable à la communauté de l’époque. Toujours en partenariat avec l’EGE, ce projet était porté par les jeunes et futurs professionnels de l’IE. Je me souviens aussi de la critique vive que m’avait attirée mon évocation de « l’école française d’IE » de la part de mon ami Bernard Carayon. Selon lui, parler d’école allait entraîner comme c’est le cas dans le monde intellectuel, des guerres et débats conflictuels, alors qu’il fallait fédérer, objectif du Portail de l'IE. Durant mon interview, j’avais décrit l’action des Chambres de Commerce et d’Industrie (CCI), parties prenantes actives de l’arsenal d’IE national positionné sur les territoires et à l’international. Bien sûr, la problématique a changé car la doctrine d’emploi et d’application s’est structurée, enrichie et surtout le contexte a changé. Ici, point important, les CCI ne sont plus présentes sur le champ de l’IE, même si, paradoxe, les études nationales, dont j’ai la responsabilité aujourd’hui, éclairent le chemin par leurs prospectives et leurs positions sur l’IE, par exemple au travers du rapport « Réussir la relance » post-crise Covid ainsi que dans des études sur le partage des données industrielles ou sur la cyber résilience.

 

PIE : Qu’est-ce que le Portail de l’Intelligence Économique vous inspirait-il y a 10 ans ? Aujourd’hui à 14000 abonnés pour environ 300 publications annuelles que vous inspire-t-il ? Considérez-vous qu’il se soit professionnalisé dans le temps ? Trouvez-vous ses publications pertinentes ?

PC : À l’époque, je l’avais dit, il s’agissait d’une aventure, un défi, car publier sur le temps long et tenir la qualité et la pertinence de l’info et des analyses est une gageure. Aujourd’hui, honnêtement, les alertes, les études de fond ou plus courtes traitent des enjeux essentiels. Le Portail représente au-delà de l’aventure longue, une mémoire collective et surtout un « lab » d’analyse, fonction majeure de l’IE. Celles et ceux qui découvrent la démarche d’IE comme les professionnels trouvent sur le Portail les sources et les contenus nécessaires. Enfin, les contenus adressent autant les outils, les méthodes, les nouveaux territoires d’application que la dimension de la stratégie en matière d’IE. 

 

PIE : Vous êtes considérés comme un « Ancien » dans la diffusion de cette doctrine qu’est l’Intelligence économique étant donné vos années d’expériences dans le domaine. Que faisiez-vous il y a dix ans ? Comment votre carrière a-t-elle évoluée ?

PC : Intéressante question ! Il y a dix ans, en juin 2012, j’échangeais avec Alain Boublil, ancien du Commissariat général du Plan et ancien conseiller de François Mitterrand pour les questions industrielles sur un thème d’une brulante actualité : comment sauver l’industrie française. Le rapport Gallois sur le sujet « Pacte pour la compétitivité de l’industrie » n’est pas loin. Il appelait mollement à « une meilleure coordination des structures d’intelligence économique et de veille technologique ». J’ai participé avec mon ami Bernard Guillot (Snecma, ex-Safran) au comité de programme du colloque IES de 3AF. Je relisais également avec Agnès Bricard et Olivier Buquen le guide du routard de l’IE rédigé par Thomas Legrain. J’ai aussi pu échanger avec Claude Revel à propos de sa communication de Madrid sur les think tanks. Claude était à cette époque directrice du centre Global stratégie & influence de Skéma. Et je préparais une mission IE et territoire en Chine, auprès du centre d’intelligence concurrentiel de Changsha, pour novembre suivant. À cette époque, j’animais les travaux du GT « management de l’intelligence stratégique » du CEN (Comité Européen de Normalisation) et du steering committee Intelligence stratégique du Centre du commerce international (OMC/ONU). Depuis je suis devenu conseiller expert en intelligence économique internationale, puis conseiller expert pour les études et la prospective à CCI France. J’ai poursuivi sans cesse cette volonté d’expérimenter de nouvelles applications de la doctrine de l’IE ; observatoire d’étude stratégique franco-canadien à saint Pierre et Miquelon (2014), Diplôme universitaire (D.U) Intelligence économique à l’Université de Corse pour former les développeurs des collectivités territoriales, des élus, et des chefs d’entreprise (depuis 2015). Grâce en partie à ce diplôme, l’UNESCO vient d’intégrer l’Université Pascal Paoli dans son réseau mondial de Chaires sur la prospective. Pour finir, j’ai poursuivi les missions internationales cherchant à créer des sphères d’influence via l’IE (Indonésie, Afrique…) via l’Association internationale francophone d’IE.

 

PIE : Trouvez-vous que l’IE se soit démocratisé en France dans le domaine public / privé ? Selon vous la doctrine est-elle assez répandue/comprise ?

PC : Oui. Comme toujours, les crises majeures et inédites que nous avons vécues et que nous vivons ont révélé la nécessité impérieuse de l’IE – prenons la Commission européenne qui a ignoré pendant des années toute stratégie de réarmement industriel. Elle  appelle aujourd’hui au décèlement et au reporting des dépendances stratégiques, ainsi qu’au contrôle des investissements étrangers en désignant un concurrent systémique, la Chine! Elle s’engage enfin dans une stratégie d’intelligence économique et de construction d’un arsenal d’intervention !  Je note par ailleurs avec intérêt que l’ISO a publié récemment une norme « management de l’intelligence stratégique », dont les travaux ont été conduits par le professeur français Pierre Deplanche dans le droit fil des travaux du CEN que j’évoquais plus haut. Mais, la démocratisation et la diffusion large de la culture, du mode pensée et d’action que vous évoquez n’est pas suffisante ! Combien de naïveté, encore, voire de déni !  Il faut, en tous milieux, former des formateurs à l’IE et renforcer (recréer ?) des task forces d’analystes et de prospectivistes. L’intelligence prospective devient essentielle. À cet égard, le rôle des parlementaires – Bernard Carayon fut pionnier – montera en puissance avec cette capacité d’analyse et d’enquête de plus en plus élaborée.

 

PIE : Quelle vision portez-vous sur l’IE à moyen terme (sur les 10 prochaines années) ?

PC : L’intelligence augmentée, celle de l’IA, aura pris une place prépondérante, c'est évident. L’intelligence géoéconomique sera une discipline majeure et se déploiera sous forme de bataille-monde à travers les sphères d’influence des États et des nouveaux titans industriels du capitalisme de plateforme. Et au milieu de ces affrontements la guerre des données privés et industrielles battra son plein.

 

PIE : Le Club Gala de l’EGE organise en coopération avec le Portail de l'IE qui fêtera cette année ces 10 ans d’existence son traditionnel gala annuel le 30 Juin 2022 à la rotonde de l’École Militaire sur le thème suivant : « Servir la France ». En ces temps politiques et géopolitiques tendus que nous traversons, qu’est-ce que cela vous inspire ?

PC : « Servir la France » peut se faire en mettant en place un programme national d’intelligence économique et stratégique, d’intelligence organisationnelle, tel que celui de Madame la sénatrice Lienemann. Il conviendra d’articuler ce programme avec celui des instances européennes. Il faut donc « entrer enfin en stratégie », sur le long terme, et sortir du « vide stratégique » si bien décrit par Philippe Baumard. Repensons nos positions d’influence en logique de puissance et « osons le risque ».

 

PIE : Ce gala, qui s’articulera donc autour du thème « Servir la France », rassemblera environ 800 acteurs et entreprises françaises, civils et militaires évoluant au sein de domaines privés et publics. Cet événement clôturera ainsi une année riche d’enseignements et d’échanges. Aurons-nous le plaisir de vous y croiser ?

PC : Je ne manquerai le gala annuel pour aucun prétexte !

 

Propos recueillis par Ambre Barria

 

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