Guerre du futur : la stratégie nucléaire à l’heure du quantique

Après des décennies de dégradation du contexte géopolitique et l’accentuation des menaces armées, le retour de la guerre de haute intensité en Europe est plus que jamais une réalité. Si hier la suprématie par le nucléaire était l’unique clé de voûte des stratégies de sécurité nationale, les ambitions de demain se fondent sur le quantique. Ainsi, se dessine un futur, où ces deux innovations convergeront lors de campagnes militaires. Que restera-t-il alors de la dissuasion nucléaire ?

Prospective des applications militaires du quantique

Qualifié de perturbateur stratégique majeur à venir dans les vingt prochaines années par l’OTAN, le quantique induit la perspective d’un bouleversement dans le paradigme opérationnel des armées de par son intégrabilité multimilieux et multichamps (M2MC). En effet, alors que l’hybridité grandissante des menaces conditionne un décloisonnement des forces, la physique des quanta se constitue comme un instrument de puissance dans les milieux aérien, maritime, terrestre, cyber et spatial, ainsi que dans les champs informationnels et électromagnétiques. Détection anti-furtivité grâce à l’analyse d’anomalies magnétiques ou gravimétriques, navigation inertielle atomique permettant de s’affranchir du GPS, systèmes d’armes létales autonomes, téléportation de l’information et cloud de combat sont autant d’applications potentielles du quantique. Aussi, l’introduction d’une véritable hypervélocité par les qubits conjecture une déformation de la temporalité de la guerre. Les boucles décisionnelles seraient ainsi réduites à des échelles inférieures à celles humaines, enracinant ispo facto un recours massif à l’intelligence artificielle. 

Cette numérisation de la belligérance suscite cependant des craintes pour la cybersécurité et plus particulièrement pour l’infrastructure cryptographique. Il est d’ores et déjà théorisé que l’ordinateur quantique parviendra à déchiffrer l'algorithme utilisé pour sécuriser la majorité des systèmes d’information actuels, entraînant ainsi leur effondrement. Cet événement, appelé Y2Q en référence à la peur du bug de l’an 2000, est attendu pour 2030 par la Cloud Security Alliance, dont font partie les géants américains IBM, Google et Microsoft, tous trois également impliqués dans la course au quantum computing. La transition vers un monde post-quantique présuppose néanmoins l’établissement de normes, dont le processus catalyse une émulation internationale pilotée par le National Institute of Standards and Technology (NIST). La finalité étant la souveraineté économique et stratégique du pays qui parviendra à imposer ses standards. Ainsi, si la France figure parmi les finalistes du concours organisé par l’organe américain, il est primordial que l’Europe se mette en ordre de bataille pour protéger ses techniques cryptographiques en accentuant ses efforts au niveau de ses propres instances de normalisation. 

 

Course à l’armement naval dans un contexte de tensions dans l’Indopacifique 

L’Indopacifique est une région aux hiérarchies politiques complexes cristallisant de nombreuses rivalités de puissances et générées par la permutation du centre de gravité de l’économie mondiale de l'Atlantique vers le Pacifique. Le FMI prédit d’ailleurs qu’il représentera plus de 50 % du PIB mondial en 2040, avec la Chine pour pivot central. Cette dernière exclut toutefois la reconnaissance de l’existence de l’espace géographique indopacifique, qu’elle assimile à une stratégie d’encerclement politique voire militaire de Washington. Cet affrontement sino-américain, qui s’apparente au piège de Thucydide, occasionne une course à l’armement dans cette zone qui concentre déjà 7 des 10 plus importants budgets de défense au monde. 

La France, qui possède le deuxième espace maritime mondial, dont plus de 90 % se situent dans la région, constate un accroissement des menaces de territorialisation des mers et l’érosion des traités internationaux. Ainsi, la modernisation de ses forces aéromaritimes devient un enjeu stratégique pour la préservation des intérêts français. À ce sujet, la marine nationale pourrait prochainement embarquer de la technologie quantique à bord de ses bâtiments. Elle devrait en effet s’équiper de gravimètres quantiques à atomes froids (GIRAFE) développés par l’Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA). Cela lui permettra de cartographier précisément les océans et s’affranchir du système de positionnement par satellite afin d’améliorer la navigabilité et la conduite d’opérations militaires, notamment pour la transparence des océans. 

Toutefois, depuis le Brexit, l’Hexagone demeure le seul État de l’Union européenne à disposer d’une capacité nucléaire alors qu’il doit faire face aux ambitions subversives de Xi Jinping, qui veut faire de la marine de l'Armée populaire de libération, la puissance dominante de l’Indopacifique. Pour imposer l’hégémonie chinoise, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de classe Jin réalisent des essais en laboratoire sur la détection quantique, destinée à renforcer la furtivité en haute mer et la collecte de renseignements sur les navires étrangers. Si à ce jour l’empire du Milieu possède autant de SNLE que la France, qui se recensent au nombre de quatre, il s’est engagé dans une politique de prolifération nucléaire avec la mise en service en 2025 de deux SNLE supplémentaires. Il prévoit en conséquence de quintupler son stock d’ogives nucléaires dans la prochaine décennie. 

 

En opposition, la doctrine française promeut la stricte suffisance pour se focaliser sur l’aspect diplomatique de la dissuasion nucléaire. Cette tactique défensive n’est néanmoins crédible que lorsqu’elle est alléguée par des capacités coercitives. Les récents événements entourant l’affaire Exxelia laissent cependant entrevoir une faiblesse tricolore en matière de protection de ses intérêts souverains. Au-delà de la prédation économique, il s’agit d’une tentative d’encerclement de l’autonomie nucléaire européenne, opérée par les américains. Cette entreprise équipe en effet les forces aéromaritimes que sont le Rafale et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de classe Suffren. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann s’inquiète d’ailleurs des implications de ce rachat, qui verrait le patrimoine opérationnel national soumis partiellement à la législation d’outre-Atlantique,  notamment sur le contrôle de l'utilisation du matériel et le déploiement militaire. 

Outrepassant les questions sécuritaires qui entourent l’écosystème industriel militaire, le quantique lui-même est amené à fragiliser la dissuasion nucléaire, accréditant la thèse de l’obsolescence de la stratégie de destruction mutuelle assurée.

Résilience de la dissuasion nucléaire face à l’évolution technologique du champ de bataille

L’histoire regorge d'attaques nucléaires évitées de justesse. Il est possible de citer la crise des missiles de Cuba, dont la résolution favorable se doit à l’intervention de l’officier de la sous-flottille russe Vassili Arkhipov, ou encore de la défaillance d’une puce informatique des ordinateur du commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). Dans ces exemples, la réactivité humaine dans la compréhension de l’intention a été décisive pour la sécurité mondiale. L’issue de ces deux scénarios aurait toutefois pû être catastrophique si elle avait été déléguée à une intelligence artificielle coordonnant des têtes nucléaires hypervéloces. La temporalité est donc une partie inhérente du schéma décisionnel tant dans la prévention du conflit que dans sa résolution.

Comme mentionné précédemment, la potentialité du quantique excède les mécanismes actuels en termes de cryptographie, d’anti-furtivité et d’hypervélocité, augmentant alors la menace de frappes préemptives de la part d’une nation capable d’imposer sa supériorité technologique et temporelle. La destruction de l’adversaire pourrait donc être assurée sans engager sa propre sécurité.

Ceci étant, James Derian, le directeur du projet Q, destiné à étudier les implications géopolitiques et sociétales du quantique, émet un avertissement sur le fait que nos propres tentatives de comprendre et d'anticiper les guerres par le biais de scénarios et de simulations contribuent à la réalisation de ces mêmes prédictions. À ce titre, des scientifiques spécialisés dans le quantum computing exigent la création d’un guide éthique afin de susciter le débat autour d’éventuelles dérives. Il semble en effet opportun de souligner que l’hyper-technicisme militaire doit être accompagnée d’une réflexion stratégique sur l’avenir de nos sociétés et encadrée par une réglementation dont la prétention première est la préservation de la paix mondiale.

Louise Rowehy pour le Club Data Intelligence de l’AEGE

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