Ambitions chinoises et données biomédicales mondiales : stratégie et rapports de force

La Chine met en place une vaste stratégie de captation des données biomédicales, notamment étrangères. Cette stratégie, renforcée à l’occasion de la crise sanitaire, vise à développer un avantage stratégique économique, mais aussi militaire. Les réactions ambivalentes du reste du monde illustrent l’impuissance de nombreux pays à s’opposer fermement aux ambitions de la Chine de tirer parti des données biomédicales mondiales.

Début octobre 2022, le Pentagone a qualifié de « société militaire » la plus grande société de génomique de Chine, le Beijing Genomics Institute (BGI). En partie contrôlé par la holding d’investissement de Pékin, BGI devrait ainsi voir ses activités aux États-Unis – et par là, son accès aux données génétiques des Américains – restreintes.

 

L’intérêt stratégique des données, une opportunité profitable à long-terme

Motivée par un intérêt économique et commercial, la Chine collecte des données étrangères et se projette sur des marchés auxquels elle n’avait pas accès jusqu’à lors. L’expansion des intérêts chinois se manifeste par la présence de BGI via plus de 18 filiales partout dans le monde. BGI délivre des tests médicaux dans plus de 180 pays, pour un bénéfice net de 2 102 milliards de yuan en 2020. Financé par les pouvoirs publics, BGI illustre la volonté de Pékin de créer un soft power dans le secteur médical, notamment par la fourniture de tests de détection de la Covid-19 et d’équipements durant la pandémie. Cette posture est alimentée par une vive concurrence avec les États-Unis, dans le domaine de la médecine prédictive par exemple. Cette course à la R&D dans la e-santé – et aux avantages économiques qu’elle offre – révèle une projection à très long terme le dépassement des États-Unis par la Chine.

Cette tentative de création d’un soft power dans une logique tiers-mondiste, chère à la Chine, a permis le développement des infrastructures et solutions de santé partout dans le monde. Si la fondation Mammoth a longtemps été le bras armé et bienfaisant de BGI pour obtenir l'assentiment des pays-cibles, le but premier de ces collectes est désormais la profitabilité inhérente à celles-ci. S’ajoute alors l’intérêt stratégique de surveillance interne et externe par le gouvernement chinois : les données bio-médicales sont essentielles à ces fins, notamment en vue de créer une carte génomique de toutes les populations du globe. Ces données pourraient montrer les résistances ou mutations génétiques des groupes de populations utiles à la Chine dans une perspective de biohacking ou de création d’armes biologiques, à des fins militaires ou de contrôle ciblé, et en particulier contre ses propres minorités ethniques.

L’étude de la variable éthnique offre des possibilités en matière de contrôle de la dissidence, voire de nettoyage ethnique. Mise en perspective avec une “veille génétique” de la population mondiale, cette étude constitue un outil indispensable pour l’élaboration de la politique eugéniste chinoise. La récupération et le croisement de telles données, notamment via la fourniture de tests prénataux pour le diagnostic de la trisomie et autres affections médicales, pourrait confirmer la piste d’amélioration de la population, à considérer aussi dans une optique de compétitivité militaire.

 

D’une politique de surveillance à une politique de sécurité nationale

Élaboré par le Premier ministre Li Keqiang en 2015, le plan Made In China 2025 définissait le secteur des biotechnologies comme actif stratégique de la politique industrielle chinoise. Au-delà des enjeux de compétitivité, ces technologies servent aussi la surveillance d’État : la biosurveillance s’est à la fois intensifiée en raison de la crise de la Covid-19 (avec le détournement du QR code de santé par exemple), et étendue au-delà du Xinjiang (la Chine détient l’ADN de 5 à 10 % des hommes chinois). Les données génétiques font d’ailleurs l’objet d’une pensée stratégique assumée depuis 2019, avec l’élaboration d’une loi restreignant la collecte par, et le partage avec des partenaires étrangers, de telles informations. Plus qu’un outil de surveillance de ses citoyens, ces données constituent une ressource de sécurité nationale pour la Chine, notamment pour sa recherche militaire.

Depuis 2015, l'Armée populaire de Libération manifeste un intérêt croissant pour les données de santé étrangères – en témoigne le piratage de l’assureur américain Anthem par exemple. L’acquisition de telles données par la Chine, parallèlement à sa politique d’adoption de l’intelligence artificielle (IA) dans les domaines militaires et du renseignement, a de quoi préoccuper les États-Unis.

Une enquête Reuters de 2021 a aussi permis de révéler l’existence d’une politique chinoise d’intégration croissante des entreprises technologiques à la recherche militaire. BGI en est un cas d’école – considérant qu’il est à la fois le plus grand organisme de recherche génétique et de séquençage d’ADN au monde, et l’administrateur de la plus grande banque nationale de gènes du monde. En effet, une autre enquête Reuters a confirmé l’existence d’études conjointes entre BGI et des hôpitaux militaires chinois ainsi que l’utilisation de superinformatique militaire dans l’analyse de données. Ces études et analyses portent notamment sur la recherche génétique et les tests prénataux (dont BGI est le principal fournisseur mondial) et pourraient servir à améliorer génétiquement les performances des soldats. C’est là l’illustration, dans le domaine de la révolution biotechnologique, de la stratégie chinoise de fusion militaire-civile promue depuis 2017. 

 

Une position ambiguë des Américains sur la protection des données, un dilemme pour les Européens

Les ambitions chinoises posent aux États-Unis un double dilemme : l’éthique de l’usage de ces données et la souveraineté du gouvernement américain sur les données de ses habitants. Les ripostes américaines envers BGI se sont intensifiées : d’abord placé sur la liste noire du ministère du Commerce américain en juillet 2020 en raison de son implication dans la répression des Ouïghours, BGI fait l’objet d’une interdiction de financements américains et depuis 2022, d’une qualification par le département de la Défense d’organisation liée à l’armée. Ces actions montrent un tournant des Américains, progressif mais concret, d’un engagement bioéthique vers un protectionnisme stratégique des données et de l’intérêt de ses multinationales

Si leur inquiétudes semblent légitimes, les États-Unis se placent dans une position ambigüe : en dénonçant d’un point de vue moral la prédation chinoise sur les données, Washington court le risque de devoir adopter une position défensive quant à sa propre collecte des données – au titre de la recherche scientifique, dans le cadre du programme All of us, mais aussi sous la contrainte, envers les migrants. Alors que les Américains ont fait preuve d'une certaine inertie durant la pandémie, le récent changement de ton ne saurait masquer une volonté de conserver leur monopole de leadership sur les données. En effet, l’alerte sonnée par la National Security Commission Artificial Intelligence –  son président étant également l’ancien directeur exécutif de Google – renvoie à l’intérêt des GAFAM à se positionner sur la R&D dans l’e-santé et à résister à la concurrence des BATX.

Se pose alors la question du durcissement défensif en effet boule-de-neige dans le reste des pays occidentaux. Cette panique d’origine américaine risque alors d'entraîner un durcissement dans les régulations de l’UE relatives à l’hébergement de données de santé, au détriment des États-Unis. Au-delà des restrictions déjà existantes au travers du RGPD par exemple, le quasi-monopole de l’utilisation de serveurs et de clouds américains – à titre d’exemple, Amazon pour Doctolib ou Microsoft pour le Health Data Hub – interroge quant à la dépendance technologique aux États-Unis et leurs GAFAM. Malgré une réaction européenne en demi-teinte, l’effort des Américains pour influencer les législations européennes au détriment de la Chine, pourrait remettre en cause leur monopole sur les données biomédicales des Européens.

 

Nouvelles routes de la soie : entre “piège à données” et authenticité des capacités

Alors que la crise du COVID-19 a renforcé les inquiétudes anglo-saxonnes, d’autres pays font preuve de naïveté, d’impuissance ou même de complaisance vis-à-vis de la captation chinoise de données de santé étrangères. Nombre de pays ont ainsi accepté l’aide chinoise en matière d’équipements de lutte contre la pandémie, jusqu’à la construction de laboratoires entiers par BGI – en Lettonie, en Serbie et en Grèce par exemple. Le scénario se reproduit aussi dans le domaine génétique (récemment, en Azerbaïdjan ou en Serbie). Par leur participation aux Nouvelles routes de la soie, ces pays deviennent le terrain privilégié pour l’exportation des biotechnologies chinoises. 

Au-delà du risque de dépendance à ces produits fabriqués en Chine, c’est un véritable « piège à données » tendu à ces pays qui perdent le contrôle sur des données critiques, et par extension, sur leur propre souveraineté. BGI, par le biais de sa filiale MGI, développe ainsi ses activités génétiques dans de nombreux pays en Afrique – où ils sont déjà accusés par les États-Unis d’espionner ces données. Parce qu’ils ont connu l’exploitation scientifique dans leur histoire, ou du fait de l’existence de groupes ethniques minoritaires vulnérables (d’après Arcadi Navarro), certains pays ont mieux anticipé et tenté de prévenir la prédation extérieure sur leurs données de santé. À titre d’exemple, l’Académie polonaise des sciences s’est récemment prémunie contre un manque de conformité à l’éthique des tests génétiques, en évinçant BGI d’un projet de cartographie génomique de la Pologne. 

L’IA nécessite des quantités massives de données pour être performante et requiert aussi de lourds investissements dans les infrastructures, la puissance de calcul et les talents. Si l’accumulation par la Chine de vastes ensembles de données alarme les analystes et les chercheurs, il semble que l‘évaluation de ses capacités réelles à analyser et utiliser ces données à des fins économiques et sécuritaires soit encore insuffisante. D’autre part, les données biomédicales détenues par la Chine sont par nature hétérogènes, d’autant qu’elles proviennent de sources variées (tests prénataux ou COVID-19 de BGI, vols de données auprès d’assureurs…). Or, l’interopérabilité des données reste à ce jour l’un des plus grands défis qui s’impose, non seulement à la Chine, mais à tout acteur souhaitant dominer la science et la technologie mondiales. 

 

La Chine mise donc sur les données biomédicales mondiales pour se constituer un avantage stratégique, à la fois économique et militaire. Si les États-Unis commencent à se prémunir d’une telle stratégie, la plupart des autres pays peinent à réagir face aux menaces que laisse planer l’exploitation de telles données par la Chine. Sans surestimer les capacités réelles de la Chine dans ce domaine, il convient de rester prudent – ou même de renverser le rapport de force – quant à la prédation extérieure sur une ressource aussi stratégique.

Laure Fainella et Chloé Bureau pour le club Data Intelligence de l’AEGE

 

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