La Turquie dans l’OTAN : un double jeu sur la sellette ?

La fin de l’impunité turque au sein de l’OTAN semble avoir sonné. Les États-Unis viennent de bloquer la livraison de F-16 vers la Turquie et témoignent d’un regain d’intérêt pour l’île de Chypre. Récit d’une relation en dents de scie.

La résurrection de l’OTAN : La Turquie freine l’entrée de la Suède et de la Finlande

Le contexte de la guerre en Ukraine a réanimé l'âme de l'OTAN, que le président Emmanuel Macron avait dépeint comme étant « en état de mort cérébrale » dans une interview publiée le 7 novembre 2019. Les propos du président français faisaient écho à la décision unilatérale turque de mener des opérations militaires en Syrie et au manque de coordination des décisions stratégiques américaines avec ses partenaires de l’OTAN.

Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine et vient ranimer l’intérêt des Européens pour l’alliance militaire transatlantique, notamment de la part de pays qui avaient jusque-là pris le parti de rester neutre. On a alors vu se succéder condamnations suisses et demandes d’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine, de la Suède et de la Finlande.

Cependant, l’entrée dans l’organisation s’obtient après un accord à l’unanimité de ses membres. À ce jeu, la Turquie a développé un sens pragmatique des relations internationales et compte bénéficier de sa position stratégique comme point de fixation au carrefour des civilisations pour faire valoir ses requêtes. C’est ainsi qu’elle bloque l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. En échange de son accord pour l’adhésion, la Turquie aspire en effet à ce que la Suède retire son soutien aux Kurdes et à leur parti (PKK), qu’elle considère comme une organisation terroriste. Le président turc réclame entre autres « un durcissement de la politique de ces deux pays vis-à-vis de leur immigration kurde », demande qui irait à l’encontre de la tradition d’asile suédoise. Les réticences turques se sont encore accentuées alors qu’un exemplaire du Coran a été brûlé au cours d’une manifestation près de l’ambassade de Turquie à Stockholm. Une action intôlérable pour le président Recep Tayyip Erdoğan qui espère s’afficher en tant que leader du monde musulman

Cette complication des relations au sein de l’alliance transatlantique a obligé le Sénat américain à poser une condition sur la livraison des F-16 à la Turquie, pourtant très attendus. Cette dernière ne pourra être effectuée qu’au jour de l’entrée de la Suède et de la Finlande au sein de l’OTAN. Les postures politiques d’Erdoğan se ressentent d’autant plus que les élections de printemps en Turquie arrivent dans un contexte de grave crise économique et sociale dans lequel l’anti-américanisme et la fermeté vis-à-vis des populations kurdes rapportent toujours des voix. Dès lors, il ne faut vraisemblablement pas s’attendre à une ouverture des débats turcs sur la question de la Suède avant les élections de mai. En Finlande, cette situation questionne sur une entrée au sein de l’OTAN seule, sans son voisin suèdois, alors que la question était jusqu’alors balayée d’un revers de la main. 

 

Le double jeu turc : une politique permise par sa position stratégique

Au sein de l’alliance, la Turquie a hérité d’un statut particulier. En effet, c’est depuis son territoire que les États-Unis peuvent se projeter au Moyen-Orient ainsi que disposer d’une base arrière pour endiguer l’influence russe. Elle a ainsi joué un rôle clé lors de la Guerre froide en permettant aux États-Unis de disposer de la base d'Incirlik. Özgür Ünlühisarcıklı, directeur du bureau d’Ankara du German Marshall Fund of the United States, déclarait à ce propos qu’en « raison de sa situation géographique et du fait qu’elle se trouve dans un pays stable et sûr, Incirlik constitue la base aérienne la moins chère et la plus efficace de l’US Air Force dans la région »

Cette position toute particulière a impliqué la signature de l’accord DECA (Defense and Economics Cooperation Agreement) qui a permis aux États-Unis d’obtenir l’accès à 26 bases militaires turques en échange d’une aide leur permettant d’acheter du matériel militaire américain. Ainsi, entre 1948 et 2011, Washington accorda à Ankara près de 13,8 milliards de dollars d’aide militaire globale. Cette politique fait des États-Unis le premier exportateur d’armes en direction de la Turquie à hauteur de 60 % des importations. 

En tant que deuxième armée de l’OTAN en termes de personnel, les Turcs sont en position de force pour faire valoir leurs intérêts propres. À ce titre, Ankara n’a pas fermé son marché aux oligarques russes et ne compte pas s’aligner sur les sanctions occidentales qu’elle dénonce. En Afghanistan, la Turquie avait même plaidé pour un renforcement des liens avec la Russie, un tandem qui n’a pas suscité de réaction forte de la part des États-Unis. Toutefois, en 2022, elle fermait le détroit du Bosphore à tout navire militaire, mettant alors un point d’arrêt à ceux dénonçant son double jeu et prônant sa sortie de l’alliance.

 

L’achat de S-400 russes, la faute qui ne passe pas pour les Américains

En décembre 2017, la Turquie achetait pour 2,5 milliards de dollars les systèmes de défense antiaérienne russe S-400. En réponse, les États-Unis avaient émis deux ans plus tard une contre-proposition visant à proposer à la Turquie d’acheter l’alternative américaine, le système Patriot. Sans réponse de sa part, Washington a écarté Ankara du programme d'avions de combat F-35, dans lequel plusieurs entreprises turques étaient impliquées et grâce auquel elle espérait obtenir jusqu'à 100 avions. Par dessus le marché, vingt F-35 vont être livrés à la Grèce, grande rivale égéenne, d’ici 2028. 

On peut alors se demander ce qui explique cette velléité américaine face au choix turc. Dans les faits, les armées des pays membres de l’OTAN utilisent une liaison de données tactiques et des systèmes d'identification « ami ou ennemi » pour identifier les avions militaires dans le ciel. Si la Turquie se dote à la fois du S-400 et du F-35, la technologie russe devra être équipée de ces systèmes d'identification pour permettre aux F-35 de l’armée de l’air turque de voler en toute sécurité dans son propre espace aérien. Or, partager ces précieuses données avec le S-400 pourrait compromettre la furtivité du F-35. Intraitable sur le sujet, les États-Unis ont demandé à la Turquie de céder ses systèmes russes de défense aérienne à l’Ukraine.

 

Le désir d’autonomie turque, un pari en voie d’achèvement ?

En 2010, Erdoğan, alors Premier ministre, annonçait la « Vision 2023 », une liste d’objectifs à remplir afin de devenir une puissance indépendante et incontournable. Cette vision s'accompagnait de la structuration d’une industrie de l’armement solide et quasiment auto-suffisante. Ainsi, la frégate TCG Istanbul, mise à l’eau en 2021, est composée à 75 % de matériel russe. La Turquie souhaite également se projeter dans les airs avec l’arrivée en 2025 de son avion supersonique Hürjet sur le marché. Toutefois, le refus allemand de fournir les pièces nécessaires à la finalisation du projet de char de combat Altay met à mal l’enthousiasme turc dans le domaine. 

Le désir d’autonomie turque s’explique notamment par la prise de conscience de sa grande dépendance au matériel américain. Il s’est développé en Turquie une mentalité d’assiégé, abreuvée par l’embargo américain de 1975 à 1978, mis en place dans le cadre de la crise de Chypre. De même, entre 2010 et 2012, le Congrès américain s’opposait à l’exportation de drones vers la Turquie. Cette décision a précipité l’arrivée sur le marché des désormais fameux Bayraktar, devenus le fer de lance de l’interventionnisme turc dans la région.

 

En outre du blocage américain autour des solutions d’avions de combats, le repositionnement de Washington sur la situation chypriote et la levée totale de l’embargo sur la vente d'armes en direction de l’île en 2022 témoignent de la volonté américaine de trouver des alternatives à la Turquie. En effet, le double jeu exercé par Erdoğan et son achat des systèmes S-400 ont fini de convaincre les Américains de trouver des solutions nouvelles. En l'occurrence, Chypre pourrait bien apporter quelques éléments de réponse, offrant aux États-Unis la possibilité de verrouiller la Méditerranée orientale en leur offrant tout de même une certaine capacité d’engagement au Moyen-Orient. Cette situation compliquée ne manquerait pas d’entraîner une escalade des tensions entre la Turquie et l’Occident, y compris par l’intermédiaire de sa diaspora présente en Europe de l’ouest. 

La prise de distance de l’Occident vis-à-vis d’Erdoğan finirait d’acter son récit anti-occidental, s’érigeant alors, de droit, comme cible à abattre pour rallier à sa cause les pays environnants. Aussi, une telle décision ne manquerait pas de tendre la Turquie aux mains des Chinois, qui ne manqueront pas d’en faire un allié précieux et de lui vendre tout le matériel dont il a besoin.

 

 Benoit LACOUX

 

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