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Forces spéciales : enjeux d’influence autour des unités d’élites

Quels sont les liens entre les forces spéciales, unités d’élite d’une armée, et le concept d’influence ? Forces au statut mythifié, elles contribuent à l’influence de leur nation que ce soit par leur simple réputation, celle que leur offre le monde culturel, leurs missions, ou encore leur rôle au sein des opérations dites « d’influence ».

Si l’on conçoit souvent ces forces au travers de leurs opérations aux caractéristiques particulières, allant du renseignement au combat à la libération d’otage ou le sabotage, elles se trouvent également au cœur d’enjeux parallèles. En abordant la question de l’influence, on remarque alors que ces forces incarnent également un enjeu de réputation pour leur État. Le spectre de leurs missions a tendance à s’accroître, notamment en raison des avancées technologiques, conduisant les forces spéciales à être de plus en plus engagées au sein d’opérations dites « d’influence ». 

 

Les forces spéciales : une élite mettant en jeu la réputation de l’État

Leur réputation, la difficulté de leur processus de sélection et de leurs entraînements, ainsi que la spécificité de leurs missions, font des forces spéciales des « vitrines » de leur armée et plus généralement de leur nation. Appréhendées parfois en tant que miroir de la compétence générale d’une armée, ces « élites » peuvent constituer le mètre étalon servant à juger du reste des forces d’un État. Elles sont d’ailleurs les unités les plus connues du grand public, notamment grâce à leur forte exposition au sein des films, séries, ouvrages ou encore jeux vidéo.

Pour la France, les plus connus sont les commandos marines et plus précisément les commandos Hubert, héritiers du célèbre commando Kieffer qui a débarqué sur les plages de Normandie. Elle est aussi la seule unité de nageurs de combat intégrée aujourd’hui au sein de l’armée française. Du côté du Royaume-Uni, le Special Air Service (SAS) a également bâti sa réputation sur ses actions menées en Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale. Les Spetsnaz russes ont aussi marqué les esprits, et ont été particulièrement mis en lumière au déclenchement de la guerre en Ukraine. Enfin, certaines branches des forces spéciales de l’armée américaine jouissent d’une importante réputation, telles que les Navy SEALs de l’US Navy.

 

Cependant, toute opération menée par ces forces et se concluant par un échec peut altérer la réputation des unités concernées, et donc de l’armée et de l’État en général. Ces forces se trouvent dans une position particulièrement défavorable. En effet, elles sont chargées des missions aux caractéristiques et exécutions particulières, dont la probabilité d’échec est souvent élevée. De surcroît, la réussite d’une opération est souvent associée à la discrétion de la communication entretenue volontairement autour de celle-ci contrairement aux échecs qui sont susceptibles de déclencher des scandales médiatiques et politiques. Ainsi, la notoriété des forces armées russes fut durement touchée par les multiples pertes et les importants revers subis par les Spetsnaz (notamment les unités de la Direction Générale du Renseignement, dit GRU) au début de l’invasion de l’Ukraine. 

À l’inverse, les potentiels exploits réalisés par certaines unités de forces spéciales contribuent à renforcer l’image d’une nation et l’appréciation de ses compétences. Ainsi, la libération de plusieurs otages de l’État islamique au Burkina Faso lors du combat de Gorom-Gorom a souligné l’abnégation du commando Hubert qui perdit deux hommes dans l’opération. Le président des États-Unis Donald Trump remercia personnellement la France pour son action (l’un des otages libérés étant de nationalité américaine), en déclarant que « Les Français ont fait un super boulot. Nous leur en sommes vraiment reconnaissants ». Cette reconnaissance venant de la première puissance mondiale recouvre ainsi une symbolique particulière et appuie le rayonnement des forces armées françaises, même si le président Trump n’a pas manqué de rappeler la contribution américaine à l’opération en termes de renseignement.  

 

Groupement de forces spéciales multinationales, dispense de formations et organisation de salons : des atouts pour l’influence d’un État

Au-delà de l’impact réputationnel que représentent les forces spéciales pour une armée, elles constituent un réel vecteur d’influence à coût raisonnable. En effet, le déploiement des forces spéciales sur un théâtre d'intervention symbolise une forme d’engagement limité, permettant à certains États non désireux ou simplement incapables d’engager plus de moyens militaires, d’intervenir.

Ainsi, c’est en partie pour cette raison que 10 pays européens ont rejoint la task force Takuba, lancée le 20 mars 2020. La France était leader du dispositif, faisant ainsi bénéficier aux pays participants de son expertise. De plus, la position de leader au sein du groupement multinationale permet de mettre en valeur l’efficacité opérationnelle de ses troupes et de consolider la confiance vis-à-vis des pays alliés tout en renforçant son statut de nation cadre. Le 1er juillet 2022, cette force a cependant dû être dissoute suite au retrait général des troupes françaises au Mali.

Cette initiative était pensée comme un « laboratoire de la défense européenne » et la tendance actuelle serait de faire perdurer cet « esprit Takuba ». Le ministère des Armées a d’ailleurs reconnu la réussite de cette mission, grâce à l’accomplissement des objectifs initiaux mais également par l’engouement et la réussite d’avoir su regrouper et coordonner 10 pays européens. Les groupements de forces spéciales multinationales participent donc à la poursuite des objectifs stratégiques d’un pays, en particulier en zones géographiques instables, et à sa politique d’influence. 

La formation apportée aux armées étrangères, notamment par des forces spéciales, contribue également à l’accroissement de l’influence du pays formateur. Par la formation, des codes, des méthodologies de commandements, une culture stratégique ainsi que l’usage d’armes spécifiques sont inculqués à l’armée bénéficiaire. A moyen et long terme la BITD du pays formateur peut bénéficier des effets des programmes de formation des forces spéciales (avec la priorisation de certaines armes). De surcroît, les forces spéciales formées, et notamment les gardes présidentielles, peuvent se retrouver directement en contact avec d’importantes personnalités politiques, et contribuer ainsi à l’accroissement de la capacité d’influence sur le processus décisionnel. 

Cette dimension stratégique des programmes de formation, répondant d’abord à un besoin explicite d’aide armée, constitue alors une forme d’influence par la norme militaire. En plus d’avoir une présence sur le territoire du pays, une certaine dépendance au pays formateur est établie. Pour illustrer ces propos, une tour de descente en rappel destinée à l'entraînement des forces spéciales a par exemple été construite conjointement entre les États-Unis et le Maroc à Rabat. L’objectif visait alors la consolidation de la coopération entre les deux marines respectives. Le Maroc est en effet un partenaire majeur des États-Unis et participe à plus d'une centaine d’engagements militaires avec ces derniers. Une telle influence au Maroc se répercute ainsi sur les commandes d’armes américaines, et l’on relève notamment que le Maroc avait doublé ses achats en 2020 et se positionnait comme l’un des plus grands acheteurs en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.  

 

Enfin, la France a su faire preuve d’innovation avec la création en 2013 par le commandement des opérations spéciales (COS) et le Cercle de l’Arbalète (la fédération des équipementiers des forces spéciales et unités spéciales) du SOFINS, le Special Operations Forces Innovation Network Seminar, un salon dédié exclusivement aux forces spéciales. Cet évènement a principalement un but pratique, celui de mettre en relation les opérateurs des forces spéciales avec les industriels fabriquant leur équipement afin d’échanger, de partager les retours d’expérience ou encore de tester les nouveaux matériels. 

Cependant, le salon constitue aussi un important vecteur d’influence vers l’étranger : comme l’explique Benoît de Saint Sernin, président du Cercle de l’Arbalète, « le SOFINS est devenu en quelques éditions le rendez-­vous des forces spéciales mondiales, y compris des SOF américaines par exemple. De ce point de vue, c’est un pari réussi : nous sommes devenus une référence ». Le salon étant également en partie ouvert au public, avec notamment une tombola permettant aux gagnants de participer à des activités (telles que des sauts en tandem à la mer) aux côtés de différentes forces, sa capacité d’influence s’étend vers la population civile et contribue ainsi au renforcement du lien armée-nation. Si Benoît de Saint Sernin considère le SOFINS comme « unique au monde », d’autres initiatives similaires existent à l’étranger. Aux États-Unis, le Commandement des opérations spéciales (USSOCOM) tient ainsi chaque année à Tampa en Floride le Special Operations Forces Industry Conference (SOFIC), reposant également sur une logique de rencontre entre les industriels et les forces spéciales.

 

Les opérations d’influence : quel rôle pour les forces spéciales françaises ? 

De par leurs capacités d’infiltration et de dissimulation au sein des populations, les forces spéciales disposent si leur mission l’exige d’importantes capacités d’influence, en s’imprégnant par exemple du sentiment réel des populations, et contester la présence ennemie en menant des actions d’influence directe. Celles-ci peuvent prendre plusieurs formes telles que la diffusion de tracts, de messages, à la rencontre discrète avec des leaders d’opinion. Contrairement à d’autres armées, les Forces Spéciales françaises n’ont pas de réelle composante dédiée exclusivement aux opérations d’influence ou aux PSYOPS (Psychologic Operations), bien que ce type d’opérations fassent partie de l’éventail capacitaires.  

Face aux enjeux actuels, les forces spéciales françaises semblent cependant destinées à renforcer leurs actions en termes d’opérations d’influence, comme l’explique le général Eric Vidaud, qui dirige le COS. Les opérations d’influence nécessitent par exemple le filtrage optimal des flux informationnels : les forces spéciales ont ainsi un rôle dans la collecte d’information et par extension dans la limitation du brouillard et de l’infobésité, afin de mener des politiques d’influence efficaces. Ainsi, dans le cas des forces spéciales françaises, l’un des enjeux capacitaires majeurs concerne « le système d’information des opérations spéciales [SIOS], qui devra permettre de tirer le bon grain de l’ivraie parmi la masse des informations collectées » et s’avérera selon le général Vidaud « indispensable pour distinguer les opportunités opérationnelles, alors que l’infobésité génère un nouveau brouillard de la guerre, susceptible de paralyser la décision. Notre capacité à digérer ces masses d’informations conditionnera notre efficacité en matière d’information, de ciblage et d’influence ».  

De surcroît, le COS identifie d’autres objectifs afin de lutter contre les stratégies hybrides de l’adversaire, telles que « la nécessité pour les forces spéciales d’accéder aux zones de conflits en toute discrétion, y compris dans le domaine informationnel », ce qui passe alors par la « capacité à mener des actions d’influence doit être professionnalisée et pérennisée ». Cette discrétion informationnelle constitue ainsi un élément vital afin d’éviter de potentielles opérations de contre influence, notamment de la part de la Russie sur le continent africain.   

La réussite ou non des opérations d’influence sont d’une importance capitale : les résultats obtenus suite à une telle opération peuvent par exemple permettre à une force armée d’estimer s'il est pertinent ou non de poursuivre son action dans un pays donné, et éventuellement adapter un dispositif en conséquence. Justement, l’un des atouts des forces spéciales réside dans leur relative discrétion de présence lorsqu’elles sont déployées de façon pérenne sur une zone donnée, en ayant une empreinte réduite par rapport à un important déploiement de forces conventionnelles. Cela a pu notamment expliquer le maintien du groupement de forces spéciales « Sabre » au Sahel. Cependant, ciblé par les critiques, celui-ci devra prochainement quitter le Burkina Faso sur demande des autorités gouvernementales qui s’opposent à la présence des forces françaises.  

 

La représentation des forces spéciales dans la culture et la construction d’un mythe 

Les forces spéciales font partie des unités les plus exposées au feu ennemi. Ce sont aussi celles qui sont le plus exposées dans la culture populaire, bien qu’une de leurs caractéristiques fondamentales soit leur capacité de dissimulation, aussi bien en ce qui concerne leurs missions que leurs aptitudes réelles.  

Cette force de dissimulation permet à la culture d’occuper tout l’espace informationnel concernant les forces spéciales. Le cinéma notamment, met sa force de frappe à la disposition de cette dissimulation et créer un mythe autour de ces élites. Des films comme « Zero Dark Thirty », « American Sniper » ou encore « Du Sang et des Larmes », bien que « basés sur des faits réels » demeurent des créations « hollywoodiennes » de ces derniers, sa dimension christique : couvert de sang, de larmes, il descend en enfer pour le bien de l’humanité.  

La présence des forces spéciales au cinéma comme moyen de propagande constitue un levier qui offre la possibilité de capitaliser sur des opérations ratées ou impopulaires pour accroître l’influence du soft power américain dans le cas de fictions hollywoodiennes. L’État américain a ainsi souvent utilisé cette industrie pour promouvoir ses forces spéciales : l’administration américaine avait par exemple contribué à la production du film « Act of Valor » afin de mettre en avant les Navy Seals, et aurait même dévoilé des informations secrètes sur l’opération visant Ben Laden au profit du réalisateur de « Zero Dark Thirty ».

 

De plus, la couverture artistique de ces évènements permet si besoin la réécriture d’un narratif a priori défavorable pour la réputation des forces spéciales. Le pacte avec le consommateur qui s’apprête à subir une exposition à la fiction est brouillé par la mention « basée sur des faits réels »

Le rôle des forces spéciales dans l’exposition culturelle est ambigu : les militaires peuvent servir de conseil voire même prendre part au processus de la création d’un narratif sur des événements passés, comme dans le film « Le 15h17 pour Paris » dans lequel deux soldats jouent leur propre rôle sur des situations qu’ils ont vécues. Mis à part ce cas de figure exceptionnel, on voit émerger dans la culture populaire des discours de membres des forces spéciales : ils sont interrogés dans des médias, produisent de la connaissance. Souvent soumis à un devoir de réserve, ils renvoient même sans trop en dire une image de l’armée, qui s’avère bien souvent positive. Quoi qu’il en soit, ces hommes exposés médiatiquement sont souvent les premiers à briser les idoles sacralisées dans les films.

La culture réagit habilement et produit des œuvres qui semblent plus proches de la réalité, quitte à être plus nuancées dans la valorisation du combattant. La culture compense cet amendement à la mythification par la surabondance d’œuvres traitant du sujet. La transparence opérée par l’armée en elle-même sur les processus de recrutement et sur certains entraînements, prend en charge une mise en valeur crédible. De nouveaux processus narratifs se permettent donc d’écorner la mise en valeur inconditionnelle des forces spéciales, ce qui est notamment le cas avec de nouvelles séries françaises comme « Cœurs Noirs ». Celle-ci mise justement sur l’argument du réalisme pour se démarquer, ce qui semble fonctionner vu les nombreuses réactions de spectateurs plébiscitant une rupture avec l’héroïsme à l’américaine. Le ministère des Armées françaises a également souhaité mettre en avant cette production, en interviewant notamment son réalisateur, qui explique par exemple que l’état-major du Commandement des opérations spéciales et les unités spéciales des trois armées ont contribué à la réalisation de la série. 

 

Avec le conflit en Ukraine, l’Occident est de nouveau face à la guerre. Si toutes ces campagnes d’influence n’ont pas uniquement pour but de valoriser la puissance d’une nation, elles peuvent alors participer indirectement au renforcement de la force morale des combattants, augmenter leur résilience, et pourquoi pas contribuer à la mobilisation citoyenne et à la hausse des recrutements. 

 

Léo Godard, Quentin Canivet, Benoît Dorier et Stanislas Fontanille 

 

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