Les cryptomonnaies : un choix d’avenir pour les pays sous sanctions ?

Le retrait de la Russie du système SWIFT et ses répercussions questionnent la possibilité des pays sous sanctions internationales de s’en passer, au profit d’une méthode de transaction financière alternative. La quasi-totalité des plateformes de paiement se confrontant à l’externalité du droit américain, les pays sous embargo montrent une volonté de créer des systèmes basés sur la technologie de la blockchain.

Hard power certain à l’échelle mondiale, l’hégémonie américaine en termes de force de régulation et de persuasion sur le secteur financier est sans conteste. L’un des ses moyens d’action récurrent est de condamner le pays lui faisant opposition au travers de sanctions pouvant aller jusqu’à la mise en place d’un embargo. Des États comme Cuba, l’Iran ou plus récemment la Russie, ont tous pu ressentir le poids de ces mesures sur leurs économies respectives. Rares sont les solutions qui peuvent réellement permettre à ces pays de sortir des embargos, si ce n’est d’adhérer aux règles imposées par la puissance américaine.

Depuis quelques années maintenant avec l’arrivée des cryptomonnaies, il semblerait que la situation ne soit plus la même. De nombreuses nations y voient une opportunité de pouvoir contourner les différentes sanctions qui pèsent sur leur économie. Un système financier mondial parallèle et décentralisé représenterait donc une arme de choix pour renverser la tendance. On peut citer l’exemple de la Russie, qui après les sanctions largement portées par les USA et leurs alliés, a vu une partie de sa population se tourner vers ces actifs face à l’effondrement du rouble. Néanmoins, la volatilité des cryptomonnaies telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme le bitcoin, ne permettrait probablement pas de l’utiliser en tant que monnaie officielle. La solution pourrait donc se trouver ailleurs, notamment du côté du stablecoin.

Comme son nom l’indique, les stablecoins viendraient régler le problème de volatilité des cryptomonnaies. C’est notamment sur l’un d’eux que les gouvernements russe et iranien ont récemment décidé de collaborer, plus précisément en l’adossant au cours de l’or. L’objectif est clair : s’affranchir de l’utilisation mondiale du dollar afin de pouvoir reprendre le contrôle de leurs économies locales, grandement affectées par les sanctions. Néanmoins, à l’instar du cas de TerraLuna, un stablecoin qui s’est effondré en quelques jours, les stablecoin ne sont pas une solution sans risque pour les États concernés par ces sanctions, y compris du fait des limites technologiques de ces infrastructures. Ces dernières n’offrent souvent pas la volumétrie nécessaire pouvant être utilisée comme une monnaie officielle, notamment dans le domaine des échanges commerciaux. De plus, la mauvaise presse des cryptomonnaies auprès de l’opinion publique, souvent utilisées lors de transactions illégales par des États « voyous » comme la Corée du Nord, freine ainsi leur démocratisation à l’échelle des populations. 

Concernant la mise en conformité avec le droit américain, la plateforme d’échange de NFT OpenSEA a été réprimandée par le régulateur américain pour avoir permis à des artistes de pays sous embargo d’accéder à la plateforme. Les autorités américaines n’étant pas dupes et bien conscientes de la menace, l’Office of Foreign Assets (OFAC) met régulièrement en garde les différents acteurs des cryptomonnaies au sujet des sanctions en cours à l’encontre des  différents États. Dans cette optique, les fournisseurs de services de cryptomonnaies basés aux États-Unis ne devraient et ne pourraient pas proposer leurs services à des pays sous sanctions financières, ce qui pousse ces derniers à tout concevoir en interne et à nationaliser les processus et les services de cryptomonnaie. Malgré les discours prônant une décentralisation complète de cette nouvelle version du web, l’hégémonie américaine peut donc bel et bien être extensible au web 3.0. En plus de l’externalité du droit américain, l’orientation de ces pays vers la technologie de la blockchain est toutefois contrainte par des problèmes systémiques les concernant.

Un long terme vers les cryptomonnaies, un court terme vers un système de paiement classique

Comme citée précédemment, l’annonce commune russo-iranienne de création d’un stablecoin basé sur l’or pour leur commerce bilatéral pourrait entraîner une multiplication des collaborations de ce type. Pour le moment, cela semble avant tout rester de l’ordre de la seule volonté politique. En effet, au-delà des problèmes sous-jacents à la volatilité du rial iranien, l’obstacle possible à une accélération de l’adoption des cryptomonnaies comme alternative au système international SWIFT est en partie dû à l’acceptation grandissante du système de paiement par carte russe MIR à travers le monde. Cela permet donc à la Russie de ne plus se focaliser sur ces actifs. De plus, suite à l’adoption des sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, les autorités russes ont entamé des négociations avec une dizaine de pays et se sont déjà mises à collaborer avec le système chinois UnionPay. En parallèle, les pourparlers avec Cuba pour la création d’un moyen d’échange basé sur une infrastructure cryptée semblent être à l’arrêt, en conséquence de la situation actuelle de l’économie cubaine qui se dégrade considérablement depuis 2019.

Ces annonces de création de partenariats avec des pays « amis », bien que sans investissement concret, mettent en lumière une volonté pour la Russie d’éviter un isolement total sur la scène géopolitique ainsi que de développer sa position d’influence. Cette démarche de coopération peut être vue comme une forme de promesse de maintien des relations économiques avec ses alliés, à l’image du cas cubain: l’examen des échanges montre plus de volonté du Kremlin de garder un lien diplomatique fort qu’une recherche d’un réel gain économique. Au-delà des promesses de contribution technologique, comme dans l’appui de la mise en place de projets autour de la blockchain TON auprès de pays africains, on peut supposer l’implémentation d’une stratégie d’influence russe plus discrète. C’est notamment le cas en Centrafrique, dont la légalisation récente du bitcoin pourrait en être un exemple concret. Cette discrétion s’inscrit dans le cadre d’une guerre d’influence ciblant la France, qui cherche tant bien que mal à maintenir une présence dans sa sphère d’influence historique.

Toutefois, à long terme, une intégration de la technologie blockchain semble se concrétiser, notamment autour des MNBC (Monnaie Numérique de Banques Centrales). Cette monnaie numérique, dont 80% des banques centrales envisagent l’utilisation, a pour avantage de garder un contrôle de la part des États émetteurs ainsi qu’un adossement à une monnaie déjà existante, contrairement à un stablecoin basé sur une denrée négociée en bourse. Parallèlement, le Venezuela a évoqué en 2021 la création d’un bolivar numérique adossé à sa monnaie, faisant suite au non-succès de la mise en place d’un stablecoin indexé sur le pétrole. Plus récemment, l’annonce d’entrée d’un rouble numérique en phase pilote dès avril 2023 par la Russie semble aller dans ce sens. Déjà mis en place par son voisin chinois au travers du yuan numérique, supposément basé sur la technologie de la blockchain, la Russie décide à son tour de se tourner vers cette technologie, tout en la complétant avec son système de paiement classique émis par sa propre banque centrale. Le probable déploiement de cette monnaie numérique en 2024 semble être une solution d’indépendance face aux sanctions auxquelles elle fait face et permettra d’accélérer et de fluidifier les échanges avec ses partenaires commerciaux.

Les cryptomonnaies semblent donc être une solution de plus en plus envisagée quant au renversement du rapport de force entre les États-Unis et les nations visées par les sanctions. Néanmoins, que ce soit en termes de technologie ou de réglementation, de nombreuses barrières subsistent. La solution pourrait donc se trouver non pas directement dans les cryptomonnaies, mais bel et bien avec sa technologie sous-jacente : la blockchain. À l’instar de son utilisation pour les MNBC, la blockchain pourrait se révéler particulièrement efficace et ainsi permettre de développer des solutions de paiement alternatives, fait profondément disruptif dans un contexte de guerre économique asymétrique. 

Laure Fainella et Yacine Ioualitene pour le club Data Intelligence de l’AEGE

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