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Guerre des monnaies : la « dédollarisation » sino-russe [Partie 2/2]

La dédollarisation de la Chine et de la Russie, c’est-à-dire la diminution de l’utilisation du dollar américain comme monnaie d’échange et de réserve, est un phénomène qui tend à se généraliser. Ainsi en mai 2019, le gouvernement russe a vendu 69 % des Bons du Trésor américain qu’il détenait, suivi par la Chine en juin 2020.

La dédollarisation chinoise : une stratégie pour la prépondérance du renminbi

La Chine a continué à baisser ses réserves en dollar de 5,8 milliards, à l’instar du Japon qui, en 2018, a réduit ses bons du trésor américain de 12,3 milliards, ainsi que l’Irlande avec 17,5 milliards. Malgré tout, cette réduction est bénigne par rapport à la quantité totale de ses réserves. En effet, les obligations américaines représentent 37 % des réserves de change chinoises, soit plus de 11 00 milliards de dollars américains. 

En parallèle de la dédollarisation, la stratégie chinoise est de faire du yuan une monnaie internationale. Pour être internationale, une monnaie doit remplir trois fonctions traditionnellement définies par Aristote, à savoir : être un moyen d’échange, une unité de compte et une réserve de valeur. Afin d’accroître leur puissance à l’international, chaque puissance doit œuvrer pour que sa monnaie remplisse ces trois fonctions.

Ainsi, conjointement à cette politique de dédollarisation, la Chine pousse à la détention de sa monnaie, le yuan. Le 16 octobre 2013, la Chine autorisa les investisseurs britanniques à verser 13,1 milliards de dollars sur ses marchés financiers. Cela fit de Londres le premier centre commercial pour le yuan hors de la zone asiatique et permit d’encourager les banques centrales à augmenter leurs avoirs en yuan, dans une logique de remplacement du dollar à terme. 

Le 1er octobre 2016 marque une étape très importante pour la prépondérance du yuan, en tant que véritable monnaie internationale, par son entrée dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) aux côtés de l’euro, du yen, de la livre sterling et du dollar américain. Selon l’agence de presse Reuters, la promotion des obligations en DTS fait partie d'un mouvement plus large en Chine visant à stimuler la demande de yuan chinois et à diminuer la dépendance au dollar américain dans les réserves mondiales. En diminuant la possession de dollars dans le monde, cela permet d’accroître le recours au yuan. La Chine s’appuie sur différents moyens pour relever ce défi. Elle conclut des contrats sur le pétrole à la Bourse de Shanghai et à Hong Kong libellés en yuan. Par exemple, elle a lancé en mars 2018 ses propres contrats pétroliers à terme, espérant rivaliser avec le WTI new-yorkais et le Brent, qui sont les meneurs sur le marché actuel. Plus récemment, le 19 novembre 2020, la Chine a lancé un contrat ouvert aux investisseurs étrangers pour l’achat de cuivre

Ces stratégies, particulièrement celle des contrats sur le pétrole, sont très importantes dans la stratégie chinoise de dédollarisation. La vente de pétrole en yuan permet à des pays hostiles aux États-Unis, comme la Russie et l'Iran, de contourner le commerce en billets verts et d'éviter les sanctions américaines. De plus, cela attire également des pays historiquement alliés aux États-Unis, tels que l’Arabie saoudite – depuis la guerre en Ukraine de février 2022 – bien qu’elle soit tenue par son pacte de 1974 avec Washington, lui assurant une protection militaire en échange de son pétrole. Pour ce faire, la Chine doit démontrer la solidité de sa monnaie, visible notamment par l’accroissement massif de ses réserves d’or. Ce dernier est très important car, pour attirer les investissements étrangers, la Chine a lié les contrats à terme sur le pétrole brut avec l’option de pouvoir convertir facilement le yuan en or physique à Shanghai et à Hong Kong. Selon le directeur du Centre pour la mondialisation et la modernisation de l’Institut chinois de l’économie, Wang Zhimin, cette option permettra à terme de donner un avantage concurrentiel sur les indices de références actuels du marché (le Brent et West Texas Intermediate). Officiellement, le 7 décembre 2022, Shangaï déclarait que ses stocks d’or s’élevaient à 1 900 tonnes. Toutefois, il est fort probable que ces chiffres soient fortement sous-évalués. Selon Dominique Frisby, auteur financier britannique, le stock d’or chinois réel pourrait être de 29 000 tonnes en cumulant certains facteurs. Pour ce faire, il prend en compte la production interne (6 830 tonnes), les importations (22 000 tonnes selon les chiffres du Shanghai Gold Exchange) et les stocks d’or officiels chinois (1 980 tonnes). Cette forte accumulation d’or porte à croire que la Chine compte bel et bien fortifier la confiance en sa monnaie au détriment du dollar. Une stratégie qui semble pertinente et faisable, au moins d’un point de vue régional.

 

La dédollarisation russe comme moyen d’émancipation face au pouvoir exorbitant du dollar

Le 24 mai 2018, le ministre des Finances russe, Anton Silouanov, a annoncé au Forum économique international de Saint-Pétersbourg que la Russie était prête à remplacer le dollar par l’euro pour les règlements de ses échanges commerciaux extérieurs. Ceci affaiblit le dollar dans ses trois fonctions monétaires, plus particulièrement dans sa qualité de monnaie d’échange. C’est également un moyen d’acheter le soutien des Européens face aux sanctions démesurées imposées par les États-Unis à la Russie, et donc de diminuer la force du dollar, comme l’a précisé le ministre des Finances russe : « Comme on le voit, les restrictions imposées par les partenaires américains sont de nature extraterritoriale. La possibilité de passer du dollar américain à l'euro dans les paiements dépend de la position de l'Europe vis-à-vis de l’attitude de Washington ».

 

Le thème de la dédollarisation est abordé par le Forum économique oriental, créé en 2015 et organisé par un comité émanant d’une agence gouvernementale russe : Roscongress. Celui-ci a mis le thème de la dédollarisation à l’ordre du jour, lors de sa tenue du 11 au 13 septembre 2018 : « Russia’s Eastern Economic Forum Wrap Up : De-Dollarization Tops Agenda ». Le responsable du Russian Direct Investment Fund, Kirill Dmitriev, y annonce l’intention de la Russie d'utiliser seulement les monnaies nationales dans ses transactions avec la Chine à partir de 2019. D’ailleurs, elle fait déjà cela avec la Turquie, frappée par la crise de leur monnaie, la livre turque. Il s’agit d’un phénomène global. L’Iran aussi, depuis avril 2018, a basculé tous ses paiements internationaux en euro afin de se débarrasser du dollar à terme. 

La Russie abandonne massivement ses obligations US, ce qui affecte les externalités de réseau du dollar. En mai 2018, la Russie a vendu 69 % des Bons du Trésor américain qu’elle détenait après les avoir divisés par deux en avril. Le gouvernement a ainsi vendu pour 81,1 milliards de dollars d’obligations américaines en seulement deux mois (avril-mai 2018). Aujourd’hui, la Russie totalise moins de 15 milliards de dollars, alors que son apogée était de 176 milliards de dollars. Les États-Unis ont donc été fortement retirés de la liste des créanciers russe, ce qui réduit leur pouvoir de sanctions à l’égard de la Russie.  

En juin 2021, lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, le ministre des finances russes, Anton Siluanov, annonçait officiellement vouloir abandonner les actifs en dollar au profit du yuan, de l’euro et de l’or.  

 

Les sanctions économiques occidentales (particulièrement le gel des avoirs en dollar et en euro) à l’égard de la Russie, depuis l’intervention militaire de cette dernière en Ukraine, a donné un coup d'accélérateur au phénomène de dédollarisation. En effet, la Russie ne peut plus vendre son pétrole aux Européens alors qu’elle couvrait environ 30 % des besoins énergétiques du Vieux-Continent avant le début des sanctions. Par conséquent, elle se tourne vers de nouveaux consommateurs, auxquels elle propose de vendre son énergie dans leur propre monnaie sans passer par le dollar. Ce pivot bénéficie à la livre turque, au dirham des Émirats arabes unis, à la roupie indienne et, notamment, au yuan chinois. Ainsi, à la Bourse de Moscou, les échanges en yuan sont passés de 1 % en janvier 2022 à 20 % en septembre 2022. 

 

Alliance sino-russe : la traditionnelle stratégie du pivot échappant aux États-Unis

Entre les années 1970 et 2000, les États-Unis ont mené une stratégie géopolitique de triangulation. En fonction des conditions géopolitiques globales les États-Unis s'alliaient avec la Russie pour marginaliser la Chine ou avec la Russie pour marginaliser la Russie. En 1972, Nixon pivotait vers la Chine pour faire pression sur la Russie. Après le massacre de la place Tian’anmen, en 1991, les États-Unis se sont tournés vers la Russie pour faire pression sur la Chine. Aujourd’hui, ce sont désormais la Chine et la Russie qui forment une alliance contre les États-Unis. Cette alliance inclut le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve dominante et la manière dont les États-Unis utilisent le dollar comme arme financière. La Russie et la Chine ont des intérêts géostratégiques mutuels à promouvoir la dédollarisation. Ainsi, ces deux puissances s’engagent dans des accords commerciaux bilatéraux qui contournent le dollar américain. Le commerce sino-russe est passé de 16 milliards de dollars en 2003 à près de 100 milliards en 2016. Dorénavant, ils commercent l’énergie dans leur propre monnaie nationale. En plus des accords commerciaux bilatéraux et des stratégies pour la domination économique régionale, la Chine et la Russie augmentent conjointement et massivement leurs stocks d’or, bien que les chiffres chinois ne soient pas des plus fiables et qu’ils sont certainement relativisés. 

 

Malgré tout, le dollar conserve à l’heure actuelle une prépondérance certaine. En 2022, 62 % des monnaies de réserve des banques centrales étaient détenues en dollar, tandis que le yuan ne représente actuellement que 2 % des réserves de change dans le monde, selon le rapport de Morgan Stanley, en date du 4 septembre 2022. Il faut inscrire la stratégie sino-russe sur le long terme, comme un long processus de changement de puissances hégémoniques.

 

Alexandre Ewreïnoff

 

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