Les difficultés de l’industrie de défense japonaise

L’émergence de la Chine comme puissance militaire régionale représente la principale menace pour les intérêts stratégiques du Japon. L’incompatibilité des aspirations hégémoniques chinoises avec les besoins sécuritaires de Tokyo en Mer de Chine impose au Japon de repenser la structure de son industrie de défense. L’appui militaire des États-Unis en cas de conflit n’étant pas considéré comme pleinement acquis par une partie des autorités japonaises, Tokyo est consciente de l’urgence du besoin de se doter de compétences technologiques militaires innovantes capables de faire face aux menaces du XXIème siècle.

La volonté de Tokyo de ne pas se faire distancer par ses adversaires dans le domaine de l’innovation technologique de défense a été à la base des nombreuses initiatives lancées ces dix dernières années pour améliorer la compétitivité de son industrie de l’armement : publication d’une “Stratégie en matière de production de défense et de bases technologiques“ en 2014, lancement d’une nouvelle agence en 2015 – dénommée Acquisition, Technology & Logistics Agency (ATLA) –  dont l’objectif principal est de définir les priorités stratégiques militaires du Japon en matière d’innovation technologique, lancement du programme de développement d’un chasseur furtif de sixième génération pour l’armée de l’air japonaise en 2019, hausse du budget militaire à 1.3% du PIB en 2021.

Les initiatives précédemment citées ne semblent cependant pas suffisantes pour répondre aux défis structurels auxquels sont confrontés les stratèges japonais : l’industrie de défense nationale reste un acteur fragile à l’intérieur de l’écosystème économique et industriel du pays. Contrairement aux États-Unis et à la Chine, le Japon ne possède que peu d’entreprises dont le modèle économique est principalement axé sur le secteur de la défense. Cette situation est notamment mise en lumière par Shinichi Iwanari, lieutenant-général à la retraite, pour qui « le secteur de la défense ne représente qu'un pourcentage limité des activités d’entreprises ayant des expertises dans le monde de l’armement ».

Un autre problème concerne le retard pris par le Japon en termes de développement de stratégies de pénétration de marché et de ventes d’armes à l’international. L’adoption de lignes directrices interdisant la vente d’armes à l’étranger – les trois principes sur les exportations d'armes de 1967 et le Collateral policy Guideline de 1976 – ont fortement contribué à isoler l’industrie de défense nationale vis-à-vis des projets conjoints développés par ses alliés internationaux. Ces décisions sont à remettre dans un contexte historique de forte introversion des autorités japonaises à la suite de la défaite militaire de 1945. Les conséquences de la guerre sur l’opinion publique japonaise et l’absence de menaces régionales comparables à celles du XXIème siècle empêchaient alors Tokyo de s’impliquer davantage dans les questions liées aux conflits internationaux.

L’avènement de nouveaux enjeux sécuritaires régionaux a récemment poussé les autorités japonaises à se doter d’une nouvelle politique de gestion des ventes d’armes à l’étranger. En 2014, le gouvernement japonais – par l’intermédiaire des trois principes relatifs au transfert d'équipements et de technologies de défense – a fortement assoupli les restrictions relatives à l’exportation d’armes à l’international. Une des mesures recherchées par la réforme de 2014 était de permettre à l’industrie de défense japonaise de participer aux projets conjoints de développement technologique dans le domaine militaire promus par les pays alliés de Tokyo.

Le Japon est conscient que les limitations de budget et la complexité technologique, principales caractéristiques des grands projets de défense du XXIème siècle, ne peuvent être surmontées sans l’appui de ses principaux partenaires stratégiques. Le programme F-35 a démontré que la réalisation de programmes militaires de pointe demande des moyens économiques et technologiques considérables.  Le développement et la production du F-35 ont effet requis la participation d'industriels leaders du secteur de la défense de 7 gouvernements alliés des États-Unis et un coût total estimé à 1 700 milliards de dollars. Le strict respect des lignes directrices antérieures à la réforme de 2014 – en particulier l’exportation du F-35 vers des pays impliqués dans des conflits internationaux – avait alors empêché le Japon de prendre part au programme américain.

L’absence du Japon du programme F-35 met en évidence les difficultés qu’éprouve Tokyo à établir une solide coopération entre son industrie de défense et celle de ses alliés. La coopération présente des avantages incontournables pour une puissance moyenne comme le Japon : la possibilité de réduction des coûts, grâce à des économies d'échelle, et l’amélioration de certaines valeurs opérationnelles, grâce à une plus grande similitude des équipements. L’impossibilité d’exploiter cet avantage se traduit par un manque de compétitivité croissant de l’industrie de l’armement japonaise. Deux études de cas sont particulièrement révélatrices des problèmes de compétitivité qui affligent actuellement le complexe militaro-industriel nippon : la sortie progressive du secteur de l’armement de Komatsu Limited et l’arrêt de la production de mitrailleuses chez Sumitomo Heavy Industries.

 

Quelques études de cas

La sortie de Komatsu Limited du secteur de l’armement

En 2019, Komatsu Limited, entreprise japonaise spécialisée dans la fabrication d’engins de construction et fournisseur historique du ministère de la défense japonais (MoD), a annoncé la suspension de la production de ses véhicules blindés légers (LAV). Les difficultés techniques représentées par la production d’un nouveau LAV répondant aux nécessités de l’armée de terre japonaise (GSDF) et le coûts de production unitaire, près de trois fois supérieur à ceux de ses concurrents étrangers, auraient été à la base de la décision du MoD et du ministère des finances de rejeter les propositions faites par Komatsu pour la production d’un nouveau véhicule.

La décision de l’administration japonaise de fortement réduire le nombre de blindés et de pièces d'artillerie de la GSDF dans le courant des prochaines années menace également un autre secteur de prédilection de Komatsu Limited : la production de munitions. La perspective d’une forte réduction des commandes provenant du MoD est ainsi probablement à la base de la décision de l’entreprise tokyoïte d’arrêter son plan de développement de munitions d’artillerie à guidage de précision destinées de l’armée japonaise.

 

Sumitomo Heavy Industries se retire de la production de mitrailleuses

En 2021, Sumitomo Heavy Industries – entreprise appartenant au conglomérat industriel japonais Sumitomo et fournisseur historique de mitrailleuses de la GSDF – s’est retiré du processus de sélection pour la prochaine série de mitrailleuses destinées à l’armée de terre japonaise. La décision de SHI de se retirer de l’appel d’offre du MoD est liée au manque de compétitivité de ses armes à feu. Comme dans le cas des LAV produits par Komatsu Limited, le coût de production unitaire des mitrailleuses SHI est largement supérieur à celui de ses concurrents internationaux. Le prix des mitrailleuses de SHI est environ cinq fois supérieur à celui des armes de fabrication étrangère. Une telle différence de prix ne semble pas explicable par les performances des mitrailleuses de SHI. En 2013, la qualité des mitrailleuses de SHI avait en effet été remise en cause par un scandale d’ordre technique : SHI aurait falsifié les données relatives aux performances et à la durabilité de ces mitrailleuses pendant plus de 40 ans. Le MoD avait par conséquent ordonné la suspension momentanée de la production des mitrailleuses de SHI et exigé une compensation financière d’environ 500.000 dollars américains. Le scandale de 2013 à mis en lumière les graves difficultés structurelles qui menacent la présence de Sumitomo dans le secteur de l’armement. Les sombres perspectives à long terme de SHI ont ainsi convaincu l’entreprise tokyoïte à annoncer la suspension de sa production de mitrailleuses à destination des forces armées japonaises. 

 

Conclusions

Les études de cas présentées dans cet article ont mis en évidence l’existence de problèmes critiques affligeant l’industrie de défense japonaise. La raison principale est à rechercher dans les politiques pacifistes en matière de défense et de politique étrangère qui dominent l’échiquier politique japonais depuis 1945. L’héritage historique de la Seconde Guerre mondiale a longtemps étouffé la croissance de l’industrie de défense nationale. Les seules entreprises capables de relancer l’industrie de l’armement au Japon – MHI et KHI – bénéficient d’un traitement gouvernemental préférentiel – notamment en matière de R&D – qui contribue à décourager la coopération entre les entreprises japonaises et leurs homologues internationaux. En l’absence de cette politique de traitement préférentiel, la solvabilité de ces deux entreprises ne serait par ailleurs pas garantie.

Une politique de type protectionniste comporte cependant d’importants inconvénients. La conséquence la plus immédiate pour un État recourant à des mesures excessivement préférentielles est la réduction de sa capacité à l’innovation. Selon Ufuk Akcigit, professeur d’économie à l’Université de Chicago, « lorsque vous fermez vos frontières, vous supprimez la pression concurrentielle internationale sur vos entreprises, de sorte qu'elles n'ont plus besoin d'améliorer leurs technologies. Par conséquent, elles n'ont pas besoin d'investir autant dans la R&D, et c'est pourquoi vous avez moins d'innovation à long terme et moins de croissance économique à long terme ».

Cette situation semble particulièrement bien illustrer la situation de l’industrie de défense japonaise. Selon Heigo Sato, professeur à l’Université Takushoku de Tokyo, le Japon est actuellement « incapable de fabriquer des produits qui répondent aux besoins de ses alliés en termes de prix et de performances ». Le problème de la compétitivité de l’armement militaire nippon ne concerne pas seulement les relations avec les pays alliés de Tokyo. Le prix jugé trop élevé et les performances limitées de ses produits n’ont pas permis à Tokyo de se doter d’une clientèle internationale intéressée à ses produits, limitant ainsi la croissance de son industrie de défense. En l’absence de politiques capables de rendre son matériel militaire plus compétitif, le principal risque pour Tokyo est de devoir assister à la progressive stagnation de son industrie militaire.

La progressive stagnation de l’industrie de défense menace de compliquer la participation de Tokyo aux projets de développements de ses alliés. La difficulté de Tokyo à fournir des connaissances techniques et une expérience à l’avant-garde ne sont pas les seuls éléments à inquiéter les alliés du Japon. Les États-Unis sont également préoccupés par le faible niveau de sécurité des systèmes d'information du Japon, un aspect non négligeable du processus de production d’armements de pointe. L’opportunité de développer une solide interdépendance avec ses alliés risque dès-lors de se transformer en dépendance asymétrique vis-à-vis de certains partenaires stratégiques, notamment américains.

La part des importations d’équipements militaires – tels que les chasseurs furtifs F-35 et des intercepteurs de missiles – achetée par le MoD par l’intermédiaire du programme américain de ventes militaires à l’étranger a triplé entre 2014 et 2019. La consolidation de cette tendance pourrait conditionner ultérieurement la marge de manœuvre dont dispose Tokyo pour poursuivre ses intérêts stratégiques indépendamment des décisions provenant de Washington. L’appartenance de pays à une même alliance n’étant pas toujours synonyme de convergences d’intérêts stratégiques, mais d’un partenariat momentané d’acteurs ayant des objectifs différents.

 

Alexandre Brans pour le club Défense AEGE

 

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