Avec le début de la guerre en Ukraine, le sujet de la haute intensité déjà présent dans le paysage politique et militaire français, redevient central. Ainsi de nombreuses questions réapparaissent. Les armées françaises sont-elles prêtes pour ce type de conflit et quant est-il du rôle pouvant et devant être joué par la nation ?
Si vis pacem, para bellum, « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Cet adage attribué à Végèce a toujours été perçu comme structurant de la pensée stratégique militaire. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui : face à un contexte géopolitique continuellement bouleversé, les armées françaises ainsi que les dirigeants politiques doivent, en effet, redoubler d’efforts pour se préparer aux combats de demain. Face à une conflictualité en perpétuelle extension, le continuum « paix, crise, guerre » ne semble plus être pertinent pour appréhender la complexité de la conflictualité. Avec la vision stratégique du Chef d’État-Major des Armées, nos armées ont changé leurs grilles de lecture, prenant ainsi conscience du basculement du contexte géopolitique.
Le 24 février 2022, la guerre en Ukraine aux portes de l’Union européenne semble confirmer ce que plusieurs observateurs, chercheurs, politiciens et militaires craignaient : un retour de la haute intensité. Se posent alors plusieurs questions : sommes-nous prêts à une guerre de haute intensité ? Comment appréhender ce concept de « haute intensité » ? Comment définir de manière pratique cette nouvelle façon de penser la conflictualité ? Les armées doivent-elles être les seules à se préparer ? Quelle place donner aux populations de la nation dans cette ère à venir qui voit le retour des guerres symétriques ? La nation n’a-t-elle pas un rôle à jouer ?
Qu’est-ce que la haute intensité ?
De manière synthétique, un conflit de haute intensité représente un conflit plus violent, touchant un grand nombre d’acteurs, de personnes et dont les conséquences entraîneraient de lourdes pertes aussi bien matérielles qu’humaines. Il s’agit d’un conflit impactant tous les domaines : politique, militaire mais également civil.
Cette notion peut à la fois se placer dans le domaine juridique et dans le domaine militaire. D’un point de vue juridique, la guerre entre États est considérée comme étant par essence « totale ». Le glossaire interarmées de terminologie opérationnelle quant à lui définit les opérations de haute intensité comme celles « où toutes les fonctions opérationnelles sont susceptibles d’être activées pour s’opposer à une violence caractérisée de l’adversaire ». En poussant la réflexion sur ce sujet, un lien peut s’opposer à la notion clausewitzienne « d’ascension aux extrêmes ». Cette ascension aux extrêmes, laisse comprendre que chaque adversaire puise dans toutes les ressources lui étant accessibles les moyens, outils lui étant nécessaires à l’affaiblissement, la destruction de son adversaire. Un des points à ne pas oublier et que l’intensité reste une affaire d’appréciation. Chaque pays possède ses faiblesses et ses forces.
Elie Tenenbaum, expliquait l’importance de distinguer haute intensité politique et haute intensité militaire. En effet la première expose la mise en jeu de tous les moyens de la nation du fait d’enjeux politiques considérables. La haute intensité militaire et quand elle est définie par M. Tenenbaum comme représentant de très nombreux moyens militaires étant engagés. Ainsi s’offre toute la palette d’effets, combats violents mais également enjeux politiques réduits.
Finalement la haute intensité représente des attaques dites systémiques en profondeur, prenant place dans tous les milieux et champs de conflictualité mais également dans le brouillard qui l’accompagne. D’un point de vue économique, ce type de conflit engendre un coût potentiellement très élevé assumé par la nation qu’il s’agisse du point de vue politique, humain et économique. Face à la haute intensité, il y a une déstabilisation sur les arrières mais également et tout particulièrement sur le territoire national, avec des forces morales se retrouvant en difficulté. Si la France se trouvait demain à faire face à un conflit de haute intensité, il s’agirait d’un véritable test pour notre modèle d’armée. S’agirait-il pour la France de faire face à une défaite , ou d’être victorieux ?
Le rôle du politique dans la haute intensité ?
La haute intensité induit un conflit aux intérêts et enjeux importants. Cette notion est d’ordre essentiellement politique car liée à l’évaluation faite par le belligérant des intérêts et des moyens qui devront être consacrés de façon proportionnelle. De fait, plus les enjeux seront considérés comme élevés, plus l’intensité politique devra être importante. Dans un cas de conflit de haute intensité, tous les moyens sont réquisitionnés et utilisés, qu’il s’agisse de moyens humains, matériels ou économiques.
La guerre en Ukraine, donne aujourd’hui un exemple des moyens humains et matériels étant mobilisés : depuis février 2022, l’Ukraine a ainsi mobilisé près de 1.1 millions de civils (en plus de ses forces armées professionnelles), une multiplication par 14 de ses effectifs militaires habituels. A titre d’exemple et pour évaluer l’engagement de ces forces, au plus fort de la bataille de Bakhmout, dans le Donbass, l’Ukraine a disposé dans ce secteur d’une quarantaine de brigades déployées dans la ville et les tranchées environnantes, pour défendre un front d’une longueur totale de moins de 20km. Des observations en source ouvertes laissent penser que sur la zone de Toretsk à Bilogorivka l’Ukraine a pu déployer jusqu’à une quarantaine de brigades sur un front de 20km, un chiffre impressionnant si l’on se souvient que l’intégralité de l’armée de terre française compte 7 brigades.
Ce cas de l’Ukraine est donc un bon exemple de ce que signifie concrètement la haute-intensité : la mobilisation générale de la population civile pour participer à l’effort de guerre, le tout sur impulsion des instances politiques. Dans le cas ukrainien en effet, cette mobilisation a été possible légalement car dès le 24 février 2022, le Président Zelensky a signé le décret № 64/2022 pour permettre la loi martiale et la mobilisation partielle, devenue générale après plusieurs prolongations par la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien.
En France, certains points relèvent des décisions politiques, l’autorisation de la déclaration de guerre dépend notamment du Parlement (article 35 de la Constitution du 4 octobre 1958) et dans le cas où une déclaration ne serait pas officielle, il reviendra au chef des armées (Article 15 de la Constitution) de prendre une décision. Une mobilisation accrue de la nation pourrait également émaner du décideur politique.
Le président de la République, lors de l’ouverture du salon de l’armement terrestre EuroSatory, le 13 juin 2022 avait évoqué une « nouvelle planification » ainsi qu’un « investissement dans la durée, clair et fort ». Grâce à cela l’objectif est simple faire en sorte que notre modèle d’armée, se voulant complet, puisse être optimal et opérationnel. Sur un plan économique, le politique joue donc un rôle essentiel. Dans un conflit de haute intensité, l’économie et les sujets de dépendances sont bouleversés. Se met alors en place une économie de Guerre (capacité à produire des équipements, des rechanges, des munitions) de façon accélérée, ce qui suppose d’avoir des approvisionnements (matière première, sous-traitance). Le budget de nos armées doit être à la hauteur des moyens devant être déployés. Pour ce faire, il convient pour le politique d’adapter notre modèle d’armée à la perspective de situations de haute intensité à moyen terme notamment au travers de la Loi de Programmation Militaire se doit de prendre en compte le retour de la haute intensité. Il s’agit également de préparer les structures de l’Etat (résilience, continuité, adaptation réglementaire) mais également la Nation.
Les armées en préparation à la haute intensité
Devant la commission de défense de l’Assemblée nationale en octobre 2021, le général Burkhard, précisait déjà que nos armées devaient se préparer à un conflit de haute intensité. Comme le disait Sun Tzu dans l’art de la guerre « Lorsque le coup de tonnerre éclate, il est trop tard pour se boucher les oreilles ».
En juin 2021, une étude de l’IFRI sur la masse dans les armées françaises : un défi pour la haute intensité, laissait la plume au lieutenant-colonel Raphaël Briant, au capitaine de frégate Jean-Baptiste Florant et au colonel Michel Pesqueur. Chacun leur tour, les officiers ont évoqué les problématiques liées à la haute intensité. Cette étude révèle une véritable remise en question de l’arbitrage actuel entre quantité et qualité. Les armées ont besoin de regagner en masse si elles veulent peser militairement dans des opérations de haute intensité. Le capacitaire est également un point clé dans la préparation de nos forces dans un combat de haute intensité. Il convient d’avoir les deux afin de pouvoir « gagner la guerre avant la guerre ». Mais face à cette augmentation des différents champs et domaines de conflictualités, les armées ne semblent plus être les seules à devoir prendre part aux conflits.
Les enjeux de la haute intensité pour les armées sont donc de se préparer à un tel conflit en conditionnant nos forces au combat de haute intensité mais également en faisant savoir à nos compétiteurs que le pays est prêt. L’objectif est ici de les décourager de monter aux extrêmes. ORION représente ainsi le type d’entraînement, il « contribue directement à préparer les forces aux situations les plus complexes des engagements modernes, et à montrer que la France possède des armées aptes au combat de haute intensité ». En cas d’atteinte aux intérêts vitaux, c’est la dissuasion qui entre jeu il est donc nécessaire de pouvoir la mettre en avant.
La nation peut-elle participer à la haute intensité ?
Dès février 2022, les citoyens ukrainiens se sont démarqués par leurs différentes actions de désinformations et d’opérations d’influence. Ils ont montré et continuent de démontrer le rôle primordial qu’une population civile peut jouer dans un conflit. Comme exposé précédemment, lors d’un conflit de haute intensité, tous les moyens sont nécessaires. Les moyens humains, renvoient certes au fait que les armées doivent disposer de soldats, mais également au fait que la nation, les citoyens doivent participer à « l’effort de guerre », dans et en dehors de la mobilisation.
« La conflictualité s’est étendue aux milieux exo-atmosphériques et cyber, aux grands fonds marins ainsi qu’aux champs électromagnétique et informationnel », voici les mots de la vision stratégique du CEMA. En cas de conflit, les citoyens peuvent certes s’engager dans les armées, mais peuvent également se mobiliser de manières différentes. Dans un contexte où la guerre informationnelle, les techniques d’influences et de contre influence ne cessent d’augmenter, la population à une carte à jouer, qui pourrait rebattre les cartes d’un conflit.
Au début de la guerre en Ukraine décisionnaire politique et citoyens se sont mobilisés afin de freiner l’invasion russe sur le territoire. Pour ce faire, les citoyens ukrainiens ont usé d’outils bien connus dans le monde de l’intelligence économique. Action cyber, influence informationnelle… le peuple ukrainien n’a pas hésité à user de ces techniques pour ralentir l’ennemi. Pour ne citer que quelques exemples, des panneaux de signalisations ont été détournés, indiquant ainsi de mauvaises directions aux forces russes, d’autres panneaux sont eux utilisés pour « insulter » l’ennemi. Par ce type d’actions les citoyens ne font pas gagner la guerre à leur pays, mais en revanche ils permettent à leur armée de gagner du temps. Un temps précieux, lui permettant ainsi de pouvoir se mettre en ordre de bataille, d’anticiper et de se préparer.
La haute intensité suppose une forte résilience tant morales que matérielles afin de pouvoir encaisser l’attrition provoquée par le conflit. L’implication de la nation pourra se faire à différents niveaux, dans les hôpitaux, dans la réserve …
En 9 février 2023 , Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, à l’occasion de la présentation d’un rapport de ses services portant sur les manipulations et interférences informationnelles contre les pays de l’Union européenne, affirmait « La guerre [en Ukraine] n’est pas seulement menée par les soldats sur le champ de bataille ; elle l’est aussi dans le champ informationnel afin de gagner les cœurs et les esprits des populations ». C’est ce point qu’il est important de retenir. Les armées doivent désormais faire face à de nouveaux domaines qui étendent les champs de conflictualités, mais les citoyens doivent également réaliser qu’ils peuvent contribuer activement, sur d’autres champs que celui opérationnel, militaire. Le champ informationnel ne doit pas être laissé à l’écart: il est un champ de conflictualité primordial, dans lequel les populations civiles sont à la fois des acteurs et des cibles. Il est primordial que la nation soit préparée aux fake news et à la lutte informationnelle. Car il est nécessaire dans ce type de conflit, que la nation résiste à la propagande ennemie.
La France est-elle prête à une guerre totale ? Au-delà de la préparation de son armée, est ce que la population française est en capacité de se projeter dans une optique de guerre de haute intensité dans laquelle elle sera d’office partie prenante ?
Céline Clovis pour le club défense de l’AEGE
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