Face à cet outil de coercition économique que peut-être la lutte contre la corruption, la France était confrontée à deux « choix » : assumer un face-à-face direct avec Washington, ou accepter de jouer avec les règles de l’oncle Sam. Fin 2021, l’OCDE a salué l’action de la France en la matière, mais pointe toujours ses faiblesses. Un cas d’école de guerre économique.
Outil de coercition économique
La lutte contre la corruption constitue une des missions traditionnelles de l’État. Dans la théorie libérale, c’est même une de ses fonctions principales dans le cadre de son rôle de garant de l’ordre public économique. Selon Thomas Pez, si ce dernier « est lié à la défense d’une concurrence suffisante sur les marchés », ce n’est pas que cela : « Assurer l’ordre public économique, c’est assurer le bon fonctionnement du marché », rappelle-t-il.
Il est en effet indispensable qu’une autorité légitime préserve la rencontre de l’offre et de la demande de telle manière qu’aucune perturbation ne puisse venir créer les conditions d’une imperfection. Auquel cas, l’efficacité économique du marché tout entier s’en retrouverait perturbée. Mais comme toutes les théories, la théorie de la lutte contre la corruption comme moyen de lutter contre les déséquilibres du marché a ses limites. Ici, celles de la réalité de la guerre économique.
Si pour un État, sur son marché intérieur, la lutte contre la corruption présente des avantages absolus, il peut également en fournir à l’extérieur de ses frontières. Cela peut être ainsi, pour un gouvernement, un habile moyen de coercition économique envers ses rivaux et/ou les concurrents de ses entreprises. D’autant plus quand son droit est dit « extraterritorial » comme celui des États-Unis. Dans ce cadre, la France a d’ailleurs subi des pertes notables, que le Portail de l’IE n’a cessé de relever (BNP Paribas, Technip, Alstom, etc.).
Face à cet état de fait, Paris avait deux « choix » : entrer en confrontation ouverte avec Washington ou apprendre à jouer avec les règles de l’oncle Sam. Concrètement cela signifiait s’isoler à la manière du Vénézuéla, de l’Iran ou de la Russie, ou faire siens les règlements anticorruption américains (FCPA notamment) pour « passer entre les gouttes ». C’est donc la deuxième solution qui a été retenue.
Impossibilité de s’aliéner les États-Unis
Difficile en effet de s’aliéner les États-Unis d’un point de vue commercial. En 2020, la Direction générale des douanes et droits indirects révélait que les États-Unis étaient ainsi la troisième destination des exportations françaises (32 247 millions d’euros) et le sixième point de départ de ses importations (30 850 millions d’euros). C’était également un des rares pays avec lesquels la France pouvait se targuer d’avoir un excédent commercial (+1 397 millions d’euros).
Encore plus difficile de s’aliéner les États-Unis d’un point de vue géostratégique. Le pays reste, malgré la concurrence chinoise, la première puissance économique mondiale. À son actif, un marché intérieur qui demeure dynamique avec, en octobre 2021, un rebond du marché du travail (531 000 emplois créés), ramenant le taux de chômage à 4,6 %, d’après Joe Biden « une amélioration significative par rapport à (son) entrée en fonction et un signe (qu’ils sont) sur la bonne voie ». Les États-Unis peuvent également compter sur Wall Street qui signe chaque semaine, ou presque, record sur record. La place new-yorkaise — première place boursière mondiale — affiche ainsi des performances remarquables selon Gérard Blandin, directeur des rédactions du Revenu, avec une hausse de « 29 % en un an, 42 % en trois ans, 100 % en cinq ans, 202 % en dix ans ».
Mais l’encerclement économique américain ne se traduit pas qu’en termes purement numéraires. Dans l’infrastructure même des échanges mondiaux, Washington jouit d’atouts de taille : le dollar en reste l’étalon et le pays dispose des moyens de bloquer toute transaction passant par le réseau SWIFT (le plus important réseau interbancaire mondial — et quasiment le seul), comme en 2018 lors de son offensive économique contre l’Iran. Une offensive que le ministre allemand des Affaires étrangères d’alors avait qualifiée d’atteinte à la « souveraineté » de l’Europe, nombre de ses membres ayant des intérêts dans ce pays.
Dans une situation de servitude involontaire, la France avait donc décidé de créer son propre système de lutte anticorruption, notamment via la loi Sapin II de 2016, afin d’échapper à la coercition américaine.
Des progrès « remarquables » concernant la Corruption d’Agent Public Étranger (CAPE)
Dans ce cadre, l’Hexagone est évalué, depuis 2012, par l’OCDE (lointaine héritière de l’Organisation européenne de coopération économique, créée pour gérer l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall) concernant la mise en œuvre de l’infraction de CAPE. Devenue « crédible » grâce à des progrès « remarquables », selon le rapport de l’organisation de décembre 2021, la France n’est cependant pas encore au niveau selon l’OCDE : ses « acquis récents sont fragilisés par des problèmes structurels de ressources qui affectent l’ensemble des maillons de la chaîne pénale ainsi que par des réformes en cours ».
Au titre de ses acquis qui feraient presque passer l’Hexagone pour le bon élève de l’oncle Sam, plusieurs bons points : « la mise en œuvre de l’infraction de CAPE », la création en 2013 du Parquet National Financier (PNF) et d’un service de police judiciaire spécialisé dédié dans la lutte contre la criminalité économique et financière (OCLCIFF), ainsi que l’adoption en 2016 de la loi Sapin II et, en juin 2020, de la circulaire Belloubet qui attesterait de « la volonté de la France de donner pleinement effet à cet arsenal juridique renouvelé ».
La France dispose donc désormais selon l’OCDE d’un « cadre institutionnel et d’outils juridiques modernes et mieux à même de lutter efficacement contre la CAPE ». Depuis 2012, 14 affaires en rapport ont ainsi été résolues, aboutissant à la condamnation de 19 personnes physiques et 23 personnes morales en ciblant des acteurs économiques d’envergure comme Airbus, Bolloré ou Systra. L’organisation internationale regrette cependant la limitation de la durée d’enquête préliminaire à deux ou trois ans (adoptée par le Parlement, le 18 novembre 2021). Elle s’inquiète également de la refonte de l’Agence française anticorruption (AFA) et de ses missions (une proposition de loi ayant été déposée en ce sens le 21 octobre 2021 par Raphaël Gauvain). Elle s’étonne enfin que le PNF et son action soient remis en cause dans les affaires de CAPE. Mais la guerre économique ne se joue pas ici.
L’OCDE appelle in fine la France à remettre en question sa culture pénale en demandant une accentuation de « ses efforts pour développer une justice pénale négociée efficace pour les personnes physiques dans les affaires de CAPE, au risque de remettre en cause l’attractivité des Conventions judiciaires d’Intérêt Public (CJIP) pour les personnes morales », c’est-à-dire la possibilité de payer pour que s’éteigne l’action publique. Elle indique aussi soutenir les « projets de réformes, maintenant anciens, visant à renforcer les garanties d’indépendance du parquet », ce qui aboutirait à une déstabilisation de notre système constitutionnel, dans lequel l’exécutif domine les autres pouvoirs (législatif et judiciaire). Plus surprenant encore, l’organisation gouvernementale pointe du doigt « la loi de blocage, les différents secrets opposables aux enquêtes et les menaces à l’ordre public et aux intérêts fondamentaux de la Nation de l’article 694-4 CPP », comme étant des freins à une « entraide judiciaire prompte et efficace entre les pays », sans se soucier des atteintes possibles à la souveraineté française.
Enfin, L’OCDE invite la France à soumettre, en fin d’année, un rapport oral sur les mesures prises pour mettre en œuvre « l’augmentation des moyens et ressources dont sont dotés les enquêteurs et les magistrats (…), la préservation du rôle du PNF dans la résolution des affaires de CAPE (…), la préservation du rôle de l’AFA en matière de développement et de contrôle des mesures de conformité par les entreprises ».
Problème : si la France reste un des pays les moins bien loti judiciairement parlant, elle ne dispose pas non plus de largesses comptables, la dette s'élevant à 115,3 % du PIB à la fin 2021 selon le gouvernement. Les demandes de l’OCDE risquent donc fort de rester lettre morte. Pour le meilleur… et peut-être pour le pire.
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