Le conflit en Ukraine a une fois de plus mis en lumière la dépendance critique des pays de l’Union européenne aux hydrocarbures russes. Depuis la Révolution orange de 2004 et les tensions croissantes des relations russo-ukrainiennes, diverses crises – notamment en 2006 et en 2008 – ont déjà permis de mettre en avant les dangers de cet assujettissement énergétique. Pourtant, peu d’actions ont été mises en place afin d’infléchir la politique européenne en la matière.
Craignant une pénurie de gaz pour l’hiver 2022-2023, l’Union européenne s’est empressée de se tourner vers d’autres pays exportateurs. Sortant de la politique de contrats sur le long terme dans laquelle elle était engagée depuis plusieurs décennies déjà, elle a multiplié les contrats de court terme avec divers acteurs controversés tels que l’Azerbaïdjan, le Qatar ou encore Israël. Ces nouveaux accords, coïncidant parfois avec la découverte d’importantes ressources gazières, viennent re-modéliser les rapports de force, voire générer de nouvelles relations et tensions sur les plans géopolitiques et géoéconomiques dans certaines régions du globe, et notamment autour du bassin méditérannéen.
Historiquement, ce sont dans les anciennes républiques de l’Union soviétique, dès 1946, que les premiers contrats d’importations de gaz russe sont signés. En Europe de l’Ouest, le pétrole demeure au centre du mix énergétique jusqu’au milieu des années 1970. Dès lors, un tournant s’opère dans la politique européenne, avec une augmentation sensible des contrats passés avec Moscou. La diminution des réserves gazières européennes, combinée à d’importantes découvertes de gisements en Russie, en font le partenaire idéal pour les pays européens, et ce à long terme. Tournant le dos aux États-Unis, farouchement opposés à ces accords, la RFA signe un accord avec l’Union Soviétique pour l’importation de gaz russe dans le cadre d’une politique de détente placée sous l’égide du chancelier Helmut Schmidt. Cette fameuse “Ostpolitik” marque le début de la dépendance allemande aux hydrocarbures russes. La France, quant à elle, signe ses premiers contrats avec la Russie en 1975. Rapidement, la Russie acquiert la mainmise sur la quasi-totalité du réseau de gazoducs traversant l’Europe, possédant non seulement la ressource mais également l’infrastructure gazière. C’est notamment le cas du gazoduc Yamal-Europe, alimentant les Pays-Bas, la Belgique, la Pologne et l’Allemagne, détenu par Gazprom. En 2008, le choix de Moscou de couper le gaz à Kiev fait prendre conscience aux pays européens et en particulier à l’Allemagne, des dangers d’une trop grande dépendance à l’égard de la Russie, susceptible d’utiliser « l’arme énergétique » comme moyen de pression politique.
Etat des lieux de la production gazière européenne
A l’aube de la guerre en Ukraine, la production domestique de l’Union européenne représente 12 % de sa consommation. Statistiquement, la production gazière de l’Europe hors Russie est en baisse constante depuis le début des années 2000 et ce malgré l’augmentation continue de la production norvégienne. Ce phénomène s’explique par le tarissement des champs gaziers en mer du Nord. Ainsi, les productions déjà faibles d’acteurs historiques tels que les Pays-Bas et le Royaume-Uni (respectivement 22 milliards de mètres cubes et 32,7 milliards de mètres cubes en 2021) devraient encore s’affaiblir dans les années à venir.
Source : Eurostat – Juin 2021
Depuis le début du conflit en Ukraine, et notamment suite à l’arrêt pour entretien du gazoduc Nord Stream, les exportations gazières de la Norvège ont fortement augmenté. Oslo, à qui le conflit profite sur le plan économique, s’est opposée au projet de plafonnement des prix du gaz proposé par l’Union européenne. En effet, les revenus pétro-gaziers du pays ont fortement augmenté, passant de 830 milliards de couronnes en 2021 (84 milliards de dollars) à 1 500 milliards de couronnes en 2022 (152 milliards de dollars). Sa production devrait se maintenir à son niveau actuel jusqu’à 2030 avant de décliner à son tour.
Cependant, le déclin de la production européenne pourrait être atténué au cours de la décennie 2030 par l’exploitation des nombreux champs gaziers situés dans la zone économique exclusive très disputée de la partie indépendante de Chypre.
L’Europe à la recherche de nouveaux fournisseurs gaziers
La crise de l’énergie a fait prendre conscience à l’Union européenne – une deuxième fois – de l’importance que revêt la diversification des sources d’approvisionnement. Afin de réduire sa dépendance aux hydrocarbures russes, l’UE a multiplié les accords énergétiques.
Divers pays européens, à l’image de l’Italie ou encore de la Slovénie, ont conclu des accords gaziers avec l’Algérie. Avant le conflit en Ukraine, la part du gaz algérien représentait 13 % des importations européennes totales soit environ 18 milliards de mètres cubes (bcm) par an en 2021. Depuis février, les dirigeants européens multiplient les visites au sein du pays afin d’obtenir une hausse des exportations gazières. Il est toutefois peu probable que l’Algérie puisse être une alternative au gaz russe. En effet, le gazoduc Transmed, reliant l’Algérie à l’Italie, n’a qu’une capacité de 32,7 bcm par an, ce qui est insuffisant au vue de la consommation européenne. La situation est la même pour le gazoduc Medgaz reliant l’Algérie à l’Espagne, limité à 8 bcm par an. En outre, le pays, dont la consommation interne ne fait qu’augmenter depuis vingt ans, devrait connaître son pic de production dès 2025, limitant ses capacités d’exportation de GNL à long-terme.
Le plus retentissant des contrats signés par l’Union européenne est certainement celui avec l’Azerbaïdjan en juillet. Entre 2021 et 2022, les importations de gaz azerbaïdjanais en Europe ont augmenté de 30 %, passant de 9,3 bcm à 12 bcm. Un doublement de ces quantités est prévu pour l’année à venir. En dépit de la hausse importante de ses exportations en 2022, le pays devrait demeurer un partenaire mineur de l’Union européenne compte tenu des limites de ses capacités d’extraction.
Crédits : Vincent Moury (délégué général GIIGNL) – novembre 2022
De manière générale, on observe que l’Union européenne s’est tournée vers le gaz naturel liquéfié (GNL) afin de reconstituer ses réserves à l’aube de l’hiver 2022-2023. Au cours des 10 premiers mois de l’année, les importations de GNL sur le continent européen ont en effet augmenté de 64 % contre 5,1 % au niveau mondial par rapport à la même période en 2021. La part du GNL dans le mix gazier européen devrait encore croître dans les années à venir. D’ici fin 2024, les capacités d’importation de GNL de l’Union européenne devraient encore augmenter de 34 % par rapport à fin 2021. On dénombre pas moins d’une vingtaine de terminaux méthaniers en construction ou bien en projet. Cependant, il faut tout de même noter que la reconstitution des réserves gazières européennes pour l’hiver 2022-2023 a été facilitée par la baisse de la demande asiatique, avec en tête la Chine et sa politique “zéro covid”. Or, avec le probable redémarrage de l’économie chinoise en 2023, l’Europe pourrait connaître de nouvelles difficultés d'approvisionnement lors de l’hiver 2023-2024. La demande de gaz des pays asiatiques devrait poursuivre sa croissance, ce qui pourrait générer d’importants bouleversements tant géopolitiques. En effet, majoritairement tournés vers le GNL, les pays d’Asie pourraient tirer à la hausse les prix internationaux, ce qui s’avèrerait extrêmement nocif pour une économie européenne déjà très fragilisée.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, avec une hausse de plus de 46 % sur les neuf premiers mois de l’année par rapport à 2021, l’Europe n’a jamais importé autant de GNL provenant de Russie (16,5 bcm). Plus précisément, ce GNL provient des champs russes de Yamal et Portovaya, respectivement exploités par Novotek et Gazprom. Le français TotalEnergies et l’espagnol Naturgy ont tous deux des contrats de long terme avec Novotek qu'ils honoreront tant qu’aucune sanction européenne ne sera prise à l’égard du GNL russe. Cette situation s’explique notamment par la nécessaire reconfiguration du transport gazier consécutivement au sabotage des gazoducs Nord Stream survenu en septembre 2022.
Crédits : Rystad Energy
Le 15 juin 2022, Ursula von der Leyen a signé un accord tripartite au Caire afin d’acheminer en Europe du gaz provenant d’Israël et liquéfié en Egypte. Le gaz israélien, issu des gisements offshores de Leviathan, Tamar ou de Dalit, sera amené par gazoduc jusqu’aux terminaux de liquéfaction égyptiens de Damiette et d’Edkou. L’Union européenne envisage d’importer 7 bcm de GNL dès cette année, chiffre qui pourrait doubler l’an prochain.
La part du GNL qatari et américain dans le mix-gazier de l’Union européenne a explosé depuis le début de l’année. Doha se positionne aujourd’hui comme un hub de GNL incontournable à l’échelle mondiale comme en témoigne le contrat majeur signé avec Berlin le 29 novembre 2022 afin d’approvisionner l’Allemagne en gaz naturel liquéfié durant 15 ans. Une autre part importante de ce gaz provient des Etats-Unis. Selon Ursula von der Leyen, « les exportations de GNL des États-Unis vers l’Union européenne ont presque triplé » depuis le début de l’année.
De nouveaux contrats qui bouleversent les rapports de force en Méditerranée et dans le Caucase
En raison de ses difficultés d’approvisionnements gaziers, l’Union européenne se retrouve aujourd’hui dans un rapport de force défavorable, l’obligeant à faire des concessions non seulement économiques mais également idéologiques.
Le contrat gazier signé avec l'Azerbaïdjan est particulièrement dénoncé en Europe. En effet, l'accroissement des exportations de Bakou ne découle nullement d’une hausse de son activité gazière, mais d’un accroissement équivalent de l’importation de gaz provenant directement de Russie. En réalité, le pays contourne les sanctions européennes en exportant du gaz issu de ses propres champs mais satisfait une part croissante de sa demande intérieure par l’importation de gaz russe. En outre, 20 % du capital du principal gisement gazier en mer caspienne, le gisement de Shah-Deniz, est détenu par la société pétrolière russe Lukoil, réputée proche du Kremlin. Par ailleurs, qualifié de « partenaire fiable » par la présidente de la Commission européenne, l’Azerbaïdjan pourrait brandir la menace du gaz voire prendre la décision de couper tout approvisionnement gazier à l’Europe si celle-ci venait à interférer dans l’éventualité d’un nouveau conflit avec l’Arménie.
Une autre cause est l’affaiblissement de la Russie résultant de l'opération spéciale qu'elle mène en Ukraine. En effet, le Kremlin cherche à éviter tout autre conflit dans lequel il serait inévitablement entraîné. Il en va tant de sa crédibilité que de son devoir puisqu’il est l’acteur central de l’Organisation du traité de sécurité collective, dont l’Arménie fait partie. En outre, la Russie cherche à faire du Caucase et de la Turquie un hub central dans sa stratégie d’exportation gazière. Pour y parvenir, elle doit nécessairement s’appuyer sur l’Azerbaïdjan, ce qui explique sa volonté de pacification de la région.
De plus, le tournant nationaliste pris par Ankara et le retour de la doctrine panturque au plus haut sommet de l’Etat turc contribuent à fragiliser la situation de l’Arménie. La Turquie, qui entend également jouer un rôle majeur dans la région, contribue fortement à la hausse des tensions, que ce soit à propos de son rival grec ou bien de la question chypriote. Le pays, n’ayant pas signé le traité de Montego Bay de 1982, considère en vertu du traité de Lausanne de 1923 qu’elle peut disposer librement des eaux de la mer Egée et donc des ressources qui s’y trouvent. En outre, Ankara conteste également la souveraineté terrestre de la Grèce, en revendiquant certaines îles égéennes.
« La Russie cherche à faire du Caucase et de la Turquie un hub central dans sa stratégie d’exportation gazière. Cela exige de maintenir la région dans un climat paisible, propice à l'extraction et au transport des hydrocarbures. »
La Méditerranée orientale est une zone extrêmement riche en ressources gazières et de plus en plus de pays s’intéressent aux potentialités énergétiques de la région, ce qui génère inévitablement des tensions. En témoigne notamment le litige frontalier entre Israël et le Liban quant à leur frontière maritime, ayant récemment fait l’objet d’une médiation américaine. Israël voit sa domination sur la région renforcée. Le pays utilise le levier du gaz afin de pacifier ses relations avec les pays arabes, qui lui sont traditionnellement hostiles. L’accord récemment signé entre l’entreprise israélienne NewMed et le Maroc visant l'exploitation des champs situés au large du Sahara occidental en est la preuve. Au vu des nombreuses tensions actuelles dans la région, cet accord revêt assurément une dimension très politique. Le pays profite de son rapprochement avec les différents acteurs de la région afin de normaliser progressivement son statut international et de faire oublier le différend qui l’oppose à la Palestine depuis des décennies ainsi que ses différentes annexions territoriales illégales d’un point de vue international.
De plus en plus tournée vers la Méditerranée orientale, l’Europe connaît un regain d’intérêt pour le gazoduc EastMed, censé relier les gisements gaziers israéliens à l’Europe du Sud-est. Cependant, le projet est aujourd’hui au point mort en raison des tensions entre les différents acteurs de la région, notamment autour de la question chypriote. La mise en place de l’accord tripartite invite en outre à se questionner sur l’utilité de ce projet, très coûteux tant sur le plan économique que politique.
Crédits : Oil Gas Mediterranean, Gefira, IGI Poseidon, Mda Masr
Un autre inconvénient majeur est la proximité entre Alger et Moscou. Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie, candidate à l’adhésion aux BRICS, demeure un pays peu démocratique, susceptible de couper l’approvisionnement en cas de désaccord politique. Il convient également de prendre en compte les tensions géopolitiques au Maghreb, essentiellement avec le Maroc au sujet du Sahara Occidental.
Le choix de l'UE de faire monter en puissance le GNL dans le mix gazier européen entraîne des répercussions majeures d'un point de vue économique et éthique. D’abord, le GNL est en moyenne 20 % plus cher que le gaz traditionnel. Malgré la posture délicate de son allié européen, les Etats-Unis ne se privent pas de la situation pour écouler leur production à des prix extrêmement élevés. Ensuite, la hausse des prix du GNL pénalise fortement certains pays tels que le Bangladesh ou le Pakistan, obligés de mettre en place des restrictions d’énergie importantes qui pénalisent leur économie. L’UE utilise en effet l’argument financier afin de détourner de leur destination initiale une partie des méthaniers.
Par ailleurs, l’importation de GNL se révèle être désastreuse sur le plan environnemental. De l’extraction à la distribution, le processus se caractérise par des pertes notables ainsi que par une consommation d’énergie importante lors phases de liquéfaction et de regazéification. Face à cette crise énergétique sans précédent, l’UE aura des difficultés à atteindre ses objectifs en termes de transition énergétique. De plus, le plan énergétique RePowerEU, proposé le 18 mai 2022 par Ursula Von Der Leyen, peine à convaincre les acteurs européens.
Grégoire Loux
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