Si les différentes sanctions prises par les pays occidentaux à l’encontre de la Fédération de Russie ont des effets mitigés, l’industrie aéronautique civile russe connaît depuis plusieurs mois des difficultés croissantes, ponctuées par des incidents de plus en plus fréquents.
Dans les faits, les sanctions n’ont que faiblement impacté le trafic aérien russe, demeuré proche de son niveau pré-invasion, avec une baisse de seulement 9% par rapport à 2021. Celui-ci est parvenu à se reconfigurer et se concentre désormais essentiellement sur le marché intérieur. À l’international, l’Ouest est délaissé par la clientèle russe, celle-ci se tournant à présent vers d’autres pays tels que la Turquie, la Chine, l’Égypte, ou encore la Thaïlande. Pourtant, l’apparente bonne santé du trafic aérien russe masque les nombreuses difficultés du secteur aéronautique civil, qui semble traverser une zone de fortes turbulences et dont l’avenir semble très incertain.
Sanctions occidentales à l’encontre du secteur aéronautique civil russe: quelles conséquences ?
Les différents volets de sanctions mis en place par les pays occidentaux ont progressivement impacté les chaînes d’approvisionnement aéronautiques russes. Les sanctions concernent non seulement le survol de l’espace aérien des pays occidentaux, mais également l’exportation vers la Russie de biens, de technologies et de services destinés aux secteurs aéronautique et aérospatial. Tous les acteurs, allant des constructeurs aux compagnies aériennes, sont directement ou indirectement touchés.
D’abord, les compagnies nationales, dont les aéronefs sont enregistrés en Russie, ne parviennent plus à s’approvisionner convenablement en pièces détachées. De ce fait, de nombreux appareils, pourtant toujours présents dans le ciel russe, ont déjà dépassé leur date d’entretien. Sur les 696 avions volant actuellement sous pavillon russe, 77% sont issus des usines d’Airbus ou de Boeing. Le retrait des deux grands constructeurs et de leurs fournisseurs pénalise fortement le marché aéronautique russe, incapable de se fournir en composants essentiels à la maintenance des appareils. En 2022, 170 avions auraient dû passer une visite de classe “C” (vérification complète de la structure et des systèmes de l’avion) et 55 une visite de classe “D” (maintenance lourde impliquant un démontage complet de l’avion). En 2023, ces chiffres s’élevaient à respectivement 159 et 85. La maintenance est désormais effectuée par des entreprises russes (notamment le groupe VTS), manquant à la fois de pièces détachées et de savoir-faire. Ainsi, la plupart des compagnies aériennes recourent à la “cannibalisation” d’appareils en incapacité de voler.
Par conséquent, bien qu’il soit complexe d’obtenir des données exactes, on observe un nombre croissant d’incidents et d’accidents sur le territoire de la Fédération de Russie. Ces derniers mois, les avions russes ont connu divers dysfonctionnements, notamment ponctués par des atterrissages d’urgence et des sorties de piste. Récemment, le 12 septembre 2023, un A320 d’Oural Airlines a dû effectuer un atterrissage d’urgence dans un pré, consécutivement à un problème hydraulique. De la même manière, les logiciels des aéronefs de manufacture occidentale ne sont plus mis à jour depuis de nombreux mois, ce qui pourrait générer des problèmes de sécurité supplémentaires ainsi que des problèmes de navigabilité. Ainsi, dans les mois à venir, le nombre d’Airbus et de Boeing dans le ciel russe devrait progressivement se réduire.
Ensuite, les constructeurs russes connaissent de fortes contraintes en termes d’approvisionnement. Les avions fabriqués sur le territoire russe, notamment le Yakovlev SJ-100 (anciennement baptisé SSJ-100) et l’Irkout MC-21, sont impactés. En effet, le retrait des grandes sociétés aéronautiques occidentales, à l’image de Safran, Thalès ou encore Liebherr, a obligé le conglomérat étatique civilo-militaire UAC (United Aircraft Corporation) à réduire drastiquement la part des composants occidentaux, s’élevant à 70% dans les premières versions de ces appareils. Qu’il s’agisse des systèmes propulsifs, des systèmes électriques et hydrauliques ou encore des trains d’atterrissage, plus de 30 sous-systèmes sont concernés, et ce seulement pour le SJ-100. Par ailleurs, en raison des sanctions occidentales, le groupe UAC a dû se retirer du CR929, projet d’avion commun lancé par la Chine et la Russie en 2017. La Russie espère tout de même fournir le moteur PD-35 ainsi que les ailes composites, déjà qualifiées pour le MC-21.
Quelles solutions et quel avenir pour l’industrie aéronautique civile russe dans un contexte toujours plus déprimé ?
La Russie a mis en place une stratégie de “russification” des avions développés par le groupe UAC dès la fin des années 2010, à la fois pour des raisons d’indépendance stratégique, mais également pour des raisons économico-financières. Une stratégie qui s’est accélérée depuis le début du conflit en Ukraine et qui s’avèrerait fructueuse, puisque l’avionneur devrait prochainement obtenir une certification pour son SJ-100 quasi “russifié”, permettant une mise en service dès 2024 sur le marché intérieur. Par la suite, Yakovlev compte assembler une vingtaine d’appareils par an, avec pour objectif la livraison de 142 avions d’ici 2030 (contre 661 livraisons pour Airbus et 480 livraisons pour Boeing en 2022). Le MC-21 “russifié”, quant à lui, devrait connaître une mise en service plus tardive, à partir de 2025.
Cependant, de nombreux d’experts mettent en doute la performance de composants 100% russes, à l’image des turboréacteurs PD-8 et PD-14. Certains affirment même que l’insuffisance de main-d’œuvre et de certaines compétences clés pourraient compromettre définitivement la stratégie russe. En témoignent les premiers modèles du SJ-100, qui demeureront équipés de turboréacteurs SaM146, fabriqués par le français Safran et le russe NPO Saturn.
L’industrie aéronautique russe s’est appuyée sur l’expertise iranienne, qui s’est forgée pour contourner les embargos imposés sur les approvisionnements en pièces détachées. Plusieurs solutions sont mises en œuvre. D’une part, les compagnies aériennes russes profitent de leurs escales dans des pays amicaux ou neutres, notamment en Iran, en Turquie, en Chine, aux Emirats arabes unis, en Arménie, au Kazakhstan et au Kirghizistan pour tenter de se fournir en pièces détachées et réaliser les maintenances essentielles pour leurs aéronefs. Ces pays laissent les compagnies aériennes et les entreprises aéronautiques russes acheter des pièces de seconde main à des revendeurs spécialisés, souvent extraites d’appareils démantelés, échappant ainsi aux radars occidentaux. Ce marché s’élèverait à environ 900 millions d’euros.
En outre, l’étude par Verstka des données douanières montre que les compagnies aériennes Aeroflot, S7, Pobeda et Rossiya ont acheté des pièces pour respectivement 47 millions de dollars, 35 millions de dollars, 13 millions de dollars et 15 millions de dollars. Selon le Silverado Policy Accelerator, une organisation à but non lucratif américaine, la Chine est le principal exportateur de pièces détachées vers la Russie depuis l’invasion, représentant environ la moitié de toutes les expéditions, suivie par l’Inde. D’autre part, les entreprises aéronautiques russes s’appuient sur des réseaux illégaux, qui tentent de contourner les restrictions en faisant transiter les marchandises par une série d’acheteurs fantoches, souvent situés au Moyen-Orient et en Asie. Pourtant, face à la pénurie, les autorités russes ont autorisé dès décembre 2022 l’usage de pièces non originales produites par les entreprises aéronautiques russes, souvent bien plus chères et non certifiées.
Les difficultés rencontrées par le secteur aéronautique russe profitent aux Emirats Arabes Unis et à l’Arabie Saoudite, qui tentent d’attirer des ingénieurs russes afin de développer leur propre industrie aéronautique. Ainsi, en mars 2023, UAC a signé un accord avec la société aboudabienne Mark AB Capital Investments afin de lui revendre l’intégralité de sa participation dans l’entreprise vénitienne SuperJet International (SJI), entreprise chargée du marketing et des ventes du SJ-100. Dès lors, SJI sera détenue à 49% par Mark AB, à 41% par Studio Guidotti et à 10% par Leonardo. En juin 2023, SJI et Mark AB ont signé un protocole d’accord afin d’établir d’ici 2025 une ligne d’assemblage finale à Abu Dhabi. D’ici 2026, SJI compte également créer une chaîne d’approvisionnement en Italie et aux Emirats Arabes Unis, pour un investissement évalué à 200 millions de dollars.
Grégoire Loux
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