Quel est le potentiel offensif du nouvel arsenal juridique chinois en matière de lutte contre la corruption ? Imaginons l’impensable : un chef d’entreprise condamné à mort après avoir corrompu un agent public pour obtenir un appel d’offre et ainsi mettre un pied dans le marché malaisien.
Ces dernières années, de nombreuses affaires ont illustré l’utilisation du droit comme outil de confrontation diplomatique et même de guerre économique. L’un des exemples les plus marquants est l’affaire de la princesse de Huawei, concernant l’arrestation de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, en décembre 2018. Les autorités canadiennes l’ont arrêtée à la demande du Department Of Justice (DOJ) pour l’extrader vers les États-Unis, où elle est accusée de fraude bancaire et de violation des sanctions américaines contre l’Iran. Sous plusieurs aspects, il est possible d’avancer que son arrestation pourrait être une réaction du gouvernement américain au développement du réseau d’antennes 5G de Huawei en Europe et en Amérique du Nord. En représailles de cette arrestation, la Chine arrêtera deux Canadiens en les accusant de mener des « activités illégales ». Il est impossible de produire une preuve irréfutable concernant l’utilisation de la stratégie d’arrestation comme levier de pression sur une entreprise et un gouvernement étranger : c’est pourquoi il est impératif d’adopter une perspective critique et de s’interroger sur les motivations des parties impliquées.
Pour apporter du contexte sur le développement du corpus juridique Chinois, il est important de noter que, bien que le système juridique chinois suive les principes du droit international sur la forme, les valeurs fondamentales sont différentes. La République populaire de Chine (RPC) considère son droit interne comme supérieur aux lois internationales, les autorités chinoises ont donc un pouvoir discrétionnaire. Cela peut s’expliquer par l’empreinte du confucianisme et la recherche de l’unité des peuples en Chine, alors que paradoxalement, l’inflation législative que connaît le pays depuis son entrée à l’OMC provoque une absence de prévisibilité dans l’interprétation des textes juridiques et en conséquence une inégalité de traitement en fonction des localités chinoises.
En matière de lutte anti-corruption en Chine, les procès criminels pour corruption sont généralement initiés par le Bureau central de la Commission de la discipline de l’État, sur recommandation d’une unité de lutte contre la corruption relevant du Parti communiste chinois. Le Bureau central mène une enquête approfondie et présente son dossier au procureur. Si une action en justice est intentée, le suspect doit faire face à un tribunal pénal qui est contrôlé par le gouvernement. Les procès criminels pour corruption sont généralement rapides et le taux de condamnation élevé. Les peines pour la corruption peuvent aller jusqu’à la prison à perpétuité et à l’exécution dans les cas les plus « graves » (article 48 du code pénal chinois), une notion bien vaste donc.
Autopsie d’une offensive chinoise contre la corruption
Pour illustrer le potentiel offensif de l’utilisation du droit chinois, envisageons ensemble ce qui aujourd’hui nous apparaît inconcevable. Un homme d’affaires européen se rend en Malaisie pour obtenir un contrat et rencontre un haut fonctionnaire chinois influent qui lui propose son soutien en échange d’une somme d’argent. L’entrepreneur européen finit par verser un pot-de-vin à ce fonctionnaire chinois, qui se charge alors de faire retirer les entreprises chinoises de l’appel d’offres. Toutefois, lors d’un voyage d’affaires en Chine, les autorités chinoises enquêtent sur des rumeurs de corruption. Le Bureau central de la Commission de la discipline de l’État chinois, une entité chargée de la lutte contre la corruption sous l’égide du Parti communiste chinois, prend l’affaire en main. Les investigations révèlent le pot-de-vin versé par l’homme d’affaires européen au fonctionnaire chinois. Le dirigeant européen est alors amené devant un tribunal pénal chinois et est condamné à la peine capitale pour avoir nuit aux intérêts légitimes de l’État chinois et compromis l’intégrité de ses institutions.
Les arguments étaient incontestables :
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L’entreprise étrangère a lésé des entreprises chinoises pour s’implanter sur le marché malaisien grâce à des méthodes illégales, ce qui a porté atteinte à la concurrence loyale et à l’équité sur le marché international.
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La corruption a nui à l’économie chinoise en permettant à une entreprise étrangère d’accéder au marché chinois en utilisant des moyens illégaux plutôt que d’investir légitimement dans l’économie internationale.
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L’entreprise étrangère, en choisissant de corrompre une personne politiquement exposée, a fait preuve d’un manque de respect envers les valeurs et les normes de la société chinoise, ainsi que d’une absence de considération pour l’intérêt général.
S’il semble peu probable que le Parti communiste chinois décide d’exécuter le dirigeant de la société de technologie étrangère en détention, malgré les accusations portées contre lui. Une telle action risquerait de mettre la Chine à dos la communauté internationale et d’effrayer un grand nombre d’entreprises occidentales opérant sur son territoire. La volonté de construire la soumission étant à la racine de la conception chinoise de la confrontation avec la fameuse maxime de Sun Tzu « gagner sans combattre », il est évident que cette enquête et cette condamnation servent des intérêts qui vont bien au delà de l’éthique nationale de l’empire du milieu : la condamnation pourrait faciliter l’absorption de l’entreprise par un groupe chinois, ou la vente forcée de licences ou de brevets. Sans oublier l’obligation pour l’entreprise étrangère de partager toutes ses informations avec le Parti communiste chinois qui doit veiller à ce que l’entreprise se conforme désormais scrupuleusement aux directives de Pékin en la matière, et tant pis pour les fuites de données…
Si une entreprise vend des produits comme des sucettes, les conséquences d’une acquisition étrangère sont moins préoccupantes; en revanche, si la société en question détient un avantage concurrentiel stratégique qui permet d’assurer une partie de l’autonomie décisionnelle de la France, la situation devient nettement plus délicate à gérer. La Chine devient alors un maillon dans cette chaîne de valeur, au sein de ce secteur stratégique, et pourrait s’en servir comme moyen de pression à l’avenir. De cette manière, le jour où des désaccords diplomatiques entre la France et la Chine apparaissent, Pékin pourrait tirer parti de sa position dans cette chaîne de valeur afin d’exercer une pression sur Paris.
Certains lecteurs se posent sans doute la question suivante : dans notre scénario fictif, comment la Chine a-t-elle pu condamner cet homme d’affaires pour corruption alors que le délit a été commis en dehors de son territoire ? La réponse réside dans l’extraterritorialité du droit chinois, un principe juridique qui permet à un État d’étendre sa juridiction au-delà de ses frontières et d’appliquer ses lois à des actes commis à l’étranger. En d’autres termes, l’État peut poursuivre et condamner des individus pour des actes illégaux perpétrés hors de son territoire. En ce qui concerne la Chine, elle a adopté une loi en 2014 qui lui permet de poursuivre les individus pour des infractions de corruption commises en dehors de son territoire, avec le traité anticorruption de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation). Un nouveau corpus législatif voté en 2018 vient renforcer les premières dispositions extraterritoriales, notamment avec l’ajout de nouvelles dispositions pour les entreprises et les individus étrangers impliqués dans des actes de corruption à l’étranger. La chine n’a rien inventé, et elle s’inspire même de son rival moderne pour étoffer son arsenal juridique : en effet, ce sont les États-Unis qui ont été les véritables précurseurs de l’extraterritorialité et de son utilisation à des fins stratégiques.
La « loi sur la protection de l’Amérique contre les adversaires par sanctions » (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act – CAATSA) est un exemple concret de l’extraterritorialité du droit américain utilisé à des fins stratégiques. Cette loi, adoptée en 2017, a été conçue pour étendre les mesures punitives précédemment imposées par des décrets et les convertir en loi et imposer des sanctions économiques contre des pays comme la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. En août 2018, la Chine a été ajoutée à la liste des pays visés par la CAATSA en raison de son achat de systèmes de défense antiaérienne russes. De manière très similaire à ce que les États-Unis avaient fait alors, la Chine a sanctionné Lockheed Martin et Raytheon après que Pékin ait promis de prendre des « contre-mesures » en réponse à la destruction par les États-Unis d’un ballon de surveillance chinois entré dans l’espace aérien américain. Les deux entreprises sont maintenant sur la liste noire de la Chine, interdites d’importation, d’exportation et d’investissement dans le pays. Les entreprises ont également été condamnées à des amendes « deux fois le montant » de leurs ventes d’armes à Taïwan, remontant à septembre 2020, et leurs cadres supérieurs seront interdits d’entrée et de travail en Chine.
Un scénario pour l’heure peu envisageable
À ce jour, il est peu probable qu’un tel scénario se produise pour la simple et bonne raison que la Chine est elle-même miné par la corruption et les États étrangers se mettraient également à arrêter des hommes d’affaires chinois pour corruption, des actifs seraient probablement gelés et cela serait le point de départ d’un accroissement des tensions diplomatiques et économiques avec l’occident que la Chine ne souhaite pas. La Chine est justement en train de lutter contre la corruption, allant même jusqu’à la mise en place d’un système de surveillance électronique pour les fonctionnaires. Des premiers signes d’améliorations dans ce sens sont notés, notamment sur l’indice de perception de la corruption, ou les 1,4 milliards de fonds recouvrés après les opérations « foxhunt » et « skynet ». Les différentes personnalités chinoises comme Jack Ma (entrepreneur, fondateur et actionnaire d’Alibaba) ou la tenniswoman Peng Shuaix, qui ont disparus de la vie publique après avoir publiquement critiqué le régime sont une autre preuve que le gouvernement communiste ne fait pas de quartier quand il s’agit de mener sa stratégie à bien et de défendre sa réputation, aussi aucun fonctionnaire peu importe son grade n’est à l’abri.
Ainsi la question mérite d’être posée : une fois que la Chine aura réussi à résoudre son problème de corruption, est-ce que les entreprises occidentales, européennes, françaises, auront su appréhender ce risque ?
Dans ce contexte, il est essentiel pour les entreprises de respecter les lois anti-corruption chinoises, en mettant en place un programme de conformité efficace. Il doit identifier les risques de corruption et les vulnérabilités de l’entreprise et déployer des mesures pour les atténuer. Ce sont les départements de conformité qui ont pour mission d’élaborer les politiques et les procédures nécessaires pour garantir le respect des législations anti-corruption chinoises : des due diligence sur les partenaires commerciaux, les intermédiaires, à la formation des employés sur les risques de corruption et les comportements à éviter. Par ailleurs, le programme de conformité doit inclure un mécanisme de signalement des violations, pour permettre aux employés de signaler en toute sécurité et de manière confidentielle les actes de corruption ou de non-conformité doit également être inclus dans le dispositif. En agissant de manière proactive via leurs départements de conformité, et en assurant un suivi des dispositifs d’extraterritorialité, les entreprises peuvent prévenir les sanctions, les amendes et les dommages à leur réputation associés aux actes de corruption. Est-ce que les politiques publiques en Europe poussent suffisamment dans ce sens ? Le débat est lancé.
Arnaud Bossy Casteret pour le club droit de l’AEGE
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