Après de longues années de conflit commercial et légal, l’UE et les USA ont suspendu les sanctions à l’OMC qui impactaient Airbus et Boeing, une décision cruciale pour le futur des deux avionneurs dans un contexte de montée de la concurrence chinoise notamment sur le marché asiatique. Retour sur 20 ans de guerre de l’information qui pourraient se solder par une alliance face à COMAC.
Pendant près de deux décennies, une guerre de l’information a fait rage entre Airbus et Boeing. Elle a initialement été articulée autour de l’utilisation de subventions européennes pour soutenir le développement de certains projets de l’avionneur du Vieux Continent. Boeing, à travers l’appareil d’État américain dénoncera ces financements comme contraires aux règles imposées par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ce qui aura pour effet de mettre le feu aux poudres. Entre 2004 et 2021 l’évolution des méthodes a fait de cet affrontement un cas d’école de la guerre économique, bien que la hache de guerre semble avoir été enterrée aujourd'hui. L'arrivée de nouveaux compétiteurs sur un marché stratégique réussirait-elle à sceller une alliance jusqu’ici inimaginable entre Airbus et Boeing dans le but de protéger leurs situations de duopole ?
La genèse d’un combat informationnel entre deux titans
Dans les années 1980, alors qu’Airbus arrive enfin à se faire une place sur le marché des appareils de transport civil américain, Boeing en situation de monopole voit sa position menacée et doit réagir. Washington reprochera à l’UE de financer le développement d’Airbus hors des limites fixées par l’OMC. Une accusation qui fait sourciller du côté des Européens, soucieux de défendre leur champion économique et suspicieux des subventions versées à Boeing à travers certains contrats annexes comme ceux de la NASA et d’autres entités qui supportent les industries de défense américaine.
Ces accusations se sont soldées en 1992 par la signature d’un accord entre l’UE et les USA visant à réguler les financements des deux avionneurs. Cependant en 2003, le président de Boeing, Phil Condit, est poussé à démissionner suite à son implication ainsi que celle d’autres membres de son administration dans des affaires de corruption, notamment auprès de membres du Sénat. Harry Stonecipher prend alors la tête du groupe et la position de Boeing vis-à-vis des accords de 1992 change.
En 2004, Boeing est dans la tourmente et subit encore les effets socio-économiques de plans de restructurations massifs ainsi que des attentats du 11 Septembre où la firme a vu deux de ses B767 heurter les tours du World Trade Center, faisant près de 3000 morts. De plus, après les accusations de corruption, Boeing doit regagner la confiance de Washington et de l’opinion publique. La stratégie de Stonecipher vise alors à faire d’Airbus l’ennemi public numéro 1. Il blâmera la firme européenne pour les 40 000 emplois qui ont été supprimés par Boeing entre 2002 et 2003 et justifiera les restructurations en indiquant que les aides qui ont été perçues par Airbus pour développer leurs appareils ont entraîné une concurrence déloyale et une perte de parts de marchés qui menace des centaines de milliers d’emplois américains.
Le pari est remporté pour Stonecipher qui parvient à obtenir le soutien de ses équipes comme le confirmera le New-York Times en Juillet 2004: “Plusieurs cadres de la division des appareils commerciaux de Boeing ont laissé entendre qu’il existait depuis un certain temps une volontée de raviver les questions autour des subventions d’Airbus.”
Après avoir fait le ménage au sein de la compagnie en revoyant le système de gouvernance, Stonecipher se penche du côté de Washington: il y trouvera une caisse de résonance avec le soutien de George W. Bush qui annonce lors d’un discours devant les employés de Boeing qu’il pense que les subventions accordées à Airbus sont illégales et qu’il n’exclut pas de saisir l’OMC en conséquence. Dès lors, l’échiquier se fixe avec d’un côté Airbus et l’UE et de l’autre Boeing et Washington. Le soutien de George W. Bush – en pleine campagne pour sa réélection – et de Robert Zoellick pour déposer la plainte à l’OMC permettront de déclencher une enquête sur les financements d’Airbus depuis son lancement et les USA se retirent unilatéralement du traité de 1992.
En réponse à la plainte déposée par Washington, L’UE déposera à son tour une plainte à l’OMC dont les justifications seront relayées par la presse internationale. Bruxelles accuse Boeing d'avoir bénéficié de financements illégaux à travers des déductions d’impôts, des abattements fiscaux ainsi que des subventions camouflées sous la forme de marchés attribués par le Department of Defense (DoD). L’UE mentionnera aussi les contrats de recherche et développement de la NASA qui représentent des retombées civiles importantes et le soutien de pays comme le Japon sur le projet 7E7. Enfin, à quelques mois de l’élection présidentielle américaine, Bruxelles ajoutera que la plainte des USA a une motivation politique et non commerciale.
Dès lors, les rideaux se lèvent et s’amorce alors une farouche guerre de l’information (GI) entre les deux géants de l’aéronautique. Pour Boeing qui est sous le feu des projecteurs suite à son changement de direction et ses plans de restructuration massifs, le but est très simple : faire comprendre à Washington et au public américain qu'ils ne sont pas l’ennemi, que les frasques du début des années 2000 sont le résultat de la menace que représente Airbus pour les emplois américains et que l’entreprise est victime d’une concurrence déloyale. En face, Airbus prépare sa défense en se basant sur la démonstration que Boeing est coupable des crimes dont elle accuse le consortium Européen et qu’en plus de cela, la plainte à son encontre est infondée et motivée par des questions de politique intérieure.
On voit alors apparaître dans les deux camps une communication qui vise à soutenir leurs objectifs respectifs en tirant parti des piliers de la guerre de l’information. Aucun des protagonistes ne retient ses coups et la violence des tentatives de déstabilisation entraînera fatalement des erreurs. On verra notamment à plusieurs reprises des tentatives de justification de la part des deux opposants qui se retrouvent alors dans des positions défensives difficiles à soutenir, une attitude symptomatique et représentative du caractère offensif de la GI où la meilleure défense est souvent l’attaque. Ceci implique aussi une complexité tactique puisque les attaques dans le domaine informationnel se doivent d’être légitimées et supportées par un leitmotiv pour être efficace et tirer parti des contradictions dans le discours ou les actes de l’adversaire.
Quelques précisions sur la guerre de l’information par le contenu (GI)
La GI se base sur deux piliers majeurs :
- Créer le doute dans l’opinion publique, en dénonçant des erreurs et en utilisant l’émotivité ;
- Faire naître la mauvaise conscience chez l’adversaire à travers la culpabilité sociétale ou bien par leviers sur l’application du principe de précaution.
Évolution des méthodes et constat à l’heure où l’on enterre la hache de guerre
Les deux camps ont continué de s’affronter pendant 17 ans avec peu de changements sur la position des acteurs. Sur deux décennies, on a pu observer différents cycles d’attaques par l’information entre les deux avionneurs. Le maintien de la posture a été évident à plusieurs reprises comme en 2005 lorsque Boeing et Airbus ont tenté de trouver un accord en dehors du cadre de l’OMC. Mais à la suite du lancement du programme de conception de l’A350, le gouvernement américain et Boeing relancent le conflit commercial auprès de l'OMC. Washington attaque de nouveau Airbus sur la légalité des subventions que la firme allait recevoir pour l'A350 et l'A380. Et de nouveau, Airbus se retourne à son tour contre Boeing, l'accusant de recevoir des subventions pour le développement du 787.
Bien que durant ces 17 années la posture des acteurs ait peu changé, le combat informationnel a évolué pour tirer parti des nouveaux champs d’action à disposition des belligérants. Cela a été le cas quand en 2019, le camp américain sous une nouvelle administration avec à sa tête le président Trump a relancé les hostilités. Ils ont utilisé le même narratif qu’en 2004 autour de l’impact négatif des subventions reçues par Airbus sur les USA et son économie, mais cette fois-ci dans un tweet. Des sanctions économiques s’en sont suivies notamment sur les taxes d’imports de produits européens incluant Airbus.
Plus récemment, les difficultés du programme 737 MAX ont ouvert la voie à de nouvelles attaques informationnelles sur la réputation de Boeing, sa culture d’entreprise et sa capacité à produire des appareils sûrs. Le documentaire Downfall : L’affaire Boeing sorti sur Netflix au début de l’année 2022 prend à parti l’opinion publique en dénonçant des erreurs de conception et de gouvernance depuis la fusion avec McDonnell Douglas en 1997. Le documentaire joue également sur l’émotivité en produisant des témoignages des familles de victimes, qui dénoncent les impacts directs de ces erreurs. Le storytelling est ficelé de manière à créer de la mauvaise conscience dans le camp de Boeing avec des interviews d’anciens employés. Ces derniers expliquent que les raisons de leur licenciement ou de leurs départs volontaires ont eu lieu car ils voulaient dénoncer des erreurs qui pouvaient impacter la sécurité des avions. Ces interviews ont un double effet puisqu’elles représentent aussi une attaque sur la capacité de Boeing à appliquer le principe de précaution par la mise en danger des passagers.
Il est important de noter que tout au long du conflit informationnel, les attaques ne sont jamais directes entre Boeing et Airbus. Les conflits réputationnels représentent autant de risques pour celui qui les mène que celui qui les subit s’il vient à être découvert, passant alors au yeux de l’opinion pour l'agresseur. À l’OMC, la plainte concerne les États-Unis et l’UE, non les deux avionneurs. Également, entre autres, on a aussi pu voir l’utilisation d’ONG, ou parfois des fuites d’informations sur différents sites ayant pour but de nourrir le narratif de l’un ou l’autre des belligérants. Avec le temps, les masques sont tombés ; cependant les vecteurs d’attaques restent dans la plupart des cas des acteurs de la société civile ou des tiers. Les attaques se font de manière simultanée ou en décalée sur les échiquiers étatique, concurrentiel et sociétal. Un détail loin d’être anodin puisque la coordination de ces attaques permet de maximiser l’impact d’une campagne.
Figure 1: Matrice socio-dynamique Airbus
Figure 2: Matrice socio-dynamique Boeing
Prendre du recul sur le positionnement des acteurs sur les échiquiers socio-politiques et dans la matrice socio-dynamique permet de s’interroger sur la possibilité que l’un des deux acteurs puisse remporter la confrontation informationnelle. La situation de duopole est restée incontestée depuis les années 1990 et à ce titre montre la position figée des acteurs sur les 20 dernières années. Avec un public neutre quasi-inexistant, la possibilité de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre était très faible. Cependant, les tendances de la demande et les bonds technologiques effectués par les constructeurs asiatiques pourraient être les déclencheurs d’une nouvelle phase de cet affrontement.
Un besoin d’union dans un monde en train de redevenir bipolaire
En 2021, Washington et Bruxelles se sont accordés sur une suspension des taxes sur les importations pour une durée minimale de 5 ans, une décision majeure en ce qui concerne l’industrie aéronautique. Ce changement de paradigme est initialement expliqué par le fait que des deux côtés on souhaitait se protéger des conséquences de la pandémie de COVID-19, mais ce soudain retournement coïncide aussi avec l’émergence de nouveaux compétiteurs potentiels en Chine. On peut dès lors se demander si cette trêve n’a pour unique but de se protéger des implications de la pandémie, ou bien de permettre aux acteurs de contrer l’arrivée de nouveaux entrants sur des marchés stratégiques ?
L’évolution de la Chine dans le domaine de l’aéronautique a été flagrante, notamment depuis 2017 à travers COMAC et son C919. Les cartes sont en train d’être redistribuées et la boussole de la demande indique plein Est. Ce mouvement a été souligné dans de récents rapports d’Airbus et Boeing sur l’évolution attendue de la demande mondiale dans les années à venir. Dans ce contexte, la certification du COMAC C919 en septembre 2022 indique que l’entrée du fabricant chinois sur le marché convoité des biréacteurs moyen-courrier est imminente. Bien qu’ayant accumulé un retard de 9 ans sur le calendrier de livraison initial, l’appareil semble avoir les performances nécessaires pour devenir un sérieux concurrent des 737, A220 et A320. Dans ce contexte, ni Airbus, ni Boeing ne peuvent se permettre d’ignorer COMAC et s’attendent à faire face à une compétition accrue dans les années à venir.
Les premiers C919 sont attendus pour une entrée en service dans la compagnie China Eastern Airlines au premier trimestre 2023. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle d’Airbus dans les années 1980 avec une pointe d’ironie puisque le premier client US de l’avionneur avait été Eastern Airlines. Au milieu des années 1970, la firme européenne s'est d’abord implantée sur son marché natif avant de partir à l’assaut de la compétition. À ce moment-là, le marché US était de loin le plus important en termes de demande et de trafic et on notera que pour Airbus, la difficulté avait été de pénétrer un marché sur lequel son compétiteur était roi et où de nombreuses barrières à l’entrée avaient été installées. Un combat similaire à celui de David contre Goliath jusqu’à ce qu’en 1973, une expédition commerciale aux USA et en Amérique du Sud réussie permette à Airbus de saisir l’attention outre-Atlantique et d’obtenir son premier client américain dès 1978. Le reste appartient à l’histoire et il n’aura fallu que 10 petites années après son lancement officiel pour qu’Airbus Industries s’accapare 26% de parts de marchés (en valeur USD).
De son côté, COMAC présente l’avantage d’émerger à un moment où la demande explose dans la sphère d’influence directe de la Chine. L’histoire se répète souvent et si l’on s’y réfère, il est légitime de penser que la montée en puissance de l’avionneur chinois a de fortes chances d’être encore plus fulgurante que celle d’Airbus, surtout lorsque l’on considère les tendances actuelles en termes de demande et de croissance pour les années à venir. Pour parvenir à son objectif, COMAC pourrait très bien emprunter quelques ficelles et ruses de la stratégie de capture de marché d’Airbus. Notamment en allant chercher du soutien auprès du motoriste principal pour le C919, CFM international (coentreprise General Electrics/Safran). Airbus avait eu une approche similaire en 1978 ce qui avait permis d’offrir des termes de financement innovants avec des taux variables en fonction de la profitabilité de la compagnie qui opérait l’appareil. En complément, dans un but d’optimisation des coûts, Airbus avait aussi proposé de prendre en charge certains des frais d’opérations de ses jets. Une stratégie que l’avionneur Chinois pourrait tout à fait répliquer et compléter par une approche basée sur la confiance qu’ils ont en leur produit en proposant la mise en service dans certaines compagnies aériennes sur une base de leasing pour les premiers appareils, avec une option pour une commande ferme si les critères de satisfaction sont atteints. Dans ces conditions, il est certain que différentes compagnies pourraient être tentées d’offrir une opportunité à COMAC dans le futur et du côté d’Airbus et de Boeing, il faudra donc indéniablement s’attendre à voir des manœuvres agressives de capture de marché de la part du constructeur Chinois et particulièrement sur le marché asiatique.
L’ennemi de mon ennemi…
L’année 2022 a rebattu les cartes concernant les relations internationales. En Europe, le conflit russo-ukrainien crée la discorde au sein de l’Union et les relations franco-allemande en subissent les conséquences. Du côté de Washington les regards se tournent de plus en plus vers la Chine et bon nombre des tensions actuelles ont été exprimées sous la forme de sanctions économiques. Au vu des évolutions économiques récentes, on peut s’attendre à ce que les acteurs occidentaux repensent leurs positionnements stratégiques et fassent les choix qui leur permettront de préserver la puissance de leurs champions économiques.
Dans ce contexte, les mots du Général De Gaulle prennent tout leur sens : « Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Et dans le domaine de l’aviation civile, les intérêts des US et de l’UE semblent s’aligner. Il n’est donc pas anodin de voir Bruxelles et Washington s’entendre sur la levée des taxes qui impactaient lourdement leurs industries aéronautiques. Avec l’arrivée d’un compétiteur sérieux à l’Est et l’évolution favorable du marché asiatique pour ce dernier, il ne serait pas surprenant de voir Airbus et Boeing joindre leurs forces (de façon officielle ou non) pour s’assurer que la menace que représente COMAC sur leurs perspectives de capture de marchés en Asie soit minimisée pour les années à venir. Les deux constructeurs ont d’ores et déjà une forte expérience dans le domaine de l’influence et de la guerre de l’information, il serait donc curieux de ne pas les voir profiter de celle-ci, et de potentiellement travailler en tandem – une vision difficile à imaginer il y a encore quelques années – dans un nouvel effort de leur part ayant pour but de protéger leurs intérêts communs.
Si l’idée de voir Boeing et Airbus travailler ensemble peut intriguer, la vigilance reste de mise, pour la France et l’Europe. Les intérêts s’alignent parfois aussi vite qu’ils divergent et les tensions franco-allemandes pourraient fragiliser le groupe Airbus comme l’a illustré le SCAF. Aussi serait-il probablement naïf de penser que la Chine et COMAC n’entreront pas dans la bataille de l’influence pour tirer leur épingle du jeu. La prochaine guerre de l’information entre les géants de l’aviation exploitera les contradictions dans un contexte géopolitique qui ne manquera pas de leur être propice.
Alexandre Perfetti
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