La pandémie de la Covid-19 n’est pas seulement une crise sanitaire mais elle est aussi une crise de l’information ouverte, posant la question de sa fiabilité et de sa nécessité. Les acteurs du renseignement en santé publique se heurtent aux multiples représentations de l’information sanitaire dans le système international, au cœur des enjeux de rivalités de pouvoir.
Désinformation, rétention d’information, déni : une menace pour la santé publique
L'information sanitaire est le pilier de la santé publique. Face aux maladies infectieuses émergentes, il est impératif pour les autorités sanitaires d'acquérir des informations rigoureuses. Depuis le début de la pandémie, l’information sanitaire a été un « objet » vulnérable. Sa falsification, sa manipulation ou sa fausseté influencent directement les mesures prises pour endiguer la diffusion du virus.
Le débat s'est construit autour de la fiabilité des informations fournies par de nombreux pays au commencement de la crise sanitaire, notamment face aux « diplomaties du mensonge des régimes autocratiques ». Dans son allocution à la presse, le 5 mars 2020, le directeur général de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus explique que « bien que quelques pays signalent un grand nombre de cas, 115 pays n'ont signalé aucun cas ». En effet, 21 pays n'ont signalé qu'un seul cas et les 5 pays qui avaient signalé leurs premiers cas n'ont pas fait de nouveau signalement au cours des mois suivants. Ces chiffres, en plus de mettre en évidence le manque de coopération au commencement de l’épidémie, indiquent une forte rétention des informations tout au long de la gestion de la crise.
Par exemple, la Chine a eu recours à une communication évasive. Alors que le virus est apparu dès novembre-décembre 2019 à Wuhan, la gravité de la maladie n'a été reconnue publiquement que le 20 janvier 2020 par Xi Jinping. Selon le Citizen Lab, l'institut spécialisé dans le contrôle de l'information de l'université de Toronto : « des termes comme "pneumonie inconnue de Wuhan" ou "Commission de la santé de Wuhan" ont été bannis de plusieurs applications chinoises ». Pour la stabilité intérieure, le gouvernement chinois mène des campagnes d'épuration des contenus informationnels jugés indésirables. Des médecins, comme Li Wenliang, qui avaient alors alerté sur le virus ont été accusés par les autorités chinoises de propager des informations mensongères et des rumeurs. L’analyse du cheminement de l’information sanitaire en Chine, au commencement de la pandémie, montre qu’un État est en mesure de bloquer ou d’entraver son partage d’informations à l’échelle internationale. En comparaison avec le système de surveillance et de veille épidémique français, le ministère de la Santé chinois est un « acteur institutionnellement faible ». Dans les provinces, les représentants du Parti communiste ont plus de pouvoir que le ministère. En effet, les centres locaux de contrôle des maladies doivent rapporter les informations sanitaires collectées aux représentants locaux du Parti. Concernant la Covid-19, un ensemble de mesures drastiques ont été décidées par le pouvoir central alors même que les autorités locales lui avaient caché la situation à l'échelle locale. Plusieurs facteurs expliquent le blocage des informations sanitaires par les dirigeants locaux, destinées aux autorités centrales et à l'OMS. Les questions de réputation, les conséquences sur l'économie des provinces et la corruption l'emportent sur la nécessité des signalements.
Par ailleurs, il existe un désintérêt politique vis-à-vis de la santé, qui indirectement tend à fragiliser l'information sanitaire ou à la minimiser. Ce désintérêt, ou déni, pourrait justifier pourquoi les gouvernements occidentaux n'ont agit que tardivement aux alertes de leurs médecins et épidémiologistes. En février 2020, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, annonçait lors d’un discours d’un discours que le risque de diffusion du virus en France était faible voire nul. Donald Trump affirmait à plusieurs reprises que le virus « est sorti de nulle part », que « personne ne l'a vu venir » et que « personne n’aurait pu le prédire », alors même que des agences de renseignement ont tenté de convaincre les représentants politiques de la menace que pouvait représenter, pour les États-Unis et pour le monde, l'épidémie de la Covid-19. Le National Intelligence Council (NIC) avait fait paraître plusieurs publications depuis 2004 sur le lien entre menace épidémique et sécurité nationale. La crise de la Covid-19 a révélé la vulnérabilité de l'information sanitaire ainsi que sa place dans les évaluations des risques, qui reste soumise aux logiques traditionnelles des puissances.
L’information sanitaire, au service des stratégies d’influence
L'information sanitaire est devenue un outil d’ opérations d'influence. Dans le contexte de la rivalité sino-américaine, la pandémie a fait entrer la Chine et les États-Unis dans une nouvelle forme de « guerre froide de l'information ». La désinformation a permis, par exemple, aux gouvernements chinois et américain de renforcer leur influence sur leurs populations et d'unir leur nation, en passant par la « disqualification de l'adversaire ». La Chine, initialement pointée du doigt pour avoir tu la gravité de l'épidémie, a rapidement mis en place une stratégie de communication, parfois agressive, pour faire valoir ses décisions en matière de gestion sanitaire (confinement de plus de 50 millions de personnes, fermeture des frontières, etc.). De la même manière, Donald Trump a utilisé la pandémie pour renforcer son discours à l’encontre de la Chine, en employant fréquemment les termes de « virus chinois » ou de « kung flu ». Cette rhétorique fondée sur les fake news lui a permis de justifier son credo America First pour fermer les frontières et réserver les vaccins à sa population.
Dans cette guerre de l'information et de maîtrise des récits, tous les canaux ont été privilégiés : les ambassades, les réseaux sociaux, les médias et même les services de renseignement, afin de propager la désinformation pour perturber les sociétés, contrôler les opinions publiques et délégitimer les gouvernements. Le People's Daily (Le Quotidien du Peuple – la presse du Parti communiste chinois) déclare que le patient 0 serait un militaire de l'armée américaine qui s'est rendu à Wuhan pour les Jeux mondiaux militaires en octobre 2019. Reprenant une rhétorique complotiste, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijian, a demandé sur Twitter que les États-Unis soient transparents et mettent à jour leurs données épidémiques. Des vidéos sur YouTube et des forums de chat vont jusqu'à parler d'une guerre bactériologique lancée par Washington. Ces théories sont largement soutenues par le gouvernement chinois, qui souhaite faire oublier sa posture initiale visant à cacher l'épidémie pendant plusieurs semaines. Face à ces accusations, des sénateurs américains démocrates comme républicains ont appelé au soutien pour déconstruire la propagande chinoise en octroyant des instruments de communication aux ambassades américaines dans le monde. Le Washington Post, en suivant la vague complotiste, avance la thèse de l'émergence du coronavirus dans un laboratoire chinois.
L’information sanitaire soumise aux intérêts économiques : le cas des vaccins anti-Covid-19
La pandémie a mis en évidence l'idée que la santé est devenue dans les relations internationales un paramètre de pouvoir, d'influence mais aussi un vecteur géoéconomique pour les États, comme l’explique Dominique Kerouedan : « Cette tension entre science et le pouvoir politique, subordonné aux intérêts commerciaux, constitue, dès sa naissance, le paradoxe inhérent à la santé mondiale ». L’information sanitaire possède une valeur économique importante, comme l’illustre la gestion des vaccins anti-Covid-19.
Plusieurs dirigeants comme Emmanuel Macron ou Xi Jinping ont déclaré à l’Assemblée de l'OMS, le 18 mai 2020, l'importance de faire des vaccins un « bien public mondial ». Celui-ci se définit comme des « biens, services ou ressources qui bénéficient à tous, et se caractérise par la non-rivalité et la non-exclusion ». Cependant, la recherche et la création des vaccins ont été octroyées au secteur privé. Dans une logique en contradiction avec les principes du bien commun, le développement et la diffusion des vaccins anti-Covid-19 s’est incarné comme une course pour renforcer l'hégémonie économique des multinationales pharmaceutiques.
En effet, le refus de lever les brevets a assuré une « garantie de profits pour les Big Pharma ». Les firmes pharmaceutiques représentent 1 160 milliards de dollars de chiffre d'affaires sur le marché mondial, dont 47,5 % ont été réalisés en 2020 aux États-Unis. Jusqu'à l'annonce de Joe Biden le 5 mai 2021, les États-Unis, l'Union européenne, le Royaume-Uni, la Suisse et le Canada refusaient la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid-19 réclamée par l'Afrique du Sud, l'Inde et plusieurs pays à faibles revenus soutenus par l'OMS. La non-suspension des brevets en période de crise internationale souligne que les jeux de pouvoir et les intérêts économiques l'emportent sur la coopération internationale. Conserver l'exclusivité des droits de production permet aux laboratoires pharmaceutiques de protéger leur monopole sur le marché mondial du médicament et d’avoir le contrôle de ses prix. Les États occidentaux ayant refusé la levée des brevets sont les pays dont sont issus les plus grands laboratoires pharmaceutiques (Johnson & Johnson, Pfizer, Novartis, etc.) . La course à la création des vaccins anti-Covid-19 montre comment la santé est conditionnée par les stratégies économiques et financières des États, des lobbies et des entreprises.
Ainsi, perçue par certains États comme un indicateur d'hégémonie, l'information sanitaire a accéléré les processus stratégiques déjà à l’œuvre, comme la rivalité sino-américaine. Les stratégies de désinformation, de rétention ou de déni de l'information ont rythmé les rivalités globales sur la scène internationale. La responsabilité de la gestion sanitaire par les autorités publiques s’est traduite par une ambivalence entre la volonté d'assurer la sécurité nationale et celle de renforcer son influence internationale.
Inès Sarter
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