Cyber-califat : La stratégie de propagande de l’État islamique de 2014 à nos jours

À l’instauration du califat à Raqqa en 2014, l’État islamique a développé une véritable stratégie de communication relayée par ses propres agences médiatiques et l’utilisation de la terreur. Toutefois, la chute précipitée du califat a obligé le groupe à se réorganiser, passant d’une propagande affirmée à une stratégie plus clandestine.

Le 1er décembre 2022, la centrale médiatique de l'État islamique (EI), A’maq, a relayé la troisième campagne globale d’allégeance (bay’at) des branches affiliées à Daech au nouveau calife. Cela fait suite à la mort d’Abou al-Hassan al-Hashimi al-Quraishi, ancien calife de l’organisation, neutralisé par une opération des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) dans la province de Der’aa (Syrie). Cette opération médiatique d’A’maq démontre les capacités du commandement de l’État islamique à centraliser le soutien de ses branches régionales. Elle souligne également la volonté du groupe à s’imposer auprès de son audience comme une organisation cohérente et structurée. 

La diffusion de cette campagne d'allégeance a été opérée via des messageries chiffrées, telle que Telegram, qui constituent dorénavant les relais principaux de propagande de l’État islamique dans une dynamique conforme à la stratégie de communication adoptée depuis mars 2019 (chute du califat « physique »). 

En effet, la chute du califat le 23 mars 2019 à Baghouz, province syrienne de Deir Ez-Zor, a constitué un échec stratégique et médiatique pour l’organisation, confrontée à la pression militaire de la coalition internationale et de ses partenaires locaux sur le terrain. 

Sur le plan de la communication, la fin du projet territorial de l’EI, qui fut autrefois un élément pivot de la propagande du groupe dans la « djihadosphère », a sonné le glas d’un important vecteur de recrutement et d’influence. De plus, la fréquence à laquelle le groupe publiait ses sorties médiatiques a drastiquement diminué depuis 2016-2017, date à laquelle Daech a commencé à perdre du terrain au Levant (libération de Raqqa en octobre 2017 et de Mossoul en juillet 2017).

 

En outre, la diffusion de propagande dans le cyberespace est devenue une priorité pour Daech afin de recruter, d’autant plus que sa capacité à mener des attaques terroristes internationales est en chute libre. En 2023, la menace djihadiste s’apparente davantage à un terrorisme d’inspiration, basé sur des revendications opportunistes par l’EI. Dans ce contexte, le développement d’un cyber-califat permet à Daech d’appuyer sa stratégie terroriste  en maintenant une politique de terreur auprès de ses cibles (Occident, forces de sécurité locales, minorités religieuses, etc.) et en encourageant, par la propagande, le passage à l’acte de loups solitaires.

 

La survie de plusieurs agences et organes de presse de l’EI (comme Al-Furqan, A’maq et Al-Naba), en dépit du délitement territorial du groupe, interroge sur la résilience de cette galaxie djihadiste et sur sa capacité à adapter son rayonnement médiatique auprès de son audience. 

En effet, durant son âge d’or (2014-2016), l’État islamique a su élaborer une véritable stratégie de communication fondée sur la centralisation de la propagande via ses propres agences médiatiques.

Cependant, les nombreuses défaites sur le terrain précédant la chute du califat ont fragilisé la pertinence de la propagande du groupe auprès de son audience au-delà des frontières levantines et au sein de la djihadosphère, à savoir dans ses relations de concurrence avec d’autres groupes djihadistes locaux comme Al-Qaïda et Hay’at Tahrir al-Sham. Néanmoins, l’État islamique a rapidement su transformer sa stratégie d’influence et de propagande en adaptant le narratif de ses défaites auprès des audiences ciblées, en modifiant ses relais de communication et en privilégiant les applications chiffrées aux réseaux sociaux, ouvrant ainsi une nouvelle ère de la communication djihadiste. 

 

L’ère califale (2014-2016) : l’âge d’or du djihad médiatique de Daech

Dès la proclamation du califat, le 29 juin 2014, Daech a revendiqué le leadership médiatique dans la djihadosphère en innovant pour diffuser sa propagande. Sa stratégie d’influence passait par la diffusion de vidéos aux scénographies séduisantes et macabres (comme Flames of War) pour captiver de nouvelles audiences et potentielles recrues au sein de la communauté musulmane (Oumma). Daech a su manipuler de manière moderne les thématiques chères aux différents peuples musulmans, en dénonçant notamment l’impérialisme occidental et en proclamant l’abolition de la frontière syro-irakienne, le tout accompagné d’une campagne massive sur Twitter pour mettre en tendance le hashtag #SykesPicotOver (du nom de ces accords controversés, signés secrètement en 1916 et définissant le partage du contrôle et de l’influence du Moyen-Orient entre la France et le Royaume-Uni à l’issue de la guerre). 

Comme l’indique Nathanaël Ponticelli, lieutenant-colonel dans la Légion étrangère issu de la 27ème promotion de l’École de Guerre, « [L’État Islamique] a construit un récit puissant, structuré et efficace, opposé à celui de l’Occident et combattant ses principes. Il utilise des images fortes mettant en avant la décadence supposée de l’Occident et le mythe du califat abbasside, en donnant l’image d’un Islam persécuté qui prendrait sa revanche. »

L’utilisation massive des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Snapchat, etc.) a ouvert les vannes d’une propagande accessible à l’échelle globale. De ce fait, la politique de recrutement de Daech s’est rapidement tournée autour de la maîtrise des codes des réseaux sociaux. Comme le précise David Thomson, journaliste expert du djihadisme, les partisans et recruteurs de Daech « ont autour de 25 ans et sont eux-mêmes usagers de ces réseaux ».

Ils n’hésitent pas à publier des photos illustrant la vie supposément idéale à l’intérieur du califat : des selfies de soldats au bord d’une piscine en Syrie, des photos de femmes tenant des kalachnikovs afin d’attirer des recrues féminines. De même, la présence de multiples nationalités, possible grâce à l’arrivée de volontaires étrangers au sein de la branche médiatique de Daech Central, a permis de développer une diffusion de masse de sa propagande traduite en plusieurs langues (français, anglais, espagnol, russe, etc.) tout en s’adaptant aux codes culturels de chaque audience ciblée. Par exemple, plusieurs revues avaient – à l’époque – leur propre communauté culturelle ciblée : la revue Dabiq, pour les pays occidentaux, était publiée en anglais et français ; et la revue Al Hayat était précisément ciblée pour les populations arabophones.

 


Campagne de communication de Al Hayat, l’agence de communication de l’État islamique publiée en six langues (français, anglais, arabe, turc, russe et allemand).

 

En outre, l’efficacité de la propagande de Daech s’explique par la construction d’un récit basé, d’une part, sur l’utilisation de la violence à outrance à des fins militaires, et d’autre part, sur la normalisation de la vie sous le califat en produisant des vidéos idéalistes. La propagande vise à conquérir les cœurs et les esprits chez les potentielles recrues de l’État islamique, tout en distillant la peur chez les ennemis de l’organisation djihadiste. Pour cela, elle véhicule l’image d’un califat capable d’assumer les prérogatives d’un véritable État-nation stable et légitime.

La nature de la violence comme vecteur de terreur fait également partie intégrante de la guerre de l’information de Daech face à ses adversaires. En effet, celle-ci se voulait suffisamment dissuasive pour parvenir à provoquer de véritables exodes au sein de la population et/ou des forces de sécurités locales. L’exemple le plus marquant demeure la reprise de Mossoul, en 2014, lorsque Daech a lancé une offensive médiatique auprès de l’armée irakienne, chargée de la protection de la ville, provoquant sa fuite : « Lors des combats dans la ville, le réseau de haut-parleurs installés afin de diffuser l’appel à la prière a été utilisé pour émettre des slogans, introduisant ainsi le doute sur le nombre réel et les positions des combattants djihadistes et créant une atmosphère oppressante pour les soldats adverses. La prise de Mossoul sera couverte par 40 000 tweets en une journée. »

En ce sens, Daech utilise la violence de sa propagande et les actions d’influence comme un véritable outil militaire pour appuyer la conduite de ses opérations et en multiplier les effets positifs auprès des audiences-cibles (population locale, communauté musulmane et adversaires). 

Image de propagande issue du 13e numéro de Dabiq, l'État islamique rendant « hommage » aux terroristes morts ayant participé aux attaques du 13 novembre à Paris et Saint-Denis. 

 

Ainsi, la forte centralisation de la propagande produite par Daech et ses différentes branches régionales via son agence Al-Furqan a fortement contribué au rayonnement du groupe dès la proclamation du califat en 2014. De ce fait, la manipulation des réseaux sociaux comme vecteur moderne d’une communication au service d’un discours archaïque et violent s’est imposée comme la marque de fabrique de l’influence de Daech, jusqu’à ses pertes territoriales progressives dès 2017. 

 

Le contexte post-califat (depuis 2017) : une stratégie médiatique mise à l’épreuve mais résiliente 

Les échecs militaires successifs à partir de 2017 ont contraint le groupe à anticiper la chute des institutions qui avaient présenté le califat de Daech comme le mirage d’un État-nation. Sur ce point, la stratégie médiatique et les politiques d’influence du groupe djihadiste ont été repensées face aux offensives de la coalition. À partir de l’été 2016, plusieurs relais de propagande tels que la revue Rumiyah (litt : Rome) et les sites Al-I’tissam et Al-Minbar disparaissent de l’espace médiatique et d’Internet en sources ouvertes.  En effet, la pression militaire sur le terrain a forcé Daech à intégrer une culture plus élaborée de sécurité opérationnelle (SECOPS) et de sécurité des communications (SECOM). En 2017, plusieurs cadres médiatiques historiques du groupe terroriste ont été neutralisés lors d’opérations de ciblage, dont Raayan Meshaal, dirigeant et fondateur de l’agence médiatique daechi A’maq. Cette perte a d’autant plus fragilisé les capacités de production de la propagande de Daech.              

Face aux efforts de différents services de renseignement de la coalition internationale, la nécessité de diminuer la signature numérique du groupe s’est traduite par l’utilisation en masse d’applications chiffrées (Telegram, WeChat, Conversations, etc.) sécurisant les échanges confidentiels pour recruter, communiquer et relayer les productions médiatiques : « Le passage au dark social et au dark web est une réponse logique aux activités de contre-terrorisme menées par les forces de l’ordre et les services de renseignement. Ces recoins cachés d'internet offrent en effet à Daech l’écosystème idéal pour continuer à coordonner ses attaques physiques bien au-delà des frontières du califat, où la situation est très instable. » À titre d’illustration, c’est sur Telegram que les deux terroristes de l’attaque de l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray se sont rencontrés. En France, les lois sont très souvent impuissantes pour pallier la présence assumée de Daech dans le dark web ou sur des applications chiffrées qui sortent généralement du cadre juridique national. L’opération massive de suppression de comptes sur Telegram en novembre 2019 a seulement été possible grâce à la contribution du concepteur de l’application, Pavel Durov. Enfin, les directives communiquées par le commandement central de Daech envers ses partisans encourage la résilience face à la modération des plateformes de réseaux sociaux : « Luttez avec patience dans l’arène numérique et ne laissez aux infidèles aucun répit : s’ils suppriment un compte, bâtissez-en 3, et s’ils suppriment 3 comptes, bâtissez-en 30. » 

 

Cependant, cette nouvelle stratégie d’influence et de propagande clandestine implique automatiquement une baisse de visibilité des publications de Daech. De même, la chute du califat – qui constituait jusqu’ici une partie centrale de son narratif et de son rayonnement médiatique – a forcé le groupe djihadiste à repenser sa communication en représentant ses échecs militaires comme le début d’une nouvelle guerre d’attrition contre ses adversaires. Le cyberespace, en tant que véritable espace de confrontation, place donc la propagande comme l’outil principal de recrutement et d’influence à disposition du groupe au sein de la djihadosphère. Tout d’abord, la multiplication des branches régionales (Sinaï, Afghanistan, BSS, Yémen, etc.) de Daech permet d’irriguer les productions médiatiques au profit du récit du groupe et de continuer à se poser comme une organisation aux capacités de nuisance importantes. Au printemps 2017, l’assaut et l’occupation de la ville de Marawi (Philippines) par une cellule jihadiste locale liée à l’EI a été couverte et relayée abondamment par l’agence A’maq

L’appareil médiatique de Daech se concentre désormais à relayer ses succès de guérillas afin de dépeindre le groupe comme résilient face à la présence des forces de sécurité locales. Dans le cadre de son récit, Daech présente ses forces d’attrition comme étant déjà rodées à la guérilla, depuis l’intervention américaine en Irak en 2003, grâce à l’expérience militaire acquise au sein d’Al-Qaïda en Irak sous le leadership d’Abou Moussab al-Zarqawi. De ce fait, Daech présente la défaite de mars 2019 comme étant une simple étape avant la réémergence d’un nouveau califat. Enfin, l’échec stratégique qu’a constitué la chute du califat face à la pression militaire de la coalition a forcé le groupe à maintenir sa propagande ciblant les pays occidentaux afin de susciter un recrutement global. Ainsi, en janvier 2018, l’agence médiatique Al Hayat a publié un nashid (chant religieux musulman) anglophone « Answer the Call »  incitant à la conduite d’attaques de loups solitaires en Occident. 

 

Pour conclure, la défaite territoriale de Daech – associée à la chute du califat en mars 2019 – a constitué un point de bascule qui a forcé la transformation de sa stratégie médiatique, tant sur le plan des vecteurs de communication que sur le contenu des publications. Le passage à une culture de clandestinité et de chiffrement de ses échanges sous la pression des services de renseignement locaux et occidentaux, a nécessité d’établir de nouveaux standards de propagande avec un narratif idéalisant ses reculs militaires pour une audience qui est bien moins accessible qu’à l'âge d’or du groupe sur les réseaux sociaux traditionnels. Cependant, il apparaît bien que le délitement du contrôle territorial de Daech n’est pas synonyme d’une propagande réduite. Le discours du groupe continue à se focaliser sur la conduite d’attaque en Occident. 

En octobre 2019, Mickaël Harpon, terroriste de l’attaque de la Préfecture de Police de Paris, s’était intéressé à la propagande de Daech en amont de l’attaque. Informaticien au sein de la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police (DRPP), pour la première fois touchée de l’intérieur, il avait récupéré une vidéo de décapitation de Daesh présente sur des ordinateurs de la DRPP lors d’opérations de maintenance. 

Additionnée à des troubles psychiatriques, cette utilisation de l’ultra-violence dans le récit de l’État islamique encourage et normalise un passage à l’acte de la part de loups solitaires très difficilement prévisibles. De ce fait, les opérations de contre-influence contre le groupe dans le cyberespace pourraient se poursuivre en allant plus loin, notamment via une collaboration plus étroite entre les services publics et les hébergeurs des applications chiffrées utilisées en masse pour les opérations et la communication de Daech. Se pose alors la question de la vie privée et des libertés fondamentales que d’éventuelles dérives de cette collaboration pourraient entraîner.

 

JC

 

Pour aller plus loin :