Rachetée en janvier 2017 par la société américaine Liberty Media pour 8 milliards de dollars, la Formule 1, désormais valorisée à 17 milliards de dollars, a connu un tournant fondé sur une stratégie efficace. Entre conquête de nouveaux marchés et adaptation du produit aux réseaux sociaux, la sortie du cloisonnement imposé par Bernie Ecclestone, ancien propriétaire de la Formule 1, a permis le renouveau de la discipline.
Joyau de la couronne des sports automobiles, la Formule 1 est régie par la Fédération Internationale de l’Automobile (FIA) dont le siège est à Paris. L’ambition première de cette fédération est de promouvoir le sport automobile et donc sa discipline fétiche, la Formule 1. Cependant, si la FIA a la main sur l’aspect sportif, elle n’est pas propriétaire de cette dernière. En effet, c’est le Formula One Group qui possède et exploite les droits commerciaux de la discipline. Propriété du controversé Bernie Ecclestone pendant plus de quatre décennies, ce dernier finira par céder ses parts au profit de Liberty Media, pour un montant de 8 milliards de dollars en 2017. À l’époque, la discipline reine de l’automobile traverse une crise importante qui se traduit par une baisse de l’audience télévisuelle, de 600 millions de téléspectateurs en 2008 à 352 millions en 2017. Cette crise de popularité s’explique par des difficultés économiques et sportives importantes ayant formé un cercle vicieux à la suite de plusieurs années d’absence totale de stratégie marketing et numérique.
La gouvernance de Bernie Ecclestone en est alors la cause principale, bien que ce dernier ait écrit les lettres d’or de la Formule 1, le management du propriétaire historique de la discipline semble alors dépassé. L’interdiction de diffuser quelconque image du paddock lors d’un Grand Prix, sous peine de poursuites, illustre parfaitement les idées de celui qui estime qu’Internet « n’est qu’une mode passagère ». Décrit comme élitiste et réservé aux hommes âgés, l’univers de la Formule 1 était alors pointé du doigt pour être déconnecté de la réalité. En 2014, Bernie Ecclestone s’est fendu d’une déclaration désormais célèbre : « Je ne comprends pas pourquoi les gens veulent atteindre la jeune génération ? Pourquoi faire cela ? Pour leur vendre quelque chose ? La plupart de ces jeunes n’ont pas d’argent. Je ne suis pas intéressé par les tweets, Facebook ou par ces autres sottises. Je préfère atteindre un homme riche de 70 ans ! ». Cette déclaration fut le paroxysme du désamour entre le grand public et le monde de la Formule 1.
Le passage sous pavillon américain de la Formule 1 fut entériné le 17 janvier 2017, suite à l’accord des actionnaires de Liberty Media concernant le rachat pour un montant de 8 milliards de dollars. L’entreprise américaine, spécialisée dans les médias de masse, a su déceler le potentiel inexploité par la gouvernance précédente d’une présence numérique de la Formule 1.
L’une des premières actions de Liberty Media a été de mettre en place un plan stratégique visant à renforcer la discipline à tous les niveaux. Pour ce faire, l’entreprise a créé des départements jusque-là inexistants, tels que le marketing ou encore la recherche. Le plan stratégique dévoilé par Liberty Media repose sur six piliers : la course, l’interaction, la performance, la responsabilité, les partenariats et l’implication des salariés.
Derrière l’aspect course, on trouve la volonté de développer la compétitivité et le suspense du sport en lui-même. Concernant l’aspect interaction, il regroupe la volonté de créer un sentiment de proximité avec les fans, cela se traduit notamment par la couverture de la Formule 1 dans la langue locale de chaque pays, le développement de l’esport Formule 1 pour atteindre la nouvelle génération, ainsi que du contenu interactif sur les réseaux sociaux. L’aspect performance désigne le fait de créer de la valeur pour les actionnaires, cela se traduit par l’arrivée de nouveaux Grands Prix et activités autour du Grand Prix lors des week-ends de course, la création de nouveaux supports pour les sponsors et la création d’un environnement propice aux affaires autour des Grands Prix avec un club house au sein du paddock. L’aspect responsabilité renvoie, lui, à l’objectif zéro carbone d’ici 2030, l’optimisation de la logistique lors des trajets entre Grands Prix et l’adoption des plus hauts standards en termes de cybersécurité et de protection des données. L’aspect partenariats renvoie aux relations qu’entretient la Formule 1 avec tous les acteurs de cette discipline : promoteurs, sponsors, diffuseurs, communautés locales, écuries, pilotes.
Ce pilier a ainsi pour objectif d’assurer une relation gagnant-gagnant entre les acteurs axée sur le dialogue. Enfin, l’implication des salariés renvoie à la montée en compétences des collaborateurs, à l’amélioration de la diversité et de l’inclusivité au sein de l’entreprise ainsi que la transmission de la culture de l’entreprise. En se dotant de ce plan stratégique, la Formule 1 a posé les bases de son retour en grâce. La définition d’une stratégie précise et articulée autour des différents acteurs de la discipline était plus que nécessaire pour un groupe qui vivait sur ses acquis depuis trop d’années. Diverses actions ont rapidement été mises en place dont de nouvelles réglementations techniques et sportives comme l’introduction d’un plafond budgétaire imposé aux écuries dans la conception des monoplaces, toutes ces décisions ont été construites sur les piliers stratégiques définis auparavant.
Dans la continuité du plan stratégique, une initiative majeure a été mise en place par le groupe américain : rattraper le retard de la marque Formule 1 sur les réseaux sociaux. Ainsi, le groupe de médias de masse à exprimé sa volonté de faire prendre un nouveau tournant à la marque en structurant une stratégie numérique à base de publications récurrentes et interactives sur YouTube, Twitter, Facebook et Instagram.
Ce dynamisme s’est avéré payant. Avec près de 50 millions de followers cumulés sur les différentes plateformes en 2023, elle est la firme sportive qui connaît la croissance la plus significative sur les réseaux sociaux et le taux d’engagement le plus fort. Néanmoins, sous la direction de Bernie Ecclestone, la volonté de vouloir développer une telle stratégie était impensable. En effet, ce dernier était réfractaire de prendre part à la révolution numérique initiée par les réseaux sociaux.
Une part majeure de la nouvelle stratégie numérique initiée par le groupe Liberty Media réside dans le partenariat avec la plateforme Netflix. Ce partenariat a permis de conquérir une nouvelle audience grâce à la production de la série « Drive to survive » sortie en mars 2019. La production de cette série a représenté une énorme opportunité pour la Formule 1 qui pouvait toucher plus de 230 millions de personnes (nombre d’abonnés revendiqué dans le monde par Netflix en 2022), dont la moitié a entre 18 et 34 ans. Ainsi de 2017 à 2022, la moyenne d’âge d’un téléspectateur de Formule 1 est passé de 37 à 32 ans, chiffre sans précédent dans toutes les autres disciplines sportives. La série « Drive to survive » a permis aux téléspectateurs de mieux connaître les pilotes et a ainsi créé de véritables influenceurs, à l’image de Lewis Hamilton comptant plus de 31 millions d’abonnés sur Instagram et devenu un véritable modèle. Ainsi, Liberty Media a créé un sentiment d’attachement aux pilotes grâce à un phénomène de storytelling. Depuis le rachat par le groupe de médias de masse, tout contenu vidéo est autorisé et encouragé afin de maximiser le sentiment d’immersion du grand public. C’est ainsi que la plateforme de streaming F1TV a vu le jour en 2018.
« La Formule 1 est un sport mondial que nous tentons activement de repositionner en tant que marque de média et de divertissement » Sean Bratches (ex directeur commercial de la F1)
Avec ces stratégies, la Formule 1 et Liberty Media ont réussi à mettre en place un storytelling extrêmement puissant. Cela s’est traduit par une recrudescence des audiences. Ainsi, les résultats publiés par la FIA en 2021 sont significatifs, en forte hausse chez la grande majorité des diffuseurs : + 48 % d’audience en France, + 39 % au Royaume-Uni, + 40 % en Italie, et + 58 % aux États-Unis. Aux Pays-Bas, les audiences décollent même de 81 %. Le pari fait par Liberty Media lors du rachat de la Formule 1 s’avère donc payant, le groupe a réussi à fédérer un public rajeuni tout en consolidant les initiés.
La diversification géographique a également été un enjeu majeur pour Liberty Media. Depuis l’acquisition de la Formule 1, le groupe américain a exporté la discipline à travers le monde. Désormais présent en Azerbaïdjan (depuis 2017), en Arabie saoudite (depuis 2021) et au Qatar (depuis 2021), la discipline a renforcé sa présence aux États-Unis avec l’ajout de deux dates au calendrier, Miami (depuis 2022) et Las Vegas (depuis 2023), portant le nombre de Grands Prix sur le sol américain à trois. L’objectif derrière ces nouvelles destinations est de rendre la discipline plus accessible à un public international et donc de gagner des parts de marché. En outre, cela permet à la Formule 1 de s’associer à des marques et à des partenaires locaux afin de générer des revenus. Ainsi, la Formule 1 opte désormais pour un calendrier alliant Grands Prix historiques (Monaco, Italie, Grande-Bretagne, Belgique) et Grands Prix que l’on pourrait qualifier de stratégiques, générateurs de revenus et ouvrant de nouveaux marchés (trois Grands Prix aux États-Unis, Bahreïn, Arabie saoudite, Azerbaïdjan, Singapour, Qatar, Abou Dabi).
En vert, les pays accueillants un Grand Prix cette saison, en gris foncé les pays ayant déjà accueilli un Grand Prix – Crédits : CC BY-SA 4.0
Ainsi, les dernières saisons de Formule 1 laissent transparaître une tendance haussière du nombre de Grands Prix au Moyen-Orient ainsi qu’aux États-Unis.
L’arrivée de Liberty Media a été accompagnée par une introduction de Grands Prix sur des continents jusqu’alors peu exploités par la firme. Le Moyen-Orient est le symbole de cette vague, entre le Bahreïn, l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis, cette région du monde profite de l’exposition offerte par la Formule afin d’affirmer sa stratégie de soft-power par le sport. Même si elle a connu une accélération importante depuis 2017, l’implantation de la Formule 1 dans la région n’est pas nouvelle. C’est dans les années 1980 que la famille saoudienne Ojjeh, dirigeant le groupe TAG, devient actionnaire majoritaire de McLaren. Par la suite, des négociations auront lieu entre les gouvernements du Moyen-Orient et les dirigeants de la Formule 1 pour organiser un Grand Prix dans la région. Ce n’est qu’en 2004 que la première course a lieu au Moyen-Orient, au Bahreïn.
La nouvelle cadence adoptée depuis l’arrivée de Liberty Média permet ainsi aux pays du Moyen-Orient d’adopter une stratégie de « sport washing » consistant à utiliser le sport comme un moyen d’améliorer leur réputation en déviant l’attention des dérives inhérentes aux pays du Golfe.
Le risque réputationnel est donc réel pour la Formule 1. En effet, la firme peut se trouver impactée par l’image renvoyée par les pays du Moyen-Orient, notamment en termes de respect des droits de l’Homme. Face à cela, Stefano Domenicali, le directeur général de la Formule 1, a assuré dans une interview donnée à BBC Sport, que les contrats liant la F1 au Qatar et à l’Arabie saoudite contenaient des garanties sur ces sujets extrêmement sensibles. « Je ne crois pas que le fait de couper les liens avec ces pays et de dire qu’on ne veut pas s’y rendre améliorera la situation. Ce serait même le contraire ». Stefano Domenicali a bien compris que le développement de sa firme dans cette région s’inscrit dans un partenariat gagnant-gagnant de long terme.
En effet, le développement de la Formule 1 dans cette région remplit un double objectif :
D’abord, pour les pays du Moyen-Orient, l’accueil de Grands Prix de Formule 1 permet de briller sur la scène internationale et correspond parfaitement au plan « Vision 2030 » initié par le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane, qui vise à développer l’économie de la région pour sortir de la rente pétrolière.
Ensuite, pour la Formule 1 et Liberty Media l’opération est également très intéressante. Aujourd’hui, l’argument financier ne fait plus aucun doute. Les quatre courses ayant lieu dans la région financent en grande partie le reste du calendrier de la saison. Un financement dont ne peuvent pas se priver la Formule 1 et Liberty Media après un épisode Covid compliqué.
Ce développement s’explique également par une compétition officieuse entre tous les pays de la zone qui les pousse à construire des circuits toujours plus impressionnants, parfois accompagnés de parc à thèmes, et à investir de manière croissante afin de devenir le Grand Prix le plus en vue de la région. Si l’on prend l’exemple de l’Arabie saoudite, son investissement en Formule 1 entre 2020 et 2030 est estimé à près de 1,4 milliard de dollars. Cela permet au royaume de Mohammed Ben Salmane de devenir le partenaire majeur de la discipline automobile à court-moyen terme.
Si l’objectif d’accroître le nombre de grands prix dans la région est rempli, les pays du Golfe ne comptent pas s’arrêter là. En 2021, le ministère des sports saoudien a annoncé la création d’une société de holding (Saudi Sports Company) afin d’acquérir de nombreux droits télévisuels mondiaux et pourrait bien montrer la voie aux autres pays de la région.
En parallèle, la conquête du marché américain est le pendant de celle opérée au Moyen-Orient, bien que cela soit pour des objectifs différents. L’audience américaine n’étant pas éduquée à la Formule 1, il est toutefois difficile de pénétrer ce marché. En effet, le secteur du sport automobile est très compétitif grâce à la présence de l’Indycar, surperformant avec ses 70 millions de fans actifs sur le sol américain. Liberty Media semble bien décidé à propulser la Formule 1 au rang d’acteur majeur du sport automobile aux États-Unis.
Depuis son arrivée à la tête de l’empire du sport automobile, on pourrait qualifier les mesures prises par Liberty Media d’américanisation de la Formule 1, suivant les codes des ligues sportives locales comme la NBA, NFL et la MLB. En effet, forte présence sur les réseaux sociaux, storytelling et culte de la statistique sont coutumiers de ces géants du sport américain. Liberty Media applique donc un filtre qui à déjà fait ses preuves et qu’elle maîtrise. Couplé à ces stratégies de marketing numériques, Liberty Media souhaite jouer sur la loi de proximité afin de conquérir le marché américain. Avec trois Grands Prix dans un pays sur la même saison, la Formule 1 va réaliser quelque chose qui n’était arrivé que deux fois auparavant dans l’histoire de la discipline. Enfin, l’arrivée de l’Américain Logan Sargeant en Formule 1 cette saison n’est pas sans rappeler la stratégie mise en place par la NBA pour pénétrer le marché chinois avec l’arrivée de Yao Ming dans la grande ligue. Ainsi, l’arrivée d’un pilote local additionné à plusieurs Grands Prix sur le sol américain pourrait permettre à la Formule 1 de poursuivre la forte croissance entamée outre-atlantique.
Ainsi, la mise en place d’une stratégie d’adaptation de la Formule 1 au numérique couplée à la conquête de nouveaux marchés a permis à la discipline de subsister après des années d’errance. Le développement de la marque sur les réseaux sociaux, le partenariat avec Netflix, et la multiplication des Grands Prix au Moyen-Orient et aux États-Unis sont les applications concrètes du plan stratégique adopté par Liberty Media.
Théo Noël et Loïc Bonnet
Pour aller plus loin :
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L’art de la globalisation, ou comment la NBA a fini par conquérir le monde [Partie 1/2]
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L’art de la globalisation, ou comment la NBA a fini par conquérir le monde [Partie 2/2]
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