LVMH n’est pas devenu le leader incontesté du luxe dans le monde en comptant seulement sur la qualité et l’image de ses 75 maisons. En effet, le groupe de Bernard Arnault a également mis en place une politique agressive de pénétration de nouveaux marchés, couplée à des jeux d’influence et à une capitalisation sur l’image du luxe à la française. Coup de projecteur sur quelques éléments clés de la stratégie de LVMH.
En 2021, le luxe représentait un marché de 305 milliards de dollars, en croissance de 21,5 %. Pour la même année, LVMH annonçait un peu moins de 65 milliards d’euros de chiffre d'affaires et 12 milliards d’euros de résultat net, ce qui en fait – et de loin – le premier groupe de luxe au monde et l’un des principaux moteurs de l’économie française. Le groupe de Bernard Arnault regroupe sous une même enseigne 75 marques (parmi les plus connues, le maroquinier Louis Vuitton, la maison de haute couture Christian Dior, le champagne Moët & Chandon ou encore le parfumeur Guerlain), 5 000 boutiques à travers 80 pays et plus de 175 000 salariés. Sa politique consiste à acquérir des marques (et non à en fonder) pour ensuite pouvoir créer des synergies entre elles. L’omniprésence dans le luxe mondial est au cœur de la stratégie du groupe.
Le poids des mots…
Comme le concept de luxe peut acquérir une acceptation sociale négative, en ce sens où elle peut renvoyer à une notion de superflu et de production d’inégalités sociales, la question se pose de l’usage du mot par les acteurs qui en sont leaders. Il apparaît significatif soit qu’ils n’utilisent pas ce mot, soit qu’ils préfèrent mettre en avant ses fondamentaux plutôt que le mot lui-même.
LVMH en est un bon exemple. Le mot « luxe » n’y est que très peu employé, tout comme « marque » à qui est préféré celui de « maison » car il rappelle « une intense collaboration entre ses membres, réunis par une histoire et des valeurs, mûs par un destin commun, une ambition partagée et le souci de porter haut la réputation du nom de famille dans le temps » selon Jean-Noël Kapferer. Le mot « maison » exprime une des facettes fondamentales du luxe à la française : une marque de luxe doit avoir une histoire, des racines géographiques et une filiation familiale qui porte les valeurs de son fondateur. Cette vision du luxe est propre à la France et participe à son nation branding. Cela en fait un élément massif de soft power pour l’Hexagone à l’international, puisque le luxe véhicule une image du pays dans nombre de foyers à travers le monde : le luxe c’est la France, la France c’est le luxe.
Ainsi, lorsqu’une marque d’origine étrangère entre dans le groupe LVMH, elle commence par réhabiliter son passé, cultiver la mémoire de son fondateur, puis porter les valeurs de son pays et de sa ville d’origine. Cela ne veut pas nécessairement dire que la nouvelle maison doit être tournée vers son passé, mais plutôt qu’elle doit le projeter dans le futur de façon exclusive, créative et impliquante pour nourrir sa désirabilité auprès des clients actuels et, in fine, justifier un prix très élevé (le consommateur ayant ainsi l’impression de s’acheter une part de cette histoire). Prenant l’exemple du joaillier Tiffany & Co, Bernard Arnault disait à ce propos : « Ce qui est important, c'est de partir de l'histoire de Tiffany […] Il faut bâtir sur cette histoire tout en apportant de la modernité et du design, et en développant la gamme ». C’est tout l’art de nourrir une perception d’exclusivité (base de la désirabilité de la marque) en faisant croître les volumes de vente.
… Le choc des photos
Une stratégie d’influence ne peut seulement reposer sur des éléments sémantiques, quand bien même seraient-ils au service d’un discours plus global. C’est pour cette raison que LVMH, comme tout grand groupe de luxe, fonde également sa stratégie sur une visibilité choisie du travail de ses maisons.
Ainsi, le géant français permet le prêt de vêtements – aussi appelé dans le milieu un « vestiaire » – ou offre des facilités à certains grands représentants de l’État pour contribuer au rayonnement de la France et de son luxe. Il existe, de ce fait, des liens étroits entre les maisons de luxe françaises et les ambassades. Ils se matérialisent par des prix préférentiels pour faire des cadeaux diplomatiques ou par la mise à disposition d’un vestiaire afin de s’assurer les bonnes grâces des ambassadeurs. À titre d’exemple, LVMH sponsorise la librairie Albertine, également salle de lecture et centre culturel franco-américain, installée dans les locaux des services culturels du consulat, lui-même située sur la cinquième avenue, le cœur du quartier du luxe new-yorkais.
Cette stratégie informelle du vestiaire trouve son apogée dans le prêt gracieux de vêtements par Louis Vuitton à la Première dame, Brigitte Macron. Cela a commencé après l’été 2015, moment où Delphine Arnault, fille de Bernard et alors directrice générale adjointe de Vuitton (elle est depuis peu aux commandes de Christian Dior), commence à la conseiller sur son style vestimentaire. Depuis lors Brigitte Macron est devenue une égérie officieuse de la marque. Pour elle, c’est un moyen de « montrer ce qu’est la création française ». La Première dame est également la présidente du conseil pédagogique de l’association LIVE (L’Institut des Vocations pour l’Emploi) qui œuvre pour donner une nouvelle chance aux adultes décrocheurs. Cette association, créée par LVMH, est l’une de leurs nombreuses initiatives pour répondre à l’enjeu de RSE de l’entreprise. Les liens anciens et personnels avec Brigitte Macron permettent donc au groupe de Bernard Arnault de renforcer son image de raffinement à la française et sa proximité avec l’État à moindres frais.
Un autre but de cette stratégie de visibilité est d’attirer dans les boutiques du groupe une cible traditionnellement difficile à toucher, celle des 25-35 ans. Un des moyens pour y arriver a été d’associer plusieurs maisons de LVMH à la série Emily in Paris, produite par Netflix. En suivant la vie d’une jeune Américaine envoyée dans la capitale pour superviser l’intégration d’une agence française de marketing spécialisée dans le luxe, la série fait – une fois de plus – le lien entre le luxe et la France et permet au géant français de placer plusieurs de ses marques. C’est ainsi le cas de Rimowa et de Christian Dior, dont les produits constituent le cœur de l’intrigue de certains épisodes, ou encore de La Samaritaine, qui sert de cadre à de nombreuses scènes. La répartition est faite intelligemment car aucune maison n'entre en conflit avec une autre située dans la même catégorie de produits. Ce sens du détail ne peut être le fruit du hasard et indique bien que la stratégie a été mûrement réfléchie. Néanmoins, toutes les parties l’affirment : il n’y a pas eu officiellement d'accord commercial entre les marques et Netflix, mais une collaboration « organique et créative », selon Samantha Garrett, directrice de la communication chez Rimowa. Officieusement, le montant des contrats oscillerait entre 350 000 et 1 million d’euros.
Pour LVMH, ce partenariat a été très profitable. En effet, sortie en décembre 2021, la deuxième saison d’Emily in Paris a généré 96 millions de dollars d’impact médiatique selon Launchmetrics, et ce, en France seulement. C’est plus que le montant produit par la Fashion Week de Londres en septembre 2021 (49 millions). Elle s’est placée dans le top 10 mondial des programmes Netflix dans plus de 90 pays, avec plus de 107 millions d'heures de visionnage entre le 22 et 26 décembre. Cela a également permis au groupe de mutualiser les coûts, car la série est diffusée simultanément dans 190 pays du globe.
Pénétrer le marché américain par différents points d’entrée
La présence d'une population très portée sur les vêtements et accessoires de mode – caricaturalement représentée par le personnage d’Emily Cooper – a donné un élan à la croissance du marché américain. Renforcer sa position sur ce marché incontournable était primordial pour LVMH.
Sa stratégie a donc reposé sur la multiplication des points d’entrée pour percer un marché où évoluent aussi des acteurs locaux. Le groupe a ainsi implanté un nouvel atelier Louis Vuitton aux États-Unis (son troisième) afin de pouvoir répondre à l’augmentation de la demande. Cela lui permet de produire localement environ la moitié des sacs vendus dans le pays. Par sa filiale d’investissement LVMH Luxury Ventures, le groupe a investi dans la jeune marque californienne Madhappy, dont la philosophie est en phase avec celle des jeunes générations. En allant soutenir le développement de cette entreprise, LVMH s’associe à ces valeurs et soigne ainsi sa réputation tout en développant de nouvelles opportunités économiques. Le géant français a également soutenu, à hauteur de 30 millions d’euros, le lancement de la marque de cosmétique Fenty Beauty de Rihanna en 2017. L’affaire a été profitable économiquement car en surfant sur l’immense notoriété de la chanteuse, 500 millions de dollars ont été générés la première année. De plus, la gamme était uniquement distribuée dans les magasins Sephora, détenus par LVMH. L’affaire a également été profitable d’un point de vue de l’image. En effet, Fenty Beauty a été l’une des premières marques de cosmétique à proposer ses produits pour un large éventail de teintes de peau afin de répondre aux besoins des femmes à la peau foncée, historiquement mal desservies par l'industrie de la beauté. Le groupe de Bernard Arnault a ainsi pu renforcer son image d’entreprise au diapason des évolutions sociales de son temps.
Toutefois, l’élément principal de la stratégie de LVMH pour pénétrer le marché américain a été le rachat du joaillier Tiffany & Co. L’affaire, qui a duré de 2018 à 2021 et qui a coûté 15,8 milliards de dollars, a permis d’élargir la sphère d’influence et d’agrandir le portfolio du conglomérat français. Son but était de renforcer le groupe dans ce domaine. Le coup de maître est autant financier que culturel. En effet, Tiffany & Co est l’un des principaux symboles du luxe américain et l’une des plus anciennes et plus importantes manufactures de diamant au monde. C’est surtout une marque ancrée dans l’imaginaire collectif américain depuis presque deux siècles : elle a financé de l’armement pour les troupes nordistes pendant la guerre de Sécession, elle a été associée à la fameuse Medal of Honor (entre 1919 et 1942 et dans sa version pour la Marine, appelée la « Tiffany Cross »), et son nom rappelle immédiatement Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s, donc plus généralement au glamour du cinéma hollywoodien des années 1950 et 1960. Dans les interviews qu’il accordait durant les négociations, Bernard Arnault insistait beaucoup sur cet aspect « historique » de la maison Tiffany & Co, « presque la seule » de ce type aux États-Unis. Ce rachat a donc eu un goût d’affaiblissement culturel important pour les Américains, plus habitués à faire rayonner leurs symboles qu’à les céder.
Il a également été pris dans une lutte économique entre Washington et Paris. En effet, à cette époque, Donald Trump menaçait d’augmenter de 25 % les droits de douanes sur les produits français, notamment de luxe, ce qui aurait nui aux performances de LVMH sur le marché américain. En septembre 2020, dans les derniers mois de la négociation, Bernard Arnault a reçu une lettre nominative, signée de la main du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères d’alors – Jean-Yves Le Drian, lui demandant de décaler à après le 6 janvier 2021 – date à laquelle le nouveau tarif douanier allait être appliqué – le rachat de Tiffany & Co. Cette missive, que l’administration refuse de rendre publique, a permis au groupe d’économiser 400 millions de dollars. Cette intervention ministérielle illustre bien les liens étroits entre LVMH et l’État français dans le rayonnement de l’Hexagone à l’international.
Ainsi, tout a été mis en place pour pénétrer sur un marché américain essentiel et obtenir un point d'entrée pour le consommateur haut de gamme et de masse, tout comme la génération Z et les millenials.
Se tourner vers le Moyen-Orient
Le luxe à la française a vocation à s’exporter dans le monde entier, non pas seulement pour soigner le bilan de LVMH mais aussi pour accroître l’influence de la France. Avec la Russie sous sanctions européennes et américaines suite à son invasion de l’Ukraine, et la Chine qui fut longtemps fermée pour cause de politique sanitaire très stricte, le Moyen-Orient est apparu comme la principale région de croissance du secteur.
Dans cette région, un pays en particulier attise toutes les convoitises des géants du luxe : l’Arabie saoudite. En effet, le royaume est le dernier pays de la péninsule arabique sous-équipé en espaces de shopping dédiés au luxe, notamment à cause de sévères considérations religieuses. L’islam, tel que pratiqué au pays des Saoud, associe généralement le luxe au gaspillage et à l’orgueil. Pour sortir le royaume de sa dépendance au pétrole, Mohammed ben Salman souhaite développer de nouveaux relais de croissance et permettre aux élites locales d’accéder plus facilement à ces biens.
Cependant, l'implantation des groupes de luxe en Arabie est modérée par l'obligation qui leur est faite d'avoir des partenaires locaux disposant d'au moins 25 % du capital de leur filiale locale. Plusieurs marques de LVMH ont ainsi créé des antennes saoudiennes mais l’engagement est pour l’instant limité à la joaillerie (Tiffany, Bulgari) et aux parfums (Guerlain, Givenchy, Sephora). La principale filiale du groupe en Arabie est Parfums Christian Dior, détenue à 40 % par la société libano-émiratie Chalhoub qui gère également la seule boutique Louis Vuitton dans le pays. Le géant français soigne également ses relations avec les autorités locales en menant une politique d'expansion calquée sur les objectifs du prince héritier notamment avec la création d’une académie pour former le personnel saoudien amené à travailler dans les magasins du groupe.
Cependant, l’investissement au Moyen-Orient ne se fait pas sans risque. La dernière Coupe du monde de football au Qatar en est un bon exemple. En effet, Louis Vuitton est partenaire de la FIFA depuis 2010. Le maroquinier conçoit, pour chaque compétition, une malle dédiée à la présentation du trophée tandis que Hublot, une autre société du conglomérat français, fournit des montres aux arbitres. Cette fois-ci, pas de nouvelle malle. Celle de l’édition de 2018 a été réutilisée, signe de l’inconfort de la position dans laquelle se situe Louis Vuitton.
LVMH a ainsi été tiraillé entre sa volonté de ne pas s'aliéner le Qatar, réservoir de consommateurs fortunés, et la crainte d'écorcher son image en s'associant à un événement terni par les accusations de travail forcé. D’autant plus que le groupe risque également de s'attirer les foudres des autorités qataries, au moment où ses maisons ont investi plusieurs centres commerciaux géants dans l'émirat (notamment le megamall Place Vendôme).
La place de premier groupe mondial dans le secteur du luxe de LVMH n’est donc pas liée à sa seule pratique de rachats d’autres groupes, recentrés sur leur histoire et leurs savoir-faire. Elle se fonde surtout sur la conquête de tous les marchés à fort potentiel ainsi que sur la consolidation des nouvelles acquisitions. Sa réussite économique est également rendue possible par sa proximité avec l’État, les deux marchant main dans la main, entre affaires juteuses et renforcement de l’influence française.
Simon Rousselot
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