Les leurres tactiques terrestres, outils ukrainiens d’une guerre de désinformation

Vendredi 10 mars, l’État-major de l’armée ukrainienne affirmait que 84 missiles russes s’étaient abattus sur son sol durant les dernières 24 heures. S’inspirant de « l’armée fantôme » des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale, Kiev utilise des leurres militaires gonflables afin de tromper les services de renseignement russes dans un conflit débuté depuis plus d’un an.

Lors de conflits armés, les États-majors – dans la recherche de la victoire – doivent user de ruse et de tromperie. Avec les nouvelles technologies et la domination des forces aériennes, le camouflage classique ne semble plus correspondre aux besoins actuels. Par conséquent, des entreprises se positionnent sur le marché de la dissimulation en usant de simulation via des leurres tactiques terrestres. Ces technologies gonflables semblent s’inscrire durablement comme les nouveaux nerfs de la guerre dans un contexte d’invasion des terres ukrainiennes par l’armée russe.

 

« Tout art de la guerre repose sur la duperie » Sun Tzu 

 

Dans l’objectif de tromper l’ennemi, l’armée ukrainienne s’est dotée de ces leurres technologiques aux possibilités multiples afin de tromper l’ennemi et qui représentent un avantage considérable dans une guerre informationnelle. Ces instruments militaires gonflables leur permettent de simuler une force de frappe plus importante, en attirant l’attention des services de renseignements russes au mauvais endroit, mais également de faire perdre un temps précieux lors de la réalisation d’une mission de reconnaissance en amont d’une action. 

Cet art de la désinformation, directement tiré de la culture stratégique chinoise développée par Sun Tzu et maintenant mondialement connu, semble s’inscrire durablement dans les stratégies gouvernementales à l’image de ces chars gonflables ou encore des campagnes d’influence du groupe Wagner en Afrique. Comme le considérait le stratège de l’empire du Milieu, l’art de la guerre repose sur « la ruse (zha), sinon la tromperie, voire le mensonge », qui sont des pratiques à intégrer dans les opérations militaires d’influence comme outils de la panoplie stratégique des belligérants.

 

Focus sur Inflatech

Tandis que les actions des corporates du secteur de la Défense s’étaient envolées lors du début de l’invasion russe, les entreprises telles que la société Inflatech – située dans le nord de la République Tchèque – a vu ses bénéfices s'accroître de plus de 100 % au cours de 12 derniers mois, soit depuis le début de la guerre en Ukraine. La trentaine d’employés qui s’attellent à cette entreprise produit, en effet, entre 30 et 40 leurres par mois.

Disposant d’un catalogue de plus de 30 types d’armes factices (char, pièces d’artillerie, véhicules militaires ainsi que des avions) exportées – non seulement en Europe, mais également à travers le monde – à la demande des gouvernements sont vraisemblablement utilisés en Ukraine. En effet, ces matériaux militaires gonflables non-létaux ont pour but d’atteindre un équilibre des forces. Conçus en soie synthétique d’une valeur comprise allant de 10 000 à 100 000 euros, ils sont classées matériel militaire et doivent être approuvées par les autorités gouvernementales 

Indiscernables d’une arme réelle à moins de 150/200 mètres, ces armes gonflables disposent d’un moteur qui permet à la fois de les gonfler et de dégager une chaleur via des conduits d’échappements ainsi que des composants radios réfléchissants. Cela leur permet ainsi de simuler un véritable matériel militaire et de tromper les systèmes de détection ennemis.

 

Une dépense d’une économie de guerre

L’armée russe, via ses porte-paroles, a annoncé avoir détruit des dizaines d’HIMARS (High Mobility Artillerie Rocket System), soit bien plus que les 20 livrés par les États-Unis à l’Ukraine. Ces leurres tactiques terrestres ne sont donc plus de l’ordre du gadget, mais bénéficient d’une capacité indispensable en offrant des cibles alternatives et conséquemment à rendre le bilan réel moins conséquent. En effet, la signature multispectrale de ces appareils oblige l’ennemi à détruire des engins gonflables avec des missiles d’un coût 4 à 20 fois plus élevé. Selon une estimation de Forbes Ukraine, le coût unitaire moyen d’un missile russe serait de trois millions de dollars pour un total de 4 000 tirs, élevant ainsi le coût à 83 milliards de dollars, une conséquence non-négligeable. Ce montant représente 20 % du budget des armées françaises sur la période 2024-2030 dans le cadre de la future loi de programmation militaire.

Réutilisant la maskirovka, l’art russe de la désinformation militaire, contre son concepteur, les belligérants ukrainiens peuvent redéployer et déplacer rapidement leurs effectifs  et donc accroître le taux de survie des véritables installations, unités ou équipements. À noter que cette spécialité dont le président russe semble raffoler a permis à l’entreprise RusBal de se spécialiser dans la fabrication de leurres gonflables des machines de guerre russes car étant son client le plus important.

 

« La force et la ruse sont, en guerre, les deux vertus cardinales » Thomas Hobbes

 

Le général Burkhard, actuel chef d’État-­major des armées, déclarait en 2020 : « Nous avons trop longtemps laissé en friche la ruse […]. Cela commence par la manœuvre tactique de la compagnie qui doit systématiquement s’efforcer de tromper l’ennemi et cela se prolonge avec l’équipement de nos unités en moyens de leurrage. » Si toutefois l’armée française se prépare à la guerre de haute intensité avec la phase 2 de l'exercice Orion où 7 000 soldats ont été mobilisés du 21 février au 11 mars dans le sud de la France, l’armée ne semble pas avoir investi dans les leurres tactiques terrestres malgré les nombreuses entreprises présentes sur le marché. On compte par exemple Fibrotex (Israël), Saab (Suède), Tempestini (Italie), Lubawa (Pologne), Inflatech et Gumotex (République Tchèque). 

Cependant, lors de la guerre du Kosovo, les forces de l’OTAN s’étaient laissées flouer en bombardant de faux chars déployés par l’armée serbe. Il est donc essentiel pour la France de tirer profit des enseignements du théâtre des opérations en Europe de l’Est, et plus récemment en Ukraine, pour se positionner face à ces technologies. 

 

Quentin Beunet

 

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