Médias d’influence russe en France et en Occident : quelle stratégie après les sanctions européennes ?

Neuf mois après le vote du bannissement de toutes les plateformes de Russia Today et de Sputnik, les médias proches du Kremlin utilisent des moyens détournés pour continuer de parler à leur audience. Invisibles pour la plupart, où sont-ils ? Qu’en reste-t-il ? Pour quelle stratégie ?

En France comme ailleurs en Occident, des médias à la solde de Moscou ont su parler à bon nombre de citoyens sur des sujets de la vie quotidienne, une situation devenue délicate alors que la Russie envahissait l’Ukraine. Le 2 mars 2022, le Conseil de l’Union européenne votait le bannissement de Russia Today et Sputnik, marquant le début d’une prise de conscience européenne sur le sujet de la guerre informationnelle menée par les médias d’influence russes. 

 

Une toile d’influence complexe 

Une étude récente d’OpenFacto sur le média InfoRos et la galaxie d’influence russe nous renseigne sur l’effort organisé et centralisé de proches du Kremlin afin de soutenir des mouvements de subversion dans les républiques de l’ex-URSS. L’ambition d’une telle entreprise n’est ni plus ni moins que d’animer les populations d’un sentiment pro-russe et anti-occidental. À titre d’exemple, entre novembre 2018 et décembre 2021, l’association a enregistré 1 187 sites d’influence locaux, pour un total de 1945 noms de domaine. Si InfoRos s’est spécialisé dans la communication au sein de la zone d’influence de l’ex-URSS, l’Europe occidentale n’est pas exempte de ce genre d’ingérences. 

 

Des médias mis au pas par le Kremlin

Sputnik et Russia Today (RT) avaient déjà été présentés par la Task Force East Stratcom – un Service d’action extérieur de l’Union européenne – comme des éléments intégrés à une stratégie globale du Kremlin, gérée par un effort coordonné. Un rapport du département d’État des États-Unis démontre également leur proximité avec Moscou. En effet, RT France a été fondée par une association à but non lucratif du nom de ANO TV-NOVOSTI. Sans capital social, TV Novosti est presque entièrement financée par le budget de l’État russe. Sa Charte souligne d’ailleurs son lien étroit avec le gouvernement : « L’organisation [TV-Novosti] assure la protection d’informations qui constituent des secrets d’État, effectue des travaux liés à l’utilisation des secrets d’État, et mène également des activités et (ou) fournit des services dans le domaine de la protection des secrets d’État ». Sputnik, quant à lui, a été créé par l’organisme de communication Rossia Segodnia (La Russie aujourd’hui) en 2013 par décret présidentiel.

 

Des médias qui ont trouvé leur place au sein de l’écosystème français

Après un lancement en demi-teinte au cours de la dernière décennie, c’est en 2017 que les médias russes ont su trouver leur place au sein de l’écosystème informationnel français. Cette percée soudaine s’explique par un revirement stratégique. Alors qu’ils traitaient de sujets centrés sur l’aire régionale russe, les différentes branches de RT et de Sputnik ont mis l’accent sur les politiques locales. À titre d’exemple, en 2018, le recrutement du chroniqueur Frédéric Taddeï en France a démontré la volonté des branches de RT de grossir leurs rangs de nombreux journalistes locaux expérimentés afin d’attirer un nouveau public et crédibiliser leur offre.

Les différentes publications de RT s’attelaient à pointer les dérives de « l’Occident libéral » par l’affichage en place publique des tensions et vulnérabilités des sociétés occidentales. Très influent, RT France a su séduire nombre de téléspectateurs grâce à sa ligne éditoriale clairement en opposition avec les médias mainstream, à ses titres contre la politique gouvernementale, notamment sanitaire et de vaccination, mais également en faveur des Gilets jaunes.

L’engouement fut tel que la page Facebook de RT France se positionna comme la troisième page journalistique générant le plus d’interactions en France, derrière l’Obs et CNEWS. De même, RT France est devenue la cinquième chaîne la plus suivie sur la plateforme Youtube France dans la catégorie « News et Politics ».

Face à l’abrupt coup asséné à leur modèle de diffusion par les autorités européennes, les groupes RT et Sputnik ont usé de stratégies diverses afin de contourner les interdictions et trouver un autre public.

 

Contourner les interdictions : sites miroirs et création de nouveaux domaines

Depuis le vote du bannissement, le nom de domaine francais.rt.com est le site officiel de la branche RT France. Accessible par d’autres navigateurs ou encore par des VPN, la page, qui réunissait cinq millions de vues par mois en février dernier, voit son trafic grandement amoindri. En effet, elle totalise à ce jour 1.9 million de vues mensuelles. 

Face à la menace de censure et en raison de l’invisibilité du domaine pour le grand public, les chaînes ont alors opté pour la création de sites miroirs afin de continuer à communiquer leurs informations.

Une analyse approfondie opérée sur le site mère de RT nous renvoie vers plusieurs dizaines de sites miroirs, dont certains nommés « test » témoignent d’une réelle volonté organisée pour trouver des moyens de contourner les sanctions. Le contournement de l’interdiction européenne réussit essentiellement grâce à la manipulation des extensions de domaine à l’image du site mirroir rt.netblogpro.com. De par la multiplicité des sites – et ainsi leur relative invisibilité due au manque d’audience – il est vraisemblable qu’il existera toujours un site pour relayer la stratégie d’influence russe encore faudra-t-il savoir qu’il existe.

L’application de RT France renvoie, elle, vers un autre site : fra.mobileapiru.com. Ce site affiche un taux de visites en forte croissance (plus 82,6 %) et un nombre de visites totales au cours du mois d’octobre 2022 de 629 600. Ce nombre, additionné aux audiences des autres sites, ne nous permet néanmoins pas de statuer sur une réelle influence des médias russes sur le débat public français.

La chaîne RT a également lancé la web tv Ruptly, afin de diversifier son offre. Disponible en anglais, espagnol, russe et arabe, Ruptly conserve toutes les caractéristiques disruptives propres aux branches RT. Le site n’a pas su convaincre un large panel d’auditeurs étant donné que le nombre de visites mensuelles plafonne à 200 000 vues par mois.

Dans le jeu du chat et de la souris qui s’opère entre les autorités régulatrices et le Kremlin, l’Union européenne sort pour l’instant vainqueur. En effet, le manque d’un nom de domaine stable et durable et la difficulté des médias d’influence à communiquer leur nouvelle adresse implique une réduction du nombre de visiteurs de fait. La bonne forme de certaines variantes de RT France s’explique par le point de passage incontournable qu’est l’application mobile, qui a pour elle la qualité de renvoyer directement les lecteurs vers une adresse fonctionnelle.

Dès lors, il s’agit pour les médias russes d’utiliser la multiplicité des plateformes et spécialement les moins aptes à modérer leur contenu pour continuer à influencer les opinions publiques.

 

Stratégie de migration, une opération en dents de scie

La stratégie qui consistait à initier un mouvement de migration des lecteurs vers les canaux Telegram des médias interdits de diffusion en Europe est l’un des exemples les plus marquants de l’ambition avortée du Kremlin pour garder son influence sur les débats français et occidentaux. Cette messagerie cryptée russe est en effet très prisée des groupes de discussion désireux d’éviter la censure. Une remarque d’autant plus pertinente que RT France et Sputnik ont martelé dans leurs articles le mot clé « Telegram », encourageant par-là leurs lecteurs de migrer vers les canaux officiels des chaînes avant le vote du Conseil de l’UE. Cependant, ces canaux sur Telegram sont également tombés sous les coups de l’interdiction européenne.

Des chaînes Telegram librement accessibles sans VPN qui ont pullulé après la décision de l’UE, uniquement quelques-unes continuent encore aujourd’hui à relayer le discours de ces médias d’influence russes. Ainsi, les canaux de Sputnik Fr, de Nouvelle Alternative et une discussion sobrement nommée « rt_francias_officiel_mirror » se font l’écho de la propagande du Kremlin. Ces derniers ne remportent toutefois pas le succès escompté et dépassent péniblement les 300 vues par publication en moyenne, à l’exception de Nouvelle Alternative qui plafonne, elle, à 500 vues.

Outre l’outil Telegram, RT France et Sputnik ont entrepris une campagne de migration plus ou moins réussie des adhérents les plus radicaux vers le Facebook russe : VK. La page de RT France y réunit une moyenne de 8 000 vues par post. Elle constitue l’option la plus dangereuse car elle implique une radicalisation potentielle de ses lecteurs, les contenus de VK étant bien moins soumis à modération que sur l’ensemble des autres sites.

Malgré les efforts de migration entrepris par RT France et Sputnik, le taux de conversion est plutôt minimal. En effet, à une époque où l’information est un bien consommable, la centralisation de ces dernières en un même point devient un impératif. Le bannissement des médias d’influence russes des plateformes usuelles d’information ne pouvait alors que constituer un coup critique.

 

Réorientation régionale stratégique

Face à l’effondrement de leur modèle économique – comme en témoigne la liquidation judiciaire de Sputnik France –, les branches locales de RT et Sputnik ont dû opérer un revirement régional stratégique. 

Sputnik France s’est alors principalement implanté dans les aires régionales africaines où il bénéficie d’une grande influence, notamment grâce à la création de Africonnect. Renommé Sputnik Afrique au prétexte officiel que 60 % des locuteurs francophones y habitent, ce média d’influence réussit tant et si bien que la Russie jouit au Mali du taux d’approbation le plus fort au monde (84 % d’opinion favorable selon la société Gallup entre avril 2021 et janvier 2022). En effet, et comme le démontre une étude de l’Irsem sur la question, le volume mensuel d’articles publiés par RT France et Sputnik France/Afrique sous le tag « Mali » a sensiblement augmenté, conformément à leur revirement stratégique.

Cette stratégie opportune, étant donné le désengagement français du territoire malien, corrobore avec une stratégie de propagande anti-française pour servir un « projet de prédation », selon les mots du Président de la République, Emmanuel Macron.

Ce revirement, vers ou via de nouvelles aires d’influence s’opère également au niveau d’autres branches RT, dont les nouveaux noms de domaine espagnols remportent un franc succès en Amérique du Sud. On peut toutefois douter de la pérennité de ces tentatives à en juger le déclin de l’influence russe en Asie mineure – comme en atteste l’intervention à charge du président tadjik Emomali Rahmon contre Vladimir Poutine lors de l’Organisation de coopération de Shanghaï – et étant donné les moyens sur le long terme que demandent l’entretien d’une force informationnelle en des terres éloignées du territoire russe.

 

Des médias aux ambassades

Il est intéressant de constater à quel point les comptes Twitter des ambassades russes en Occident ont pris le relais de ces médias d’influence. Ces dernières pratiquent allègrement l’art du contournement propre à internet et n’hésitent pas à répondre de manière cinglante. Eliot Higgins, le fondateur du site d’investigation Bellingcat, a d’ailleurs qualifié ces manœuvres de « diplomatie du shitposting ». En effet, celui qui s’attèle à pointer les contradictions russes recevra une réponse sophistiquée qui vise à dévier une critique par des références à d’autres griefs réels ou présumés. Cette stratégie porte ses fruits, le compte de l’ambassade de Russie en France ayant ainsi vu son nombre de followers exploser (plus 136 %) entre janvier et mars 2022.

 

La division des acteurs de l’influence russe et la contre offensive occidentale

Sous Vladimir Poutine, les oligarques russes mènent une guerre d’influence fratricide sans merci. Dans cette guerre s’affrontent le mercenariat privé, mené par Evgueni Prigojine, contre les oligarques venant des structures traditionnelles de pouvoir russes, à l’image de Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense. Le premier a fondé le groupe Wagner et l’Internet Research Agency (véritable usine à trolls et outil d’influence cyber du pouvoir russe) tandis que le second, dauphin désigné de Vladimir Poutine, a avec lui le pouvoir structurel.

Cette division interne, qui n’est ni plus ni moins qu’une bataille de succession, crée avec elle une division des médias russes. En effet, ceux possédés par Prigojine (groupe Patriot) et ses soutiens imputent à Sergueï Shoigu la défaite – ou plutôt la non-victoire – en Ukraine, et louent l’efficacité des groupes privés en comparaison avec l’état de décrépitude des forces armées. 

En prenant en compte un tel constat, la situation informationnelle interne russe (et par extension le récit russe en Occident) ne pouvait pas se structurer à la hauteur de l’enjeu de la guerre informationnelle. Dès lors, si la Russie bénéficiait de soutiens relativement importants en Europe de l’ouest, la contre-offensive de l’OTAN et de l’Union européenne pour évincer le récit russe en quelques semaines a montré l’extrême fragilité de ce dernier. À ce titre, il est intéressant de remarquer l’effritement des appuis politiques de la Russie en Occident qui a de surcroît ressuscité l’OTAN de sa “mort cérébrale”. 

 

La récolte des graines

Les outils consciemment déployés par le Kremlin afin d’atteindre le public français ou francophone sont donc nombreux. Par ailleurs, notons que cette entreprise d’influence russe fut rentable et emporta avec elle de nombreux adhérents.

Acquis à leur cause, des trolls comme @docteurpepe sur Twitter, ou des politiques comme François Asselineau, n’ont pas besoin de financement pour se faire l’apanage de cette voix anti-otanienne et pro-russe. De ces comptes Twitter, @ObjectifDefonce en fait la liste, les affichant sur un ton ironique et assez militant. Collusion de conjoncture seulement peut-on imaginer, mais relais réel du récit poutinien tout de même.

Il est également intéressant de porter un regard sur le parcours des ex-chroniqueurs et journalistes au sein de RT France et Sputnik. À ce titre, l’émission d’André Bercoff sur Sud Radio est intéressante pour son défilé de personnalités proches ou faisant partie de RT France, à l’image de Jacques Baud.

De même, l’émergence de Omerta Media, lancé en septembre 2022, constitue un relai du récit poutinien. Le média réunit quelque 36 600 abonnés sur Twitter et 1 300 sur Telegram. Si le média n’est pas subventionné par Moscou, il a néanmoins été créé par Régis Le Sommier, ex-grand reporter chez RT France. Omerta reste cependant un média de niche qui s’adresse à un public déjà convaincu.

 

La contre-offensive occidentale et les perspectives russes en Occident

Au bilan, on peut affirmer que le bannissement de RT et de Sputnik des plateformes a démontré les faiblesses de la Russie. Son opération offensive envers l’Ukraine, quelles qu’en soient les justifications, lui a valu une perte quasi totale de son influence et de son image de vieille alliée auprès des partisans qui appelaient de leur vœux cette Europe de « l’Atlantique à l’Oural ».

Ce que nous révèle cet état de fait, c’est que l’espace cyber est un espace clausewitzien, où la guerre psychologique – marquer les esprits d’un faux état de fait – est décorrélée de la réalité du terrain. Il est pertinent de relever l’expertise de la Russie pour exploiter les failles de moyenne envergure par le moyen d’organisations criminelles ou para-étatiques. Ces dernières bénéficient d’un laxisme de l’État avec pour contrepartie de travailler à son compte sur demande. Cette stratégie est cependant limitée en termes de technologie, comme en atteste son éviction rapide sur le plan de la guerre informationnelle. Le très faible nombre de cyber-attaques au cours des manœuvres témoigne également de ce défaut capacitaire. En effet, de telles dispositions auraient pu couper l’Ukraine du reste du monde et limiter la transmission d’informations vers l’Occident. 

Si la capacité de perturbation stratégique russe a su ébranler l’Occident, son manque de moyens techniques et de matériels déployés pour lui faire front en temps de guerre nous impose d’apprendre à réactualiser notre vision du monde en permanence afin d’évaluer au mieux les risques qui planent sur notre territoire. Ces éléments d’ingérence informationnelle exigent la mise en place d’une véritable stratégie pour faire face à de nouvelles menaces du même type venant d’ailleurs (Chine, Turquie) et appellent à ce que la France se dote d’une pareille stratégie pour faire prévaloir ses intérêts.

 

Benoît Lacoux

 

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