Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, a accepté de répondre aux questions du Club Influence de l’AEGE, dans la lignée de sa conférence du 29 avril : « Fabrication de la désinformation complotiste comme arme de déstabilisation ». Il revient ici sur la naissance et le développement d’une théorie du complot, mais également sur les enjeux de la lutte contre le complotisme.
Club Influence (CI) : Comment naît une théorie du complot ?
Rudy Reichstadt (RR) : Elle naît du plaquage d’une représentation du monde bien particulière sur le réel. Une vision du monde dans laquelle ce qui arrive est le résultat d’intentions cachées, où les apparences sont trompeuses et où, du même coup, des choses sans lien apparent sont tenues pour être secrètement connectées. Une théorie du complot s’attache toujours à un événement ou à un phénomène réel, de préférence marquants et pouvant faire l’objet d’une instrumentalisation politico-idéologique. Elle s’insère alors dans une narration conspirationniste plus vaste, un modèle d’intelligibilité préexistant (le mythe du terrorisme fabriqué, des « révolutions de couleurs », de « la France profonde », du « génocide des Blancs », du complot « judéo-maçonnique », « mondialiste », « sioniste », etc.) qui va l’accueillir et à l’abri duquel la nouvelle théorie du complot va croître, se développer, s’enrichir, alimentant en retour le mythe qui la sous-tend. Celui-ci lui fournit une dramaturgie simpliste, manichéenne, qui lui désigne un principe maléfique (gouvernement, service de renseignement, société secrète, communauté ethnique ou religieuse, etc.). Ne reste plus alors qu’à jouer sur nos biais cognitifs, à exploiter nos limites intellectuelles voire notre détresse psychologique pour nimber de mystère un faisceau de circonstances présentées comme troublantes et comme les signes d’une intention invisible qui ne serait accessible qu’aux plus clairvoyants.
CI : Quels sont les principales techniques mises en œuvre pour répandre les théories complotistes ?
RR : La rhétorique complotiste utilise toute la palette connue des sophismes. Mais l’une des techniques les plus récurrentes est celle de la conglobation ou « millefeuille argumentatif », qui consiste à juxtaposer un grand nombre d’arguments empruntés si possible à des champs très variés de la connaissance et qui, présentés ensemble, produisent un puissant effet d’intimidation intellectuelle. Cet effet d’intimidation suscite le sentiment qu’« il n’y a pas de fumée sans feu » et insinue ainsi le démon du soupçon. Mais la « baguette de sourcier » par excellence du complotiste reste l’idée qu’un événement doit être attribué à ceux à qui il est réputé profiter. Autre technique : créer un écran de fumée, ajouter de la confusion à la situation. En mélangeant le vrai avec le faux, l’invérifiable, le spéculatif, mais aussi en multipliant les scenarii alternatifs pour que l’hypothèse la plus plausible soit comme noyée.
CI : Comment expliquer la popularité des théories complotistes ? Pourquoi les gens adhèrent-ils si facilement aux théories du complot ?
RR : La pandémie a probablement représenté un moment d’accélération de l’histoire en matière de développement du complotisme. L’anxiété qu’elle génère est propice à l’apparition de discours de consolation. Or, c’est précisément la fonction que peuvent remplir les théories du complot. Elles nous permettent en effet de circonscrire la menace : une menace qu’on nomme et à qui on donne un visage – par exemple celui de Bill Gates – est une menace qu’on peut surmonter. Un peu comme lorsque vous entendez un bruit la nuit et que votre premier réflexe est d’allumer la lumière. Cela peut paraître paradoxal mais les théories du complot nous rassurent et nous bercent dans l’illusion qu’il suffirait de se débarrasser d’une poignée d’individus malfaisants pour régler le problème – dans ce cas, l’épidémie de Covid-19. On connaît assez bien les ressorts psycho-sociologiques du conspirationnisme – par exemple, on l’a évoqué tout à l’heure, sa fonction narcissique ou encore sa corrélation avec un sentiment d’échec personnel – et l’on connaît de mieux en mieux les variables socio-économiques et démographiques qui prédisposent au conspirationnisme. Mais l’on ne comprendrait rien à la popularité actuelle des théories du complot si l’on faisait abstraction de l’écosystème technique et médiatique dans lequel nous évoluons. Internet, le haut-débit, le smartphone et les réseaux sociaux ont bouleversé nos manières d’accéder au savoir et à l’information. Cette configuration nouvelle a offert une chance historique au complotisme.
CI : Comment lutter contre une théorie du complot ? Est-il possible de faire changer d’avis un complotiste ?
RR : Je ne suis pas sûr qu’on ait essayé la thérapie par l’hypnose ! Non, je plaisante. Sur ce sujet, il y a beaucoup d’incertitude. J’ignore quelle est la bonne méthode pour faire changer d’avis qui que ce soit ou pour lutter contre une théorie du complot en particulier. Mon humble avis est qu’il n’existe pas de recette miracle valable en tout temps et en tous lieux. En revanche, je crois qu’il est essentiel d’apporter des réponses claires et des explications rationnelles aux questions légitimes que le public peut se poser. C’est ce à quoi nous essayons, avec d’autres, de contribuer à travers Conspiracy Watch, le média que je dirige. Au-delà, lutter contre le complotisme en général implique d’encourager une prophylaxie qui passe évidemment par la maîtrise de la méthode scientifique, la familiarité avec l’histoire, la littérature et l’éducation aux médias et à l’information. Surtout, je plaide pour davantage d’intransigeance à l’égard des théories du complot. Il faudrait rappeler, beaucoup plus qu’on ne le fait, qu’elles ont trompé beaucoup par le passé, qu’elles continuent à le faire, qu’elles nous font perdre un temps précieux que nous pourrions consacrer à autre chose mais surtout qu’elles ont et ont eu des conséquences parfois extrêmement nocives, accompagnant des dispositifs de persécution, l’obscurantisme et trop souvent aussi des passages à l’acte criminels. Elles doivent vraiment être envisagées comme une pathologie de la démocratie, un risque inhérent à la démocratie et que, pour cette raison, nous nous devons d’apprivoiser et de prévenir.
CI : Considérez-vous que la lutte contre les théories du complot relève de la sécurité nationale ? Si oui, quel champ d’action ?
RR : L’analyse critique du complotisme se situe au croisement de trois sujets de préoccupations que sont la haine en ligne, la désinformation et la radicalisation. La lutte contre le conspirationnisme compte ainsi parmi les axes du Plan national de prévention de la radicalisation. Les théories du complot ont indéniablement à voir avec des enjeux de prévention des entreprises de déstabilisation qui utilisent la manipulation de l’information. On pense évidemment aux opérations de désinformation initiées par des puissances étrangères mais aussi à des menaces plus « domestiques ». Aux Etats-Unis, une note d’une antenne du FBI a ainsi répertorié le mouvement complotiste Qanon comme une menace terroriste intérieure potentielle. En France, plusieurs affaires récentes ont mis en scène des personnes violentes évoluant dans une mouvance indissociablement d’extrême droite et complotiste. Les Barjols par exemple, un groupe identitaire démantelé il y a quelques mois ou encore le groupuscule inspiré par Rémy Daillet et qui a organisé l’enlèvement de Mia, une petite fille de 8 ans. En décembre, c’est un homme influencé par le complotisme et le survivalisme qui est à l’origine du meurtre de trois gendarmes dans le Puy de Dôme. Un mois plus tôt, un déséquilibré projetait son véhicule contre le portail d’une gendarmerie à Dax : il disait lui aussi être influencé par les appels à la sédition publiés par Rémy Daillet… Nous ne commençons qu’à peine à prendre l’entière mesure du défi que représente l’influence de l’imaginaire complotiste en matière d’ordre public et de sûreté du territoire.
Interview réalisée par Anne-Laure Michaux pour le Club Influence de l’AEGE
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