Si les mass media et les réseaux sociaux ont rempli leur rôle de vecteurs de subversion dans la crise que traverse Téhéran, les ingrédients d’un véritable mouvement révolutionnaire — en l’état des informations disponibles en sources ouvertes — ne semblent pas réunis. Il paraît peu probable que le régime se laisse déborder, et cela malgré les conséquences des sanctions économiques et la colère de l’opinion publique iranienne ou internationale.
Un pays qui survit malgré les sanctions et la coercition occidentale
Depuis 1979, et encore plus depuis sa guerre contre l’Irak, Téhéran à l’habitude de faire cavalier seul. Échaudée par le double jeu américain pendant le conflit et par ce qu’elle considère toujours aujourd’hui comme une preuve de l'application à géométrie variable du droit international, la République islamique est depuis en alerte. Dans les faits, agressé par l’Irak de Saddam Hussein — alors bras armé de l’occident et qui décidera d’ailleurs de se rembourser en attaquant le Koweït — l’Iran comprend rapidement que tous les pays ne sont pas sur un pied d’égalité devant les institutions internationales. Toute la politique du régime va se baser sur cette conclusion, au moins à partir des années 90 et encore plus depuis la rupture unilatérale de l’accord sur le nucléaire par les États-Unis. D’où son soutien au Hezbollah, sa volonté de développer sa souveraineté énergétique ainsi que son activisme actuel au Levant afin de disposer d’arguments dans le cadre des rapports de force avec ses rivaux internationaux (États-Unis en tête) et régionaux (Israël notamment).
Ce qui ne signifie pas pour autant que la situation interne soit une sinécure. Vétusté de l’appareil industriel et des infrastructures en général suite aux sanctions, déclin démographique (fin des programmes de planning familial, balance migratoire déficitaire, seulement 1 ,2% de croissance de la population), croissance du PIB limitée (négative en 2018 et 2019, seulement 1,8% en 2020), insécurité économique (crise des salaires impayés par exemple), inflation systémique (18% en 2018, 40% en 2019, 30% en 2020) qui pourrait provoquer le suicide de beaucoup de banquiers centraux… vivre et travailler en Iran peut être rapidement difficile. Un climat socio-économique tendu et un peuple à fleur de peau qui n’a besoin que d’une étincelle pour s’enflammer : depuis 3 ans, on relève ainsi au moins 3 épisodes séditieux majeurs. Le premier en 2019-2020 (émeutes dites de l’essence), le deuxième en 2021 (émeutes dites de la soif) et le dernier en date depuis septembre 2022, faisant suite à la mort de la jeune Mahsa qui aurait été mortellement blessée par des membres des forces de sécurité pour avoir revêtu son voile de façon un peu trop libérale.
En comptant le « mouvement vert », résultat du mécontentement d’une partie de la population après l’élection contestée de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, on serait même tenté de porter à 4 le nombre de phénomènes de révolte violente contre l’autorité publique iranienne en un peu plus de 20 ans. À cela, s’ajoute un mouvement persistant d’une partie des femmes iraniennes qui souhaitent pouvoir retirer leur voile quand bon leur semble et qui multiplient les « happening » politiques.
Situation économique compliquée, prolifération des épisodes séditieux, revendications de la jeunesse, groupe subversif… Il peut être séduisant « d’enterrer » la République islamique. D’autant que près de 60 % de la population à moins de 35 ans, ce qui signifie qu’une majorité d’Iraniens et d’Iraniennes n’a pas participé à la Révolution de 1979. « Biberonnés » aux réseaux sociaux à l’instar des nouvelles générations occidentales, ces derniers constatent quotidiennement — avec amertume souvent — les différences de mode de vie. Suffisant pour que la mort de Mahsa soit l’élément déclencheur d’un changement de nature du régime comme l’annonce certains opposants ou observateurs ? Ou mouvement de colère légitime portant certaines caractéristiques subversives ?
Un moment subversif…
Quelles différences entre sédition, subversion et révolution ? Selon le Larousse, la sédition est un « soulèvement concerté et préparé contre l’autorité établie », tandis que la subversion consiste en une « action visant à saper les valeurs et les institutions établies », alors que la révolution peut se définir comme « un changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d’un État, qui se produit quand un groupe se révolte contre les autorités en place et prend le pouvoir ».
Quelle grille de lecture appliquée pour tenter de qualifier objectivement le « moment » politique qui a cours en Iran ? Parue en 1972 sous le titre « La subversion », l’étude historico-psychologique de la subversion moderne écrite par Roger Mucchielli fournit un éclairage intéressant. Pour ce dernier, l’incapacité des pays occidentaux à lutter contre les actions de subversion s’explique par une mauvaise compréhension des processus révolutionnaires, faussée par une vulgate marxiste orthodoxe globalement acceptée. Une erreur : pour lui, la révolution n’apparaît pas, comme le prétend Marx lorsque des conditions objectives socio-économiques sont réunies, mais si un groupe organisé en guérilla les provoque grâce à l’apport capital et majeur des médias de masse.
Une conclusion issue de nombreux travaux, dont ceux de Régis Debray et de l’analyse des révolutions chinoises, cubaines et algériennes. Des « moments » suscités à chaque fois par un groupe volontariste minoritaire dans des contextes socio-économiques si différents, qu’il semble, en effet, bien difficile de trouver des conditions objectives — si ce n’est d’avoir été supporté par les opinions nationales et internationales, au moins dans les premiers temps. En analysant l’Histoire révolutionnaire des XIXe et XXe siècles, Mucchielli constate donc que les conditions de réussite d’une révolution sont essentiellement psychologico-subjectives et que c’est la publicité de l’action d’un groupe réduit — aidé ou pas par l’étranger — qui les provoque.
On peut résumer le climat psychologique nécessaire comme suit : l’existence d’une majorité silencieuse considérée morose, voire apathique, indifférente au sort de l’État, mais paniquée et paralysée. Une majorité « façonnée » par les mass media à partir de l’action d’un groupe réduit pratiquant la subversion, c’est-à-dire pour Muchielli, « l’ensemble des moyens psychologiques ayant pour but le discrédit et la chute du pouvoir établi, du régime ou du système social, sur des territoires politiquement et militairement convoités, et cela dans un climat général qui exclut les conditions matérialistes et rationnelles de la révolte et a fortiori de la révolution ». Une ambiance particulière qui va provoquer la chute d’un ordre établi dans un pays désormais « mûr » pour être cueilli par le groupe minoritaire volontariste
… que personne ne cueillera malgré des conditions psychologiques adéquates
Dans le contexte iranien, ce groupe minoritaire volontariste fait tout simplement défaut. L’héritier Pahlavi, les moudjahidines du peuple iranien, soutenus — plus ou moins directement — par les États-Unis (et la CIA), ont certes une audience auprès d’une partie de la diaspora, mais très peu en Iran, malgré leur activisme digital. Ils ne jouent pas, à l’inverse du FLN, des guérilleros cubains ou des maoïstes chinois, le rôle « d’armée libératrice du peuple ». Ils restent des émigrés vivant plus ou moins à l’aise à l’étranger pendant que le peuple iranien « subit », la violence du régime pour les uns, les sanctions pour les autres. Ils ne disposent par conséquent d’aucune légitimité issue du combat pour proposer un narratif subversif légitime. La majorité silencieuse iranienne se façonne donc de façon anarchique par l’intermédiaire des mass media, des réseaux sociaux, ipso facto en fonction des préférences individuelles des individus par l’effet des algorithmes.
Ce sont en effet les vecteurs de subversion qui sont l’élément stratégique permettant aux actions subversives de prendre une ampleur souvent disproportionnée par rapport à l’importance d’un fait, attribuable à un groupe minoritaire ou non. En appliquant la grille de lecture, on peut en conséquence établir que la République islamique vit un moment subversif autonome… et que par nature, aucun groupe minoritaire volontariste ne pourra le cueillir. L’exact contraire de la révolution de Maïdan en 2014 par exemple, où les nationalistes ukrainiens avaient su récupérer le mouvement et son amplification par les mass media.
On n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace
Du reste, avec une génération de dignitaires ayant exercé la subversion et « cueillit » l’appareil d’état impérial lorsqu’il était mûr, qui la pratique toujours, autant que la guérilla, par exemple au Liban au travers de la participation à la formation et de l’encadrement des cadres du Hezbollah, il est difficile de croire que le pouvoir iranien se laissera déborder.
Il dispose également des moyens de couper mass media et réseaux sociaux qui avaient fait tellement de mal aux pouvoirs en place au moment des « printemps arabes ». Il possède de très efficaces services de renseignement. Il propose déjà un contre-narratif à destination des opinions publiques nationales et musulmanes, « attaquer le voile est un prétexte pour attaquer l’Islam et brûler des corans », exploitant ainsi les fautes d’un adversaire désorganisé. D’autant que le moment subversif, s’il n’est pas cueilli, se tassera de lui-même, lorsque les responsables du traitement infligé à Mahsa seront punis comme annoncé par le pouvoir. Ce qui devrait mettre fin à la campagne de dénigrement du régime, comme le préconise Mucchielli. La République islamique peut également compter sur une diplomatie fine et efficace, rompue aux tractations de couloirs, qui amoindrit encore une fois la valeur de la parole officielle occidentale. Une contre-attaque en accord avec les recommandations de Mucchielli.
On attend désormais le contre-appel au peuple et la mise en action de milices locales politiquement formées et encadrées.
Spoiler : c’est déjà fait, on n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace…
Pierre-Guive Yazdani
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