Le Canal Seine-Nord Europe est un projet de longue haleine devant relier le bassin parisien aux réseaux fluviaux nord-européen. Potentiellement créateur d’emplois, il risque également de mettre en grand danger le développement des ports de Gennevilliers, de Rouen et du Havre.
Lors des assises de l’économie de la mer de 2017, l’ex-Premier ministre et actuel maire du Havre, Édouard Philippe, a marqué la volonté du gouvernement de faire de la France une grande nation portuaire. Pour mener à bien cette mission, la France dispose du groupement Havre – Rouen – Paris (HAROPA) pour la Seine, de Dunkerque via les NORLINK PORTS pour l’axe Nord et de Marseille-Fos pour la Méditerranée. Le préfet du Nord Michel Lalande a été missionné en 2018 par l’ex-Premier ministre, pour rédiger un rapport sur l’axe Nord. Ce dossier a pour objectif de mesurer l’impact de ce projet de canal, pour les ports français et les régions environnantes.Il est intéressant de relever que Stéphane Raison, l'un de ses rapporteurs ayant été à la tête du port de Dunkerque, est appelé à prendre la direction du futur grand port de l'axe Seine en juin prochain.
Un chantier conforme aux projets européens
Ce projet a pour objectif de relier les bassins de la Seine et de l’Oise au réseau européen, donnant à Paris et au sud de la région des Hauts-de-France un accès au réseau fluvial à grand gabarit. Ce canal intègre parfaitement la logique des neuf corridors maritimes européens, ou RTE-T. Ces eurocorridors ont été créés dans le cadre du Schéma de Développement de l’Espace Communautaire (SDEC) en 1999. Ils ont pour utilité de désigner des axes de développement cohérents au sein de l’Union européenne. La liaison Seine-Escaut (ou canal Seine-Nord) prend place dans le 8e corridor, faisant le lien entre la mer du Nord et la Méditerranée, d’Édimbourg à Fos-sur-Mer. L’Union européenne alloue pour les corridors un budget global de 30,4 milliards d’euros pour la période 2014-2020, dont 24,05 mds concernant les transports. Le canal Seine-Nord Europe a un coût estimé à 4,5 mds d’euros, dont 1,8 md seront supportés par l’UE, 1 md par l’État français et un autre milliard par les collectivités locales. Pour les 700 millions restant, Bercy précise que "l'État aidera à la mise en place de ressources à assiette locale pour financer la contribution d'équilibre, dont le montant sera garanti par les collectivités"
Le projet est organisé autour du coordinateur du corridor 8, l’ancien ministre hongrois Péter Balazs, d’un organe de coordination et d’une structure exécutive. La coordination est attribuée à une commission intergouvernementale, composée de représentants français, wallons et flamands, avec une présidence tournante. L'exécution opérationnelle est déléguée par la commission intergouvernementale à l’Alliance européenne de coopération économique (GEIE), elle-même composée de quatre structures : De Vlaamse Waterweg, le Service Public de Wallonie (SPW), les Voies Navigables de France (VNF) et la Société du Canal Seine-Nord Europe (SCSNE).
Ces travaux permettent d’accentuer les capacités commerciales des zones concernées, en donnant l’accès à des bateaux de grand gabarit, davantage de contenu signifiant une fenêtre plus large d'opportunités. Les études d’avant-projet ont commencé en 2017, les travaux devant débuter au cours de l’année 2021, pour une mise en service pour 2027-2028. Concrètement, forte de ses 54 m de largeur et 4,5 m de profondeur sur 107 km, l'infrastructure devrait pouvoir accueillir des bateaux représentant une capacité de 4400 tonnes de marchandise, soit l'équivalent de 220 camions.
Un projet riche en opportunités
Crédits : ambassade de France à Bruxelles
Ce canal représente l’ouverture des ports français au reste de l’Europe. Il permettrait aux ports de l’axe nord de potentiellement s’imposer au sein du Northern Range comme une porte d’entrée idéale pour les flux de marchandises à destination d’Europe de l’Ouest. Une infrastructure fluviale qui pourrait permettre d’intégrer dans l’identité maritime française la nécessité de porter une attention plus large à l’organisation des réseaux fluviaux et du rail. Ce projet serait possiblement un véritable atout pour les secteurs logistiques et industriels, ainsi qu’un pas en avant pour l’écologie portuaire. Les acteurs locaux espèrent profiter de ce canal pour pouvoir prendre des parts de marché face aux concurrents du Benelux, en parvenant à développer une activité « française » de transport fluvial.
Selon le rapport de Michel Lalande de 2018, ce canal devrait « valoriser l’ensemble du losange Paris-Le Havre-Dunkerque-Strasbourg ». La région des Hauts de France pourrait devenir un carrefour européen, profitant de l’attractivité du Benelux. Dans un rayon de 300 km, cette région représente 78 millions de consommateurs, faisant potentiellement d’elle l’un des pôles pivots d’un système de transport plus large, un hub. Tout ceci à la condition sine qua non que l’État et les acteurs locaux orchestrent l’aménagement logistique, industriel, financier et législatif du territoire. En cas de réussite, la liaison Seine-Escaut représenterait un fort potentiel de développement économique pour les zones concernées. Ce chantier devrait donner naissance à environ 10 000 emplois directs et indirects annuellement.
Néanmoins, ce projet fait peser une situation dangereuse pour les ports du Nord, en accentuant la concurrence intérieure et extérieure, dans un contexte de Brexit. Les échanges avec la Grande-Bretagne représentent une part stratégique de la balance commerciale française, ainsi que des intérêts substantiels pour le port de Calais. Les trois principaux ports des Hauts de France, bordant la côte d’Opale, sont Dunkerque, Calais et Boulogne. Ils représentent 20 % des flux de marchandises françaises soit 90 Mt. Les acteurs locaux de cette région ont déjà mis en place certaines mesures pour se préparer aux bouleversements prochains. Par exemple, ils ont décidé de fusionner les ports de Calais et de Boulogne, sous l’appellation Calais Port 2015 ou encore, la création d’unetask force en janvier 2017 par la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) et la préfecture des Hauts-de-France afin de créer l’association des Norlink Ports.
Un pacte avec le « diable rouge belge » ?
Le sénateur Michel Vaspart dans son rapport de l’été 2020, alerte ainsi sur le risque de détournement de trafic que représente ce canal. Ce scénario confirmerait de manière pérenne le statut d’Anvers comme premier port français. Avant toute chose, il faut saisir la différence de poids entre les ports français et ceux du Benelux. La question ici n’est pas de traiter des raisons du retard de l’Hexagone, mais de comprendre les rapports de force entre les différentes structures portuaires. En cumulant les 7 Grands Ports maritimes (GPM) et en y ajoutant le port de Calais, le fret français s’élève à 310 millions de tonnes. En comparaison, le port de Rotterdam est à 470 mt et le port d’Anvers à 238 mt. Il faut aussi avoir à l’esprit que « 40 % des conteneurs à destination ou en provenance de la France transitent encore par des ports étrangers. ». Les régions les plus touchées sont l’Île-de-France, le Nord, Lyon Bourgogne Franche-Comté, mais surtout la région du Grand Est. Ces hinterlands échappent en grande partie à l’influence des ports français, ce qui profite largement aux ports du Benelux et allemands.
Les quatre régions citées précédemment voient donc leurs trafics contrôlés en grande partie par les ports belges, néerlandais et allemands. Ces derniers possèdent une grande expérience du transport fluvial, une arme de choix pour conquérir les marchés français. Outre les ports néerlandais de Rotterdam, ou allemands de Duisbourg, également impliqués, ce sont surtout les ports belges qui sont concernés par la construction du canal Seine-Nord Europe. Par ailleurs, il importe de prendre en compte la fusion des ports de Gand et Zeeland Seaport en 2018, qui a donné naissance à North Sea Port, un acteur de poids dans ce projet de canal transnational. Cette structure a été capable de se classer troisième port européen, en générant un trafic maritime de 62 mt et fluvial de 56 mt. Coincé entre les ports de Rotterdam et d’Anvers, North Sea Port a pour ambition d’aujourd’hui de se développer via l’arrière-pays de la région française des Hauts-de-France, ainsi que de s’attaquer à l’hinterland d’Île-de-France. Des projets intégrant parfaitement les inquiétudes de Michel Vaspart de voir un axe Paris-Anvers « court-circuiter » les ports français, et notamment ceux de l’axe Seine.
Le canal Seine-Nord Europe est discuté depuis 2008, mais c’est seulement en 2017 que le projet est lancé. Ce chantier est très révélateur des problèmes maritimes français, dont l'un des plus importants est l’absence de définition d’une stratégie maritime cohérente pour l’ensemble du territoire. Ce manque de cap donne l’impression aux régions que l’État a abandonné certaines de ses prérogatives. Ce manquement a été mis en exergue lors des travaux de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du 6 décembre 2017. En tant que président du Conseil de surveillance de la société du canal Seine-Nord Europe et président du Conseil régional des Hauts-de-France, Xavier Bertrand met en avant le peu de soutien de l’État à ce chantier. Financé à 42 % par l’UE, ce projet est symbolique de la passivité ou de l’incapacité de l’État à trancher la question maritime. Malgré les promesses des différents Présidents de la République française, ce projet a attendu 9 ans avant de débuter. Maintenant que le chantier semble lancé, Paris va bien devoir décider de la conduite à mener face aux ports étrangers, et de comment éviter la mise à mort des projets concernant l’axe Seine.
Un certain nombre de signaux forts ont été disséminés tout le long de l’année 2020. Ceci laisse à penser que le pouvoir en place semble enfin se saisir de la question maritime. Tout d’abord, le retour du ministère à la mer dirigé par Annick Girardin, et le rapport de Michel Vaspart transformé en projet de loi relative à la Gouvernance et performance des ports maritimes français étudié le 8 décembre 2020. Enfin, la nomination de l’ancien directeur du Grand Port maritime de Dunkerque, Stéphane Raison, comme directeur préfigurateur d’HAROPA. Ces éléments sont à mettre en perspective avec l’annonce prochaine d’une stratégie nationale portuaire. La question est de savoir si l’État parviendra à offrir de la visibilité et à rassurer les acteurs des régions des Hauts-de-France et de Normandie. Un impératif si l’État français veut reprendre la main sur l’approvisionnement de son territoire et empêcher les ports étrangers de s'accaparer ses hinterlands. La mort, ou mise en sommeil, de certains des ports de l’Hexagone, porterait un coup terrible aux secteurs industriels du territoire et à la souveraineté du pays. La crise de Covid-19 a rappelé la nécessité pour un État d'avoir le contrôle de sa chaîne d’approvisionnement. Certes, ce projet de canal pourrait représenter une formidable opportunité pour la région des Haut-de-France, mais à quel prix ?
Paco Martin
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