Les Émirats déploient leur méconnu soft power pour sécuriser la diversification de leur économie

Habituellement perçus comme “compatibles” avec les valeurs occidentales, les Emirats Arabes Unis (EAU) ont pu projeter leur volonté de puissance librement via des interventions militaires et des opérations d’influence. En effet, les Émirats voient d’un mauvais œil la montée en puissance du couple sino-iranien dans la région. Pour faire face, ils se tournent vers l’Europe afin de garantir des débouchés stratégiques pour leur industrie pétro-gazière dont ils restent dépendants malgré leur volonté de diversification économique.

Malgré des allures d’État policier, les Émirats Arabes Unis ont réussi à faire passer un storytelling rassurant pour le monde occidental, enchanté de pouvoir compter sur un allié exportateur de pétrole respectable dans le Golfe persique. En effet, l’Arabie Saoudite a perdu son “capital honorabilité” suite à l’assassinat de l’opposant Jamal Khassoghi, tandis que le Qatar subit l’opprobe suite à sa complaisance envers l’Iran et la Turquie. D’autant plus que Téhéran, troublé depuis la révolution islamique de 1979, et Baghdad, terrain de jeu de Pékin, ne sont même plus considérés comme d'éventuels partenaires crédibles pour l’Europe et les États-Unis. Dans ce contexte, les gages libéraux donnés par les EAU lui servent à se rendre respectables afin de pouvoir s’assurer un PIB équivalent à celui de la Suisse dû à une balance commerciale largement bénéficiaire; un confortable matelas lui permettant d’envisager une diversification économique entamée depuis les années 80.

Les Émirats Arabes Unis donnent des gages pour se poser en pays du Golfe persique “occidentalo-compatible”

La fédération des EAU est un État regroupant 7 émirats: Abou Dabi, Ajman, Charjah, Dubaï, Fujaïrah, Ras el Khaïmah et Oumm al Qaïwaïn. Façonné par Zayed ben Sultan Al Nahyane, le pays renvoie une image modérée qui résulte de la culture des peuples de commerçants qui composent la population autochtone; comme tous les commerçants, les émiratis savent que le fanatisme nuit aux affaires. Par ailleurs, malgré la richesse de l’État, de grandes inégalités traversent le pays au sein des populations locales. Or, depuis les printemps arabes en 2011, certaines tensions sont apparues au sein de la société émiratie. Ces tensions ainsi que la lutte contre la secte des Frères musulmans notamment ont raidi les forces de sécurité de la fédération si bien que certains comparent les EAU à un État policier. Néanmoins, elle s'évertue à rester occidentalo-compatible afin de soutenir ses exportations dont elle est dépendante et son importante industrie du tourisme qui représentait 10% du PIB national en 2017. Abou Dabi s'évertue pour cela à donner des gages à ses partenaires afin de ne pas subir une baisse de revenu. En instaurant, ce qui est notable pour la région, une relative liberté religieuse et une certaine tolérance concernant les comportements sociaux, la fédération gagne en fréquentabilité par rapport à ses voisins.

Cette politique de main de fer dans un gant de velours lui a permis de se forger d'importants réseaux d’alliances et d’influence pour contrer l’influence sino-iranienne dans le Golfe persique. En effet, les EAU sont un État-clef pour la stabilité du détroit d’Ormuz dont ils assurent la sécurité avec l’Iran mais avec qui les tensions sont de plus en plus vives. Logiquement la montée en puissance de l’axe sino-iranien répond à celle des EAU comme puissance active sur le plan international.

La constitution de  réseaux d’alliances et d’influence, prélude à l’affrontement avec l’axe sino-iranien

La volonté de puissance des EAU s’illustre depuis quelques années par l’activisme de leur soft power rendu possible par leur compatibilité avec le monde occidental. Cela leur a permis récemment de se forger des réseaux d’alliance avec les alliés de l’Occident comme l’Egypte et Israël au Proche et Moyen-Orient, et de mener des opérations d’influence leur offrant le statut de puissance pivot dans le Golfe persique.

D’une part, le soft power émirati a su effectuer des opérations d’influence afin de devenir le pivot de la stabilité dans le Golfe persique via le Conseil de Coopération du Golfe, par exemple en faveur du Koweït lors de son envahissement par l’Irak. Depuis longtemps, les EAU jouent le rôle de coordinateur dans le Golfe persique dans lequel ils possèdent une position géostratégique au niveau du détroit d’Ormuz; ils sont le seul pays arabe qui détient les deux façades d'entrée et de sortie du détroit. La fédération se retrouve souvent en position d’éminence grise fidèle à sa posture d'apparente neutralité. En effet, les EAU sont par rapport à leur taille, très actifs et possèdent un poids important dans les jeux d’influences de la région. Ainsi, l’actuel ministre de la défense, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, émir d’Abou Dabi (donc de facto le dirigeant officieux de la fédération), est considéré comme l’homme le plus puissant du Moyen-Orient tant il est influent auprès des dirigeants saoudiens, de Washington et même en France. La fédération est aussi tenue pour principale responsable de la crise du Golfe en 2017 qui a vu la marginalisation du Qatar sur la scène internationale. Par ailleurs, partie prenante dans le canal de Suez où transite une grande partie des exportations du Golfe via tankers vers l’Europe, les EAU s'impliquent dans les jeux d’influence autour de la mer Rouge, notamment en Egypte (allié historique) mais également au Yémen pour sécuriser leurs débouchés.

D’autre part, fort du parrainage américain, les EAU possèdent l’armée la plus puissante des pays du Golfe et, grâce au blanc-seing obtenu via son soft power, en usent afin de sécuriser leurs débouchés commerciaux via la mer Rouge mais également bientôt en Europe. En effet, plusieurs signaux indiquent que la fédération se tourne vers les pays de Méditerranée orientale pour se créer des débouchés commerciaux. Ainsi, les Émirats arabes unis ont déployé quatre F-16 en Crète à la suite d’un appel entre le chef des forces armées grecques, le général Konstantinos Floros, et le général Hamad Mohammed Thani Al Rumaithi, son homologue émirati pour contrer l’activisme turque dans la région. En parallèle, ils se sont rapprochés d’Israël, au même moment où Tel-Aviv devient un pays exportateur de gaz et se rapproche de l’Egypte, son allié historique. Avec l’Egypte, la Grèce et Israël, les EAU disposent de partenaires dans la région qui pourraient être intéressés par le grand projet américano-arabe de pipeline reliant le Golfe à la Méditerranée orientale. En effet, le secrétaire américain à l'Energie Dan Brouillette s'est rendu à Abu Dhabi et a annoncé la volonté des Etats-Unis d'encourager le transport des hydrocarbures du Moyen-Orient davantage par les pipelines que par des pétroliers. Washington veut mettre fin au problème sécuritaire posé par le détroit d’Ormuz alors que l’activisme iranien dans la zone est de plus en plus important. De plus, la fédération, qui a rejoint l’East Mediterranean Gas Forum en tant que membre observateur, a déclaré qu'elle cherchait de nouveaux débouchés pour ses hydrocarbures après avoir menacé de quitter l'OPEP en novembre dernier. Côté américain, Jennifer Granholm, la prochaine secrétaire à l'énergie, ne devrait vraisemblablement pas remettre en question cette politique renforçant la sécurité de l’État juif. 

La dépendance des EAU à la stabilité du détroit d’Ormuz explique leur activisme sur le plan international. Ils anticipent un regain de tensions avec l’Iran et son parrain chinois qui s’active de plus en plus au Moyen-Orient. Avantageusement, le pays a adopté une stratégie de diversification mais ne peut pas se passer pour l’instant des exportations d’hydrocarbures comme source de revenus. 

Les Émirats Arabes Unis ou la puissance du couple pétrole-finance

Les EAU se classaient en 2018 au 5ème rang mondial des pays exportateurs de pétrole, au 8ème rang des producteurs et disposaient des 7ème réserves mondiales. Concernant le gaz, ils étaient au 25ème rang des pays exportateurs alors même qu’ils étaient les 14ème producteurs mais surtout qu’ils disposaient des 6èmes réserves mondiales. Ces chiffres assurent encore pour plusieurs décennies une rente importante à la fédération. D’autant plus que les dirigeants qui se sont succédés à sa tête ont astucieusement entamé une politique de diversification dès les années 80 si bien qu’aujourd’hui la part des hydrocarbures dans le PIB est désormais inférieure à 30%. Alors que le pays aurait pu être dépendant de la conjoncture pétrolière, cette stratégie a permis à la fédération de s’affranchir en partie de la rente pétrolière.

Dans le cadre de cette stratégie de diversification et outre le tourisme, les EAU disposent d’une puissance financière de premier rang grâce au Abu Dhabi Investment Authority (ADIA). Fondé en 1976, ce fonds souverain illustre la culture commerçante des Émirats qui cherchent avant tout à investir sur le long terme pour assurer des revenus hors hydrocarbures à l’image de l’école des investisseurs dans la valeur plutôt qu'à spéculer à très court terme. La fédération dispose également d’une autre arme de premier rang via Mubadala Investment Company PJSC, fond souverain chargé d’investir afin de diversifier l’économie comme par exemple dans l’industrie spatiale. Ces deux fonds souverains dans le top 15 des plus gros actifs mondiaux constituent une arme de soft power méconnue mais pourtant parmi les plus importantes du monde, qui peut même empêcher le puissant Department of Justice américain d’opérer. Une telle puissance financière permet d’entretenir des liens étroits avec les puissances occidentales via des coopérations militaires avec la France par exemple mais surtout avec Washington.

En effet, dans la guerre froide qui oppose les Etats-Unis et la Chine, les EAU ont choisi de prendre parti pour leur partenaire historique. D’ailleurs, ce dernier n'hésite pas à faire profiter les dirigeants émiratis d’importants pots-de-vin tout en manoeuvrant afin de tromper les chinois dans l’achat de gisements matures et surévalués. Par ailleurs, la fédération a opéré un rapprochement avec Tel-Aviv par l’intermédiaire de Washington. Ce rapprochement est un coup dur pour l’axe sino-iranien puisque les EAU sont le pivot indispensable pour les exportations de la République islamique. Grâce à l'importante diaspora iranienne dans les Émirats, Téhéran pouvait utiliser la fédération comme proxy. Cependant, depuis 2010, les emiratis ont décidé de se détacher du régime des ayatollahs ne voyant pas d’un très bon œil la possibilité que l’Iran acquière la bombe atomique. 

Fort de cette convergence d'intérêts entre occidentaux et émiratis, l’axe Washington-Tel-Aviv-Abou Dabi se construit ainsi au plus grand bonheur du soft power de la fédération, qui va désormais pouvoir entamer des négociations afin d’obtenir des débouchés pour ses industries pétrolières, gazières, touristiques et financières en Europe et même en Israël.

 

Pierre-Guive Yazdani

 

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