[JdR] Les câbles sous-marins à l’aube du siècle numérique : une guerre géoéconomique

Si le XXème siècle fut celui du pétrole, le XXIème est incontestablement celui du digital et proclame l’avènement de « l’homo numericus ». Au cœur de cette ossature de l’Internet, les satellites assurent 5% des télécommunications mondiales tandis que les 95% restants sont opérés par les câbles transocéaniques. Or le contrôle de ces flux est un enjeu de puissance de premier ordre dans la guerre géoéconomique que se livrent les Etats-Unis et l’empire du Milieu, et, à travers eux, les fleurons du numérique.

20 000 câbles sous les mers : Une « Via Numerica » convoitée

Essentiels dans l’architecture des réseaux, les câbles sous-marins – comprendre des tuyaux de fibre optique – constituent pour tout acteur international ou agent économique d’influence des infrastructures stratégiques. La maîtrise de ces « autoroutes numériques » répond à deux objectifs concomitants et complémentaires.  Contrôler d’une part les informations privées ou publiques, qui y transitent, afin de s’assurer d’autre part une totale souveraineté numérique, car il est, in fine, bien question de cela.

Eléments conventionnels des connexions câblières au début des années 1990, les États, par négligence ou mauvais calcul, ont pourtant délaissé ce segment désormais porteur de l’économie et des relations internationales stricto sensu. Le marché a d’abord été délégué à des firmes télécoms dont ils étaient actionnaires historiques (Orange, Alcatel-Lucent, TE SubTelecom, Huawei Subware etc.), qui, pour des raisons de partage des coûts, se sont constituées en consortiums de parties prenantes. Le développement d’un projet nécessite en effet plusieurs centaines de millions d’euros d’investissements, tant à cause des composantes technologiques avancées que des techniques de pose sur la couche océanique. C’est ainsi que de nouveaux acteurs ont émergé dans ce secteur sous-marin.

Le Far-West sous-marin : un duel entre hyperpuissances étatiques et géants de l’industrie numérique

 

Évincés peu ou prou, les États ont assisté dans ce domaine à la montée en puissance des titans américains Gafam supportés par Washington, et des géants chinois Batx soutenus par Pékin. C’est en ce sens que Facebook investit massivement ses avoirs dans ce marché fécond et faiblement régulé afin d’en prendre un contrôle, sinon absolu, pour le moins prépondérant. L’ambiguïté des relations avec les principaux opérateurs télécoms, à la fois partenaires pour la pose des câbles et rivaux pour leur contrôle est cependant vecteur de risques de conflits commerciaux dans le prolongement de ceux entre les nations dont elles sont le fer de lance numérique. Une orientation compréhensible mais alarmante au regard de l’évincement des acteurs dits conventionnels du secteur au profit de ces nouveaux géants, pour lesquels les données privées sont moins celles de citoyens à défendre que de consommateurs à inciter.

Ainsi, Facebook emploie actuellement au sein de son siège une division de 250 employés dont l’unique objectif est le développement de son maillage sous-marin. La démarche est le fruit d’un syllogisme imparable : plus de câbles transocéaniques assureront la mise en réseau des espaces en marge de la mondialisation ; plus les populations auront accès à Internet ; plus les parts de marché seront importantes avec une augmentation du nombre d’usagers et donc de clients potentiels. Une évolution quantifiée par Jean-Luc Vuillemin, directeur des réseaux internationaux d’Orange : « Il y a dix ans, 5% des câbles sous-marins étaient contrôlés par les Gafam. Aujourd’hui c’est 50% et ce sera 95% d’ici trois ans.» Cependant la volonté d’investir des Gafam et leur solide trésorerie ne garantissent pas l’aboutissement de tous les projets tant la variable géopolitique engendre des écueils. Le naufrage du projet de Pacific Light Cable Network, cofinancé à 300 millions de dollars par Facebook et Google, est en ce sens édifiant. Les 13 000 km de câbles entre la Californie, centre névralgique de l’intelligence artificielle américaine et Hong-Kong, pré-carré chinois et zone de turbulences, ne seront pas déployés suite à un changement d’actionnariat impliquant l’arrivée d’un consortium chinois dans le projet et, par conséquent, la suspension de la FFC (Federal Communications Commission) américaine, par crainte de data espionnage de Pékin.

L’Europe, un espace en voie de colonisation numérique ?

Prise en tenaille entre les hyperpuissances digitales américaines et chinoises, l’Union Européenne, faute de champion en la matière, fait le choix d’ériger une muraille immatérielle face à la pression sino-américaine et au risque de dépendance qu’elle induit. Dans cette colonisation inversée du numérique, l’enjeu est pour l’Europe de monétiser l’accès à son marché de 500 millions de consommateurs aux revenus élevés – essentiels pour les géants américains –, taxer de manière efficace et proportionnelle aux revenus qu’il dégage, et protéger les données qui en sont issues. En somme de limiter les ingérences étrangères en matière de souveraineté de l’information par carence d’un fleuron continental. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) remplit ainsi la fonction de bouclier normatif selon le Commissaire européen pour le marché de l’intérieur Thierry Breton et la chargée de l’Europe à l’ère du numérique et commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager. Mais pour l’Union Européenne la prise en main de son destin numérique ne pourra s’effectuer sans la maîtrise des infrastructures d’l’Internet.

Ainsi, parfois réduits par les ingénieurs commerciaux à un simple moyen technique de diffusion de la donnée avec une finalité financière, la négligence de l’aspect géopolitique des câbles sous-marins s’avère une impardonnable omission. En effet, l’accès à ces nouvelles autoroutes numériques pourrait faire l’objet de « marchandages » à toutes les échelles, touchant aussi bien les entreprises de moyenne et de grande taille que les États.  Aux risques accidentels (ancres de bateau, morsure de requin etc.) et naturels (tremblement de terre, érosion, etc.), s’agrègent pour ces infrastructures sous-marines ceux d’une destruction partielle en cas de conflit de haute intensité (canal de communication de l’ennemi devant être coupé), de cyberattaque étatique ou organisationnelle, d’ingérence étrangère (extraterritorialité du Cloud Act américain), ou intérieure (scandale du Cambridge Analytica en marge des élections américaines de 2016). Ces câbles sous-marins font de fait apparaître une nouvelle géographie du pouvoir sous l’écume des mers.

 

 

Clément Barnier, Club Risques AEGE

 

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