En 2013, cinq pays de la bande sahélo-saharienne se sont unis à la France afin de contenir l’expansion terroriste sur leur territoire. La mission engagée vise à abaisser la menace à la portée des états alliés et de reconstruire un possible avenir. Cependant, au-delà de conflits armés relevant de la guerre au sens primitif du terme, cette coopération interétatique soulève des enjeux de légitimité, d’influence et d’intelligence culturelle et territoriale.
Si la coopération entre états-majors et opérateurs assure de mener à bien la mission engagée dans le cadre d’un conflit armé, l’opinion de la population locale à l’égard de la présence étrangère joue un rôle crucial sur son déroulement. Faire pencher les populations locales d’un côté ou de l’autre résulte d’une minutieuse guerre d’influence voire psychologique entre l’Armée française et ses adversaires. Quels moyens d’influence mobilisent-t-ils ? Comment l’Armée mène-t-elle ses opérations de contre-influence ? Quelle en est l’efficacité ?
Boko Haram est passé maître dans les opérations d’influence dans le schéma classique du faible contre le fort
Dans un pays comme le Nigeria où sévit le groupe armé terroriste Boko Haram, l’engagement de la population de Borno, un État du nord-est du pays, dans les groupes terroristes, provient d’un sentiment d’inégalité sociale. Les injustices sociales sont mises sur le compte de l’emploi d’une charia au profit des riches et aux dépens des pauvres qui pousse les citoyens les moins favorisés dans les bras d’organisations terroristes.
Si l’espoir de changement porté par un groupe ne suffit pas nécessairement à motiver des individus à rejoindre les rangs d’une organisation terroriste, le soutien tacite ou assumé qu’ils lui apportent met en péril la sûreté des militaires français déployés au Nigéria. Les liens avec les villageois et en particulier avec leurs chefs qui connaissent et quadrillent parfaitement le terrain, offrent un avantage stratégique à l’Armée française. Cependant, un refus de coopération ou une fausse information peuvent menacer le déroulement de la mission et la vie des soldats.
Les populistes locaux jouent la carte du néocolonialisme
La protestation de Mahamadou Issoufou, président de la République du Niger, face à l’intervention française en Libye en 2011 et le mécontentement de Cheriff Sy, ministre burkinabè de la Défense, face aux échecs de l’opération Barkhane depuis 2014 nourrissent un rejet de la France. L’Hexagone souffre par ailleurs d’un déficit de légitimité, en tant qu’ancienne puissance coloniale, dans son action pour la protection des populations ; « La présence d’une armée étrangère n’est jamais bien vécue par les populations locales, quel que soit le pays concerné, mais c’est encore plus vrai quand il s’agit des troupes de l’ancien colon » explique un diplomate ouest-africain. Lors du déclenchement de l’opération Serval (2013-2014), François Hollande a été acclamé par le peuple bamakois, or il ne semble rester pour les Maliens qu’une vaste une opération d’influence pour le pillage des matières premières du Mali. Ainsi l’artiste malien, Salif Keita a-t-il accusé la France de manipuler des terroristes pour semer le chaos au Mali et légitimer sa présence. Emmanuel Macron ayant pourtant donné des gages de la volonté de considérer les africains comme des partenaires et non plus comme des indigènes ; il a enterré le Franc CFA en Afrique de l’Ouest et a qualifié la colonisation comme « une erreur profonde et une faute de la République ». Cet aveu censé absoudre l’ancienne puissance coloniale, donne finalement du poids à tous ceux qui dénoncent le déploiement français. Soigner son image face à des groupes locaux n’est pas aisé mais demeure accessible, en revanche lorsque des représentants politiques et des personnalités influentes d’une nation prennent position contre la mobilisation française, le sentiment d’insécurité pour les forces françaises croît implacablement.
Des médias inféodés jettent de l’huile sur le feu
Un média local peut jouer avec les mots et les chiffres afin d’envenimer la situation. L’objectif étant de rallier de nombreux citoyens à la cause et d’instaurer un climat de défiance envers les forces françaises présentes sur place. Le Mali en est d’ailleurs l’exemple le plus concret : le média Maliweb a publié le 11 décembre 2019 un de ces articles au titre aguicheur « Sondage : opinion de la population sur la politique française au Mali : Plus de 80% de la population ont une opinion défavorable de la France ! ». L’enquête d’opinion n’étant cantonnée qu’à la capitale, seuls les citoyens bamakois ont été interrogés, inhibant l’avis des autres habitants du pays. De plus, les sondages liés à l’élection de Donald Trump et le Brexit ont renforcé le scepticisme envers les enquêtes d’opinion.
En outre, la politique étrangère de la France n’est pas nécessairement défendue par d’autres nations. Alors, en réponse aux contestations, le président Emmanuel Macron dénonce une campagne de désinformation menée par des puissances étrangères. Et pour cause, Facebook a annoncé en octobre 2019 le démantèlement d’une campagne russe de désinformation en Afrique. Cette campagne fournissait des informations sur des thèmes comme la politique de Moscou sur le continent africain ou les élections à Madagascar et au Mozambique, discréditant par la même les politiques américaine et française en Afrique. Cela dit, la France n’est pas étrangère à ces méthodes, en effet un an plus tard le même réseau social a détecté l’usage de faux comptes liés à l’Armée française.
En réponse à ces attaques, comment la France soigne-t-elle son image au niveau du théâtre d’opération, de ses concitoyens mais également à l’international ?
L’impérieuse nécessité de comprendre le contexte socio-culturel du théâtre d’opération
Si le passé colonial de la France ne fait pas l’unanimité au Sahel, c’est à lui qu’elle doit son adaptabilité en territoire extérieur. Compte tenu de la diversité historique, culturelle et religieuse des anciennes colonies françaises, la capacité à s’acclimater à un environnement étranger est facilitée. Ce n’est pas le cas pour tous les pays, en particulier les plus jeunes. A titre d’exemple, l’armée canadienne mobilisée en 1992 et 1993 en Somalie est frappée par la désillusion. Les militaires se projettent en tant que sauveurs, et le manque de contextualisation et de formation les mettent en difficulté, nous enseigne la chercheuse canadienne Donna Winslow dans son ouvrage The Canadian Airborne Regiment In Somalia (1997). Les militaires français déployés en OPEX suivent quant à eux, une formation comprenant un pôle «sensibilisation culturelle», qui les prépare au contexte politico-culturel de leur future mission. Dans la mesure où ils s’approprient l’atmosphère globale du pays, les soldats bénéficient d’une neutralité et d’une plus grande capacité à déceler leurs ennemis parmi les divers profils rencontrés.
L’utilisation du tissu économique comme vecteur d’influence et de renseignement
En opération extérieure, quatre profils se dessinent lors du contact avec les citoyens. Le travailleur local, le marchand, la victime et l’ennemi. Si cela ressemble à une œuvre de Sergio Leone, il s’agit d’une mécanique totalement corrélée avec la présence étrangère sur un territoire. Dans une guerre d’influence il est instinctif de prendre en compte les deux derniers profils, il est par contre moins évident de considérer l’enjeu du travailleur local et du marchand. La rencontre avec les habitants et la compréhension de leur culture permet de participer à leur vie économique. Un sergent déployé au Kosovo en 2005 rapporte notamment que les Kosovars étaient heureux de la présence française car cela créait de l’emploi doublé d’une rémunération nettement supérieure à celle perçue initialement. Le mécanicien, l’interprète et l’ouvrier mettent leurs compétences au service de l’Armée française, ce qui gagne le cœur des témoins locaux. Rassurés, les autochtones sont moins réfractaires à la présence française, prenant en compte que l’embauche de leurs compatriotes se base sur une confiance mutuelle. Comme pour le tourisme, une présence étrangère est synonyme de développement commercial, c’est le cas du marché de Gao au Mali. Plusieurs commerces se développent autour d’une mission, produits artisanaux, contrefaçon de vêtements de marques ou des affaires moins recommandables comme le trafic d’alcool, de drogue ou encore la prostitution. Le développement d’affaires légales induit par l’opération sert finalement les intérêts stratégiques de la France. Transformé en opportunité pour les marchands, cette relation sert de socle pour tisser des liens cordiaux avec la population. En ce sens, l’obtention d’informations pouvant aider au déroulement de la mission est optimisée.
Emmanuel Macron contre-attaque sur l’échiquier médiatique
Fin novembre 2020 Emmanuel Macron a accordé une interview au média Jeune Afrique. A travers cet échange, le Président de la République a joué la carte de la repentance occidentale et de la casse de certains tabous historiques, notamment concernant la guerre d’Algérie et la chute de Kadhafi. La stratégie est ici de donner un souffle nouveau à la France-Afrique et de combattre la vision néo-coloniale du déploiement français ; restitution du patrimoine artistique africain, fin du Franc CFA et extension de la diplomatie au-delà de l’Afrique francophone font partie des sujets traités. D’ailleurs dans sa communication, le président Macron n’utilise jamais «je» ou «la France» mais toujours «nous» afin d’englober l’Afrique dans le travail effectué et ne pas donner de sentiment de mégalomanie. Face aux critiques concernant Serval et Barkhane, il rétorque que la France n’a fait que répondre à un appel du G5 Sahel, témoignant du respect intégral de la volonté des nations concernées, notamment en réponse aux accusations de viol de souveraineté. En ce sens, il déclare vouloir accompagner le développement de la puissance militaire des nations concernées via la mission. L’habileté du discours réside particulièrement dans la dénonciation de la Turquie et de la Russie, attaquées pour leur campagne de désinformation anti-française en Afrique. Dans une même mesure, Brut, le média de prédilections de la jeune génération, a donné la parole au Président sur divers sujets. L’aspect de la mémoire, notamment sur la période coloniale, a été abordé, passage repris et diffusé par le Conseil présidentiel pour l’Afrique. Un jeu habile considérant que le jeune public ne se sent pas représenté à travers l’audience des médias traditionnels et que 7 millions de vues ont été enregistrées pendant l’interview.
L’action humanitaire de l’Armée, pendant social de l’OPEX
«Gagner la guerre ne suffit pas, il faut gagner la paix », rappelait le général de Villiers. Cette doctrine s’ancre dans les valeurs du Centre Interarmées des Actions sur l’Environnement (CIAE). Unité créée en 2012, elle se compose de psychologues, sociologues, anthropologues, spécialistes de l’image, mais également de réservistes mettant leurs compétences universitaires au service de l’Armée. Un comparatif peut être établi avec les unités de guerre psychologique lors de la Guerre d’Algérie. L’objectif est d’analyser l’environnement humain d’un théâtre d’opération afin de proposer des actions produisant un effet sur celui-ci. Un exemple pertinent est celui du marché de Gao, détruit en raison de conflits avec des terroristes, il est reconstruit sur décision d’un officier responsable des Actions sur les Perceptions et sur l’Environnement Opérationnel (APEO). Cette reconstruction soigne l’image de la France auprès des locaux, et permet la création de liens avec les acteurs politiques, associatifs et les entrepreneurs. Le relais d’influence engendrée par cette relation permet à l’Armée française de faire accepter sa présence et de lutter contre le soutien des citoyens aux organisations terroristes. En outre, l’aide des soldats français valorise les soldats locaux auprès de leur peuple. La mise en avant de leur action montre que les Français les soutiennent sans chercher à les remplacer, ce qui serait, dans le cas contraire, néfaste du point de vue coopératif. En plus d’organismes étatiques comme le CIAE, des Organisations non Gouvernementales (ONG) sont mobilisées en mission humanitaire. Action Contre la Faim (ACF) concentre 1190 membres de ses effectifs sur la région concernée par Barkhane ; sécurité alimentaire, hygiène, eau et gestion des désastres sont l’essentiel de leurs actions, elles portent un message rassurant pour les citoyens dans le besoin, édulcorant l’ambiance martiale de la présence française. De plus, des organisations comme SOS Sahel Afrique ou encore France parrainages témoignent aux locaux l’appartenance des français à leurs combats. Même si ce n’est pas leur mission première, les militaires français déployés agissent aussi dans un cadre caritatif. En premier temps par empathie, mais également pour gagner la confiance des populations, la coopération civilo-militaire (CIMIC) s’ancre dans une stratégie de contre-influence face aux groupes rebelles et/ou terroristes. Une technique aux effets très limités, puisque le don matériel engendre un mécanisme de dépendance. Les locaux s’y habituent et finissent par réclamer. Il faut comprendre ici que l’aide humanitaire est un précieux outil de soin de l’image française sur le théâtre d’opération ainsi qu’auprès de ses citoyens.
Sens du devoir et solidarité idéologique
En poussant au bout les logiques d’influence exploitées par l’ennemi, le militaire peut douter de la légitimité de sa mission. Le Lieutenant-Colonel Jaminet raconte qu’en 2002 lors de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, un hôtel est réquisitionné par l’armée française. La population ivoirienne influencée par des médias sous contrôle des rebelles, est hostile à sa présence et manifeste pendant 36h autour du bâtiment. Au fur et à mesure que la tension monte, les plus éprouvés sont les soldats ultramarins ou d’origine africaine. Considérés comme des traîtres par les locaux, ils portent un poids supplémentaire, pris au piège entre devoir de servir et sentiment de fratricide. Le soldat s’interroge. Doit-il obéir aux ordres ou croiser le fer avec ses semblables ? Poser les armes ou rejoindre l’ennemi ? Le colonel Kurtz de Coppola comme celui de Conrad, présenté comme un déserteur doublé d’un fou indigéné, est l‘allégorie absolue du combattant épousant la cause ennemie, devenant alors la sienne, à la manière de Jules Brunet. Alors, la désertion ou le fratricide sont-ils le fruit de l’influence ennemie ? Ou la désillusion quant au sens réel du combat suffit-elle à changer un fusil d’épaule ?
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