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Programmes d’armement européens : mirage ou réalité ?

Depuis quelques années, la vision prospective des programmes d’armement est, plus que jamais envisagée dans le cadre européen. « Des états membres plus forts et plus souverains dans un monde globalisé nécessitent une plus grande coopération au sein de l’Union européenne ». Fruits de ces coopérations entre les États, les projets sont de plus en plus nombreux : FREMM, avion de combat SCAF, char MGCS, avion de patrouille maritime MAWS, système d’artillerie CIFS pour citer les derniers en date.

En matière de partage des coûts et des risques, une approche européenne permet des investissements et le développement de compétences qui n’auraient pas été possibles dans un cadre exclusivement national. Cette construction d’une industrie de défense européenne n’est toutefois pas sans poser problèmes. La coopération européenne en matière d’armement suppose un transfert de souveraineté supplémentaire dans un domaine qui est traditionnellement exclusivement du ressort des Etats.  Plusieurs éléments se heurtent à ce projet: la définition des compétences stratégiques qui doivent rester de l’autonomie nationale, la mesure de la réversibilité à travers la part d’autonomie dont on accepte de se défaire, l’objet de la coopération, choix des partenaires, maîtrise de la dérive des coûts, des objectifs fixés et des risques liés à la gouvernance et des transferts de technologies et partage des compétences soulevant des enjeux géostratégiques.

Au-delà d’une simple coopération industrielle, ces programmes se heurtent aux intérêts de chacun des contributeurs. Si les blocages peuvent être de nature politique ou économique, les enjeux juridiques apparaissent comme une véritable barrière à la réalisation effective de ces projets.

Enjeux de contractualisation et propriété industrielle

La complexité du droit communautaire, des différentes règles juridiques européennes, les éventuels vides juridiques et la diversité des droits et jurisprudences nationaux témoignent des difficultés à faire converger les vues européennes en matière de coopération de défense. Six domaines font l’objet de lourdes négociations entre les pays :

  • les droits de  propriété industrielle;
  • l’exportabilité des biens et services de défense;
  • la répartition des risques;
  • le maintien en condition opérationnelle et le démantèlement;
  • la passation des marchés et les partenariats;
  • le règlement des différends.

Un cadrage de l’ensemble de ces items est fondamental. Ne serait-ce que pour contractualiser les règles de propriété industrielle, les intérêts se confrontent. Et pour cause, dans une logique de rattrapage ou de montée en puissance industrielle, certains Etats ont tendance à demander le partage le plus large possible de la propriété industrielle. Un cadre référentiel et institutionnel doit être établi pour définir le périmètre des informations transférables, les bénéfices de la rente technologique et le non pillage des brevets. Dans le cadre des programmes SCAF (Système de Combat Aérien du Futur)  et MGCS (Main Ground Combat System), la différence de régime juridique en France et en Allemagne a constitué un point d'achoppement conséquent entre les deux pays. Après de longues négociations, l’Allemagne a finalement posé sept conditions qui devront garantir un partage fluide des technologies issues de la coopération. Au-delà de la perspective de l’utilisation de ces précieuses connaissances s'ajoutent également des différences nationales. Alors qu’en France la Direction Générale de l’Armement mène le projet, l’Allemagne doit, dans son cas, coordonner ses décisions avec le ministère de l’économie, de la défense, la chancellerie fédérale, le Parlement et l’industrie privée. Avec l’intégration de l’Espagne dans le projet, la multiplicité des acteurs prenant part aux négociations ne facilite pas la convergence des intérêts. 

L’épineuse question des exportations

Du point de vue des importations et exportations de matériels, les questions juridiques se posent d’autant plus que les relations internationales et les stratégies diplomatiques entre les pays sont différentes. A l’heure où chacun cherche à protéger sa souveraineté économique et militaire, la question des exportations de matériels de guerre dans des pays hors UE est cruciale. A l’heure actuelle, il n’existe pas vraiment de réglementation commune concernant les pays tiers.  Si un code de conduite juridiquement contraignant a été adopté par l’Union Européenne, la décision finale d’exporter reste à  la discrétion des gouvernements. Il s’agit actuellement de déclaration d’intention propre à chaque État. Or, tout comme pour les régimes de propriété industrielle, les autorisations d’exportation répondent à des fonctionnements différents. Plusieurs éléments rentrent en compte dans l’évaluation des autorisations d’exportation : accords politiques, relations diplomatiques, évaluation des risques de déstabilisation régionale, etc… La délivrance des licences varie également en fonction des pays. Là où en France le dossier passe devant la Commission Interministérielle pour l’exportation des matériels de guerre (CIEMG) qui rassemble des membres des ministères des Armées, des Affaires étrangères, de l’Économie et des Finances, l’Allemagne use d’un dispositif différent. Si le gouvernement fédéral est responsable des autorisations, le Parlement joue un rôle beaucoup plus important. Or, ce dernier est beaucoup plus sensible et dépendant de l’opinion publique que les députés français qui ne sont pas intégrés au processus de décision. A titre d’exemple, l’Allemagne a notamment utilisé de sa législation pour bloquer à l’export plusieurs grands programmes européens auxquels participe Airbus: avions de combat Eurofighter Typhoon et Tornado, le missiles air-air Meteor, l’avion de ravitaillement A330-MRTT, l’hélicoptère H145 et l’avion de transport CASA C295. La BAFA (Bundesamt für Wirtschaft und Ausfuhrkontrolle), office fédéral du contrôle des exportations a usé de son pouvoir de contrôle, bloquant les ventes d’hélicoptères et d’avions de combats “La partie allemande  se donne le droit de bloquer la vente, disons d’un hélicoptère français alors que seule une pièce allemande minuscule est rentrée dans sa fabrication”. Non sans rappeler la législation ITAR américaine, ce mécanisme est à même de constituer un véritable blocage dans la réalisation des programmes européens de défense.

Quel avenir pour la défense européenne ?

Ces programmes ont mis en avant certains angles morts de l’industrie de défense européenne. La majorité des membres de l’Union Européenne ressentent la nécessité de cette construction. Si de nombreux efforts ont pu être observés, cette construction souffre encore de la divergence des intérêts nationaux et du rôle limité des instances communes mises en place pour les promouvoir. La contractualisation de telles coopérations impose des négociations perpétuelles avec l’ensemble des parties prenantes. Comment, juridiquement contractualiser au sein de l’Union une forme de dépendance (opérationnelle, politique, financière) qui s’affranchisse du risque lié aux mesures de rétorsion, de blocage ou de pression d’un pays aujourd’hui partenaire, mais qui en cas de retournement stratégique ou de désaccord majeur peut se transformer en adversaire? La fragmentation du marché européen et des 27 régimes nationaux différents donne lieu à des charges administratives et financières, des délais et une incertitude juridique qui nuit fortement à la compétitivité et au bon déroulement des programmes. La complexité européenne, par les divergences de vues et l’absence de cohérence capacitaire, ou encore par la multiplicité des structures mêmes, représente un frein, si ce n’est un obstacle, au développement des programmes européens de défense envisagés.

Si une entente entre les différents pays en matière de règles d’exportation, de partage des droits de propriété industrielle, d’objectifs opérationnels est vitale, elle devra s’élargir pour permettre une pérennisation des programmes. Tant que les États membres privilégieront leurs intérêts nationaux, la viabilité d’une industrie de défense européenne sera remise en cause. Dans cette perspective, le parlement européen, secondé par la Commission, peut avoir un vrai rôle à jouer : réduire les incertitudes juridiques de l’actuelle hétérogénéité des régimes nationaux tout en assurant la convergence des politiques d’exportation de matériels de guerre.

 

Lucie Greco du Club Droit & IE de l’AEGE

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