Alors que le Club des juristes évoquait en 2020 la possibilité d’une fusion entre l’Agence française anti-corruption (AFA) et la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), cette hypothèse a refait surface dans le contexte de la mission d’évaluation de la loi Sapin II. Pilotée par les députés Raphaël Gauvain (LREM) et Olivier Marleix (LR), elle a auditionné en mars dernier Didier Migaud et Charles Duchaine, respectivement président de la HATVP et directeur de l’AFA. Depuis, l’idée de cette fusion entre les deux institutions plane sur les recommandations qui seront données suite à cette mission.
Cette opération conférerait à un même organisme le statut de gendarme français de l'anti-corruption, secteurs public et privé confondus. Si la fusion AFA-HATVP permettrait d’ « unifier la lutte contre la corruption » comme le déclarait récemment Bernard Cazeneuve, le risque serait de voir se diluer progressivement les responsabilités au sein d’une agence fourre-tout et aux contours institutionnels juridiquement flous.
Une proposition récente dans le cadre du projet « droit européen de la compliance ».
En 2013, la HAVTP a reçu la lourde tâche d’incarner le rempart de la vie politique française face aux « affaires » en promouvant la probité des responsables publics. Trois ans plus tard, l’Agence française anti-corruption (AFA) – autre réforme importante du mandat de François Hollande avec la loi Sapin II – était chargée d’exercer des missions de conseil, d’assistance et de contrôle auprès des acteurs de droit privé (mais aussi de droit public). Elle prend également en compte les menaces que fait peser l’extraterritorialité du droit américain sur les grandes entreprises françaises. Au quotidien, l’AFA doit en effet s’assurer que les faits constitutifs de manquements à la probité (corruption, trafic d’influence, concussion, prise illégale d’intérêts, détournements de fonds publics et favoritisme) sont prévenus et/ou détectés par les entreprises françaises.
Alors que la HATVP s’intéresse davantage aux déclarations individuelles du personnel public et politique, l’AFA s’en tient donc rigoureusement à la surveillance et à la mise en conformité des entités morales comme le requiert la loi Sapin II (premier chapitre). Autre divergence de taille, la HATVP est une autorité administrative indépendante (AAI) ne relevant pas de l’autorité du gouvernement, tandis que l’AFA est un service à compétence nationale dépendant directement (et conjointement) du ministère de la Justice et du ministère chargé du budget. Par conséquent, la seconde ne bénéficie pas actuellement de l’autonomie budgétaire et fonctionnelle dont dispose la première.
Au vu de ces éléments, les deux institutions pourraient être tout à fait antagonistes. Et l’hypothèse même de leur fusion pourrait paraître étrange ou superflue. Pourtant, les convergences sont nombreuses. Elles ont amené à ce que l’AFA et la HAVTP signent en 2019 un protocole de coopération afin de coordonner leurs actions de prévention et de détection des faits de corruption. Cette mesure a permis “d'assurer une meilleure articulation [des missions], en offrant notamment la possibilité pour le président de la HATVP de saisir l’AFA d’une demande de contrôle”. Le protocole avait également pour objectif initial de permettre aux deux entités de “coordonner les actions de sensibilisation et de formation et de promouvoir une action cohérente” de la France sur la scène internationale pour une meilleure lisibilité.
Fusionner les deux entités en une autorité administrative indépendante (AAI), en lieu et place du service à compétence nationale ?
Toujours selon le rapport du Club des juristes, une fusion entre les deux principales institutions françaises de l'anti-corruption présenterait plusieurs avantages. Premièrement, elle optimiserait les deniers publics alloués à la lutte contre la corruption et à la transparence de la vie publique. Dans un contexte de limitation des dépenses et de simplification de l’action publique, ce rapprochement se conformerait à la volonté politique et à l’objectif juridique de réduire le nombre d’autorités administratives de l’État et les doublons institutionnels. Deuxièmement, une telle opération permettrait à ce nouvel organisme – grâce au statut d’AAI – de gérer le recrutement de ses agents plus souplement que ne le peut actuellement l’AFA et de bénéficier d’une véritable autonomie politique, administrative et budgétaire à l’égard du gouvernement.
Deux points pourraient alors contribuer au succès de cette opération :
D’une part, une fusion pourrait être justifiée par la complémentarité mais aussi les similitudes des prérogatives propres aux deux entités. Par ailleurs, ces dernières ne sont pas clairement différenciées par l’opinion publique : la HATVP est plus visible par les Français par les polémiques parfois suscitées par les déclarations de patrimoine des responsables politiques, alors que l’AFA est uniquement tournée vers les entités morales privées. Elle opère donc dans une plus grande discrétion médiatique, rares étant les citoyens connaissant son existence.
D’autre part, le président de la HATVP Didier Migaud semble être favorable à une telle fusion et le bilan de son administration lui laisse espérer qu’elle en serait le principal bénéficiaire. Créée dans le contexte de l’affaire Cahuzac, la Haute autorité a en effet réussi à s’implanter dans le paysage politique français et à s’imposer comme acteur incontournable de la probité publique, d’autant plus dans un pays confronté à plusieurs affaires de corruption impliquant ses dirigeants. Auditionné en mars dernier, Didier Migaud, tout en reconnaissant le travail important de pédagogie auprès des acteurs économiques, l’importance du référentiel anticorruption à destination des entreprises, et l’utilité de la commission des sanctions qui sont le socle des attributions de l’AFA, s’est dit favorable à la « création d’un autorité de supervision unique, indépendante, collégiale, pouvant également être dotée d’une commission de sanctions réunissant les attributions de la HATVP et de l’AFA » ; une déclaration passée inaperçue, mais qui pourrait un avoir un impact certain dans le futur.
Au profit de la HATVP mais au détriment de l’AFA
Selon le président de la Haute autorité, la création d’un super-organisme pourrait être complétée d’une « extension du régime de conformité aux administrations publiques » afin d’améliorer l’éthique de l’action publique, et eu égard à l’intérêt d’assurer un lien étroit entre transparence publique et probité dans le secteur privé. Une meilleure visibilité qui pourrait aussi clarifier les relations qu’entretiennent les acteurs de l'anti-corruption avec d’autres institutions françaises comme le Parquet national financier (PNF), la Cour des comptes, Bercy, ou bien avec leurs homologues à l’international, du GAFI (Groupe d'action financière) notamment. En février dernier, Didier Migaud demandait déjà un renforcement des capacités d’investigation de l’autorité ou l’attribution d’un pouvoir de sanction, à l’instar de l’AFA. Il insistait aussi sur la nécessité de « clarifier les missions des acteurs institutionnels intervenant dans les dispositifs anti-corruption », mentionnant le fait que l’AFA intervient sur les missions de la HATVP, mais aussi sur les prérogatives de certains services spécialisés de l’État ou des juridictions financières.
Du côté de l’AFA, la fusion ne semble pas à l’heure du jour, à en croire les récentes déclarations du président de l’agence, le magistrat Charles Duchaine. En préambule du nouveau rapport d’activité de l’AFA portant sur l’année 2020, ce dernier rappelle la contribution de l’AFA au lancement du premier plan pluriannuel de lutte contre la corruption 2020-2022 et à l’animation du Network of Corruption Prevention Authorities (NCPA). Rassemblant les autorités de prévention de la corruption d’une trentaine de pays depuis 2018, le réseau NCPA a été présidé par l’AFA l’an dernier. S’il justifie le statu quo par le rôle que joue l’agence dans l’application des politiques publiques et par son bilan sérieux (depuis 2017, 125 contrôles ont été effectués – 84 sur les acteurs économiques et 41 sur des acteurs publics), Charles Duchaine reconnaît cependant que des faiblesses évidentes de la loi Sapin II ont été identifiées depuis : absence de mécanismes pour l’appréhension des activités de groupes étrangers sur le territoire national, incapacité de contraindre les acteurs publics, les sociétés publiques ou les entités financées par des fonds publics, etc.
Les principales lacunes mentionnées par le directeur de l’AFA rappellent la nécessité d’engager une véritable réflexion sur l’organisation des dispositifs anticorruption en France. Comme le rappelait l’auteur dans un précédent article, le corpus législatif ne permet pas à l’heure actuelle de contrôler des groupes étrangers exerçant une partie de leurs activités sur le territoire national, de contraindre les acteurs publics et de doter l’agence d’un réel droit de communication, l’isolant d’autant plus qu’elle ne dispose d’aucune capacité d’interaction avec les autres administrations et services de l’État. Bien qu’elle ait réussi à s’affirmer auprès des entreprises et des spécialistes de la compliance en France, l’AFA n’est pas exempte de critiques sur le terrain. Il lui est notamment reproché par certains son excès de formalisme et ses procédés jugés trop « bureaucratiques » et « fourre-tout », en référence à la publication de ses nouvelles recommandations en 2021. La plupart des acteurs contrôlés va même jusqu’à reprocher à l’AFA son manque de « proportionnalité et de discernement, son insuffisance dans l’accompagnement [des entreprises] et des recommandations et contrôles trop exigeants » voir son attitude parfois colbertiste et dirigiste ; ce qui risque de ne pas plaider en sa faveur en cas de fusion avec la HATVP.
Quid des institutions étrangères similaires ?
Une telle fusion ne manquerait pas la comparaison avec d’autres institutions similaires à l’étranger. Souvent considérée comme un modèle à suivre pour la France, l’Allemagne ne dispose pas d’autorité centrale chargée de l'anti-corruption. Ce constat, qui peut sembler surprenant, tient au système fédéral du pays. Au niveau fédéral, il n’existe en effet aucune obligation légale spécifique s’imposant aux entreprises ou à d’autres personnes morales en matière de prévention ou de détection de faits de corruption. Aucune entité centrale n’est compétente sur ce sujet. Les procureurs allemands relèvent de la compétence des Länder. Cependant les ministères fédéraux de l’Intérieur et de la Justice sont chargés de veiller à ce sujet dans le cadre de leurs prérogatives habituelles. Cette organisation est d’ailleurs similaire en Espagne où il n’existe pas de loi anti-corruption à l’image de la loi Sapin II, bien qu’une autorité centrale remplisse le rôle de contrôle des appels d’offres (Comision nacional de los mercados y la competencia ou Commission nationale des Marchés et de la Compétence).
Dans d’autres pays européens comme les Pays-Bas, il n’existe même pas d’encadrement légal pour obliger les sociétés à prévenir les faits de corruption. De même, le manque de prévention de la corruption n’est pas prévu par la loi. Ces éléments sont à retrouver dans l’étude de la DG Trésor commandée en janvier 2018 par l’AFA dans le cadre de la présidence du réseau NCPA. Ces divergences montrent toute la difficulté d’organiser la lutte anticorruption entre les secteurs public et privé, en France et à l’étranger. Elles confortent en outre l’idée selon laquelle la fusion de deux institutions très récentes serait susceptible d’ajouter encore de la complexité au millefeuille administratif, si cette opération venait à se solder en une simple accumulation des missions.
Quelles conséquences à terme pour le monde politique ?
Si les conséquences directes d’une telle opération sont difficilement perceptibles à ce stade hypothétique, celles-ci seraient principalement d’ordre réputationnel. Créer un grand organisme indépendant de l'anti-corruption public/privé permettrait d’associer les deux secteurs dans un but commun d’éthique et de probité, portant à la fois sur des personnes physiques et morales. En cas d’amendement de la loi Sapin II, une telle autorité dotée de plus de moyens serait peut-être en mesure de contrôler des acteurs extérieurs au sol français. Par conséquent, elle disposerait d’un véritable pouvoir du point de vue de l’extraterritorialité et permettrait à la France de peser dans un climat de guerre économique.
Enfin, en écho à l’actualité récente, une telle organisation pourrait non seulement agir dans un cadre totalement indépendant, mais aussi avoir la capacité de délivrer des agréments à des associations d’utilité publique luttant contre la corruption. À ce titre, les récentes péripéties autour du renouvellement de l’agrément d’ANTICOR par le Premier ministre Jean Castex ont suscité des interrogations légitimes sur le bien-fondé de laisser au gouvernement le soin de décider de l’agrément d’une association censée contrôler l’éthique du pouvoir. Plusieurs voix réclament en effet que cette procédure – face au risque inévitable de conflits d’intérêts qu’elle peut susciter – soit confiée à une institution publique indépendante du gouvernement, comme le réclamait l’Observatoire de l’Éthique publique en mars dernier.
En somme, il faudra amender la loi. Les conclusions de la mission d’évaluation de Sapin II sont donc d’ores-et-déjà très attendues. AFA et/ou HATVP, autorité indépendante et/ou service à compétence nationale, statu quo ou fusion : sans doute que les députés, divisés sur la question, ne pourront pas se positionner d’ici les échéances électorales de 2022. Et nul doute que le gouvernement sera attentif à ne pas confier de tels pouvoirs à une telle organisation qui pourrait s'immiscer dans l'élection présidentielle. Affaire à suivre…
Valentin Fauvel pour le Club Droit & IE de l’AEGE
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