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Programme « Mille Talents », captation de savoirs et intelligence technologique : quand la Chine part à la conquête des cerveaux

A l‘horizon 2049, le Parti Communiste Chinois s’est donné pour objectif de s’imposer comme la première puissance mondiale. Pour pouvoir honorer cet engagement et les cent ans de la République Populaire de Chine, Pékin doit se doter de moyens qui lui permettront d’innover plus rapidement et plus efficacement que son rival américain. L’intelligence technologique et académique en fait partie. Et pour cause, l’Etat chinois s’est doté d’outils innovants pour infiltrer les milieux universitaires occidentaux et mettre en place un système de captation de savoirs.

L’ingérence technologique et académique chinoise

Le 10 novembre 2021, le ministère de l’éducation taïwanais révélait dans un communiqué qu’un centre de réflexion et de recherche financé par Pékin avait été établi au sein de l’Université Tsing-Hua, vivier d’ingénieurs taïwanais pour l’industrie des semi-conducteurs. L’Université se situe dans la ville de Hsinchu, qui accueille également le siège social de TSMC. Selon Chiao Tien-lin, député de l’île et participant à la commission sur la défense nationale, Pékin cherchait à infiltrer le milieu universitaire taïwanais pour acquérir des connaissances sur l’industrie des semi-conducteurs et recruter des étudiants ingénieurs. « Grâce à ce bureau, le Parti communiste chinois utilisait le réseau des anciens élèves pour recruter des ingénieurs taïwanais, et récoltait des informations sur le secteur des semi-conducteurs taïwanais au service de l’industrie chinoise » a déclaré le député. Les semi-conducteurs sont un véritable talon d’Achille technologique pour la Chine. Cette faiblesse, salvatrice pour Taïwan, est à la base du concept du « bouclier de silicium ».

L’une des nations occidentales les plus avancées sur la question est l’Australie. En effet, elle essuie depuis de nombreuses années des opérations de captation de savoirs de la part de plusieurs pays, et notamment, la Chine. Début mars 2021, le directeur de l’Australian Security Intelligence Organization (les services de contre-espionnage australiens), Mike Burgess, apparaissait devant le parlement australien pour répondre aux questions des parlementaires à propos de l’ingérence étrangère sur le territoire australien. Au cours de son audience, Burgess a expliqué, sans préciser lesquels, que les services de renseignement de neuf pays différents tentent de voler des recherches et des technologies sensibles au sein des universités australiennes et auprès des scientifiques australiens. En février 2021, M. Burgess déclarait : « Nous avons connaissance de chercheurs et de leurs familles qui ont été menacés, contraints ou intimidés par des acteurs cherchant à obtenir que leurs recherches sensibles soient fournies à un État étranger ». Le mercredi 17 novembre 2021, le premier ministre australien, Scott Morrison, a annoncé une liste de 63 technologies qui feront l’objet de mesures de protection particulières. Les industriels et les milieux universitaires devront se montrer plus vigilants concernant, entre autres, l’IA, la 5G, l’impression 3D, les drones, les vaccins ou les aimants. Selon la déclaration de Morrison, cette surveillance accrue de certaines technologies stratégiques se fera en coopération avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni dans le cadre des accords AUKUS

Néanmoins, il faut noter que la plupart des opérations d’intelligence technologique se déroulent dans le cyberespace. Par exemple, en 2018, un groupe de pirates chinois a infiltré le réseau informatique de l’Australian National University pour mettre la main sur les projets du National Security College qui forme les responsables australiens de la défense et du renseignement et travaille sur des projets technologiques en rapport avec la défense australienne.

Lorsque l'on s'intéresse à l'infiltration des milieux académiques occidentaux à des fins commerciales ou d'intelligence technologique, un programme ressort particulièrement. Le programme dit des "Mille Talents", lancé en 2008 par Pékin, est une illustration éloquente de la captation de savoirs ciblés au profit d'un Etat. Dirigé par le département de l'organisation du Parti Communiste Chinois, il vise à attirer des entrepreneurs et des chercheurs travaillant sur des domaines à haute valeur ajoutée, notamment l'intelligence artificielle et les semi-conducteurs. 

 

L'exemple de Koala AI 

L'histoire de la fondation de l'entreprise chinoise Koala AI est un cas d'étude très documenté sur le sujet. En 2014, le professeur Heng Tao Shen, enseignant-chercheur à l'université australienne du Queensland, est recruté pour prendre la tête du centre d'informatique et d'ingénierie de l'université d’Electronic Science and Technology of China. Un an plus tard, il fonde la société Koala AI, société en partenariat direct avec le ministère de la sécurité publique chinois. Shen est ensuite retourné en Australie pour embaucher des collègues et des étudiants australiens. La plupart des cadres de l'entreprise ont travaillé ou étudié dans des universités australiennes, parfois sous la direction de Shen ou de ses collègues, avant de rejoindre la société avec le soutien financier du programme. Parmi les membres de l'équipe de recherche de Koala AI figurent des chercheurs du plan « Mille talents » travaillant à l'université de Nouvelle-Galles du Sud et à l'Université du Queensland, ainsi que des scientifiques de premier plan de l'université de Melbourne et de l'université nationale de Singapour. Koala AI est aujourd'hui un acteur majeur du système de surveillance global et de crédit social chinois et se place dans la course à l'innovation en termes d'intelligence artificielle et de reconnaissance faciale. 

Il est clair que, depuis 2018, les Australiens ont changé d'approche par rapport aux ambitions régionales chinoises. Changement d’approche sûrement accéléré par l’ironie évidente du cas Koala AI. Non seulement l'Australie a formé les cadres des sociétés travaillant sur le système de surveillance globale de la Chine, mais elle a financé les recherches de Heng Tao Shen sur l’IA dans les systèmes de surveillance à hauteur de 2,6 millions de dollars australiens. Le tour de passe-passe est analysé par l'un des principaux think tanks australiens, l'Australian Strategic Policy Institute (ASPI). 

 

Où en est-on en France ? 

Côté français, c'est en 2019, par un bref article de la direction générale du Trésor, que l’on semble commencer à se pencher sur le sujet. En 2020, l'invitation en grande pompe du prix Nobel de physique français Gérard Mouroux par l'académie des sciences chinoises intéresse les médias français, sans pour autant susciter d'inquiétude nationale. 

Il a fallu attendre octobre 2021 pour que le sujet apparaisse au grand jour au sein de l'écosystème national de l'IE. La Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) a consacré l’un de ses « flash ingérence » à la question. On y découvre notamment l’exemple d’un professeur émérite français ayant utilisé son influence pour débaucher plusieurs scientifiques français au profit d’une université étrangère. Ce professeur a « contribué à la publication de plusieurs articles de recherche signés par des chercheurs de l’entité étrangère, dont les similarités avec les travaux et les résultats obtenus par son établissement d’origine sont manifestes ». Il n’est ni précisé si l’entité étrangère est chinoise, ni l'identité du professeur mis en cause. 

L'exemple du programme des « Mille Talents » montre à quel point certains États se sont déjà dotés d'un éventail d'instruments à vocation offensive. Couplés à des campagnes de guerre informationnelle, ces programmes pourraient devenir fortement dommageables pour la France. Ces dernières sont abordées dans le dernier rapport de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM). Publié en octobre 2021, le rapport intitulé Opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien, couvre l’évolution de ces opérations d’influence en étudiant les concepts sur lesquels elles reposent, les canaux utilisés, les acteurs à leur origine et les objectifs qu’elles visent. Au sein de ces opérations, le rapport identifie l’éducation comme un vecteur important : « Le Parti-État utilise également les universités pour acquérir des connaissances et des technologies, par des moyens légaux et non dissimulés comme des programmes de recherche conjoints, ou des moyens illégaux et dissimulés comme le vol et l’espionnage. Dans un contexte de fusion civilo-militaire, certains programmes conjoints ou des chercheurs cumulant des postes dans des dizaines d’universités occidentales aident involontairement Pékin à construire des armes de destruction massive ou développer des technologies de surveillance qui serviront à opprimer la population chinoise – plusieurs scandales ont éclaté en 2020 et 2021. » peut-on lire en résumé. C’est pourquoi le cocktail mélangeant chasse aux talents et guerre de l’information pourrait se révéler être une arme redoutable dans la guerre économique mondiale. 

Ainsi, les programmes ayant pour but de s'accaparer le savoir académique et le travail de R&D sont devenus une problématique majeure en ce qui concerne la course à l'innovation. Le défi pour la France réside donc dans la bonne articulation entre une coopération universitaire internationale productive et durable et des mesures protectrices face à des actions hostiles contre notre patrimoine scientifique et intellectuel. 

Guilhem Garnier

 

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