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Une mystérieuse source tente de dresser l’opinion contre la vente de Rafale aux Émirats

Le 3 décembre, la France se félicitait d’avoir réussi à vendre 80 avions Rafale aux Émirats Arabes Unis (EAU). Mais cela pourrait ne pas avoir plu à tout le monde : une mystérieuse source a initié une opération d’influence afin de dresser l’opinion contre cette vente. Décryptage.

Estimée à 16 milliards d'euros, la vente de 80 Rafales – et de 12 hélicoptères Caracal – aux Émirats représente un joli coup pour l’industrie de défense française. Ce contrat devrait créer “des centaines voire des milliers d'emplois supplémentaires en France”, soulignait le ministère des Armées. Selon Le Figaro, “Dassault Aviation va augmenter sa production (…) l'écosystème Rafale, avec l'électronicien Thales et le motoriste Safran, ainsi que les 400 entreprises de toute taille qui travaillent, avec leurs 7 000 salariés, pour le programme, vont monter en puissance”. 

Selon le ministère des Armées, “le désengagement des États-Unis dans le Golfe” a été décisif pour que cette vente réussisse. La vente présenterait donc un caractère stratégique pour l’influence française au Moyen-Orient à en croire l’exécutif. La France gagnerait en rayonnement dans une région où l’abandon de Bachar El-Assad par l’Hexagone a grandement entamé sa crédibilité ; Mansouria Mokhefi, responsable du programme Maghreb-Moyen-Orient à l’IFRI entre 2010 et 2016 avait même qualifié la diplomatie française locale de « naufrage ». 

Cette vente pouvait également représenter une sorte de catharsis collective après le traumatisme du sabotage du “contrat du siècle” par les États-Unis, pas assez mûrs, apparemment, pour se désengager de toutes les régions du globe. En marge du consensus national, Yannick Jadot tweetait : “La France nous fait honte quand elle arme des régimes autoritaires qui méprisent les droits humains”. L’écologiste pourrait toutefois ne pas être le seul à dénoncer cette victoire française.

Fin novembre, l’ONG Disclose, constituée de journalistes d'investigations, divulguait des “leaks” incriminant la France par des exactions commises dans le cadre de sa coopération avec l’Egypte. Dans le lot de ces révélations, une déligitimation de la vente d’armes à des régimes autoritaires, réitérée le 3 décembre, mais pas que. La “source” de l’ONG remet également en cause la clairvoyance de la diplomatie française : il ne suffit pas de dire qu’un partenaire est un allié stratégique pour qu’il en soit effectivement un. L’analyse rhétorique qui suit met en exergue l’argumentaire anti-français de la source. 

 

Préparation cognitive de l’opinion : un véritable patriote, ça parle

Le silence n’est plus une option". C’est par ces mots que la mystérieuse source de Disclose a justifié son geste de révéler des documents classés « secret défense ». On peut effectivement la comprendre. Objectivement, ces derniers présentent un intérêt historique et informatif indéniable : il est logique qu’en démocratie, les citoyens soient éclairés sur les agissements de leurs dirigeants pour voter en conséquence. 

« Ni moi, ni ceux et celles que je connais qui ont pu contribuer à cette diffusion d’information, ne sont opposants politiques, militants anti-républicains ou anti-France, ou au service d’une puissance étrangère ». Rien n’indique en effet que la source soit un agent étranger. Néanmoins, le timing de l’opération interroge. Pourquoi une semaine avant la signature d’un contrat historique avec un autre régime arabe mis en cause, lui aussi, pour des violations de droits humains ? Les documents n’étaient-ils pas disponibles avant ?  

 

La thèse : le complexe militaro-industriel français arme des tyrans… 

D’autant qu’elle enfonce le clou en attaquant l’ensemble de l'industrie de défense française, fonctionnaires, industriels et politiques confondus. « Les pouvoirs publics justifient certains agissements par « les intérêts supérieurs de l’Etat », qualifiés de tels sans en référer à leur peuple, sans explication, sans débat (…) En somme, ce sont les dysfonctionnements de notre système qui conduisent des groupes d’individus comme nous à transgresser les règles établies pour le maintenir, parce que précisément, il ne devrait pas l’être ».

Difficile en effet pour le commun des mortels d’être en désaccord avec la source. On peut légitimement s’interroger sur l'intérêt en 2021 et déjà en 2016 de vendre des avions de combat à l’Egypte. C’est alors un pays qui ne saurait plus être considéré comme objectivement stratégique depuis – a minima – les printemps arabes. C’est aussi un pays instable, identifié comme au bord d’un changement de régime par les services de renseignement et surendetté (on craint un défaut de paiement). Preuve en est, la vente est garantie par le Trésor public à 80 % : peu importe ce qu’il se passe, si Le Caire ne paie pas, c’est le contribuable français qui remboursera les industriels. Si les EAU ne sont pas l’Egypte, la rhétorique de la source vise juste. On s’interroge. En 2021, quelle influence va gagner la France à vendre 80 Rafale à Abou Dhabi ? Quels « intérêts supérieurs de l’Etat » justifient la vente d’avions de combat à une pétromonarchie autoritaire peu soucieuse des Droits de l’Homme ?

 

… et expédie des soldats français au martyr

Cette source semble avoir tout prévu. Il neutralise également la logique de réaction patriotique : “À titre personnel, et je crois que c’est partagé par tous ceux que je connais, j’estime que la France a besoin d’une armée forte. S’armer ou exporter de l’armement n’est pas une « honte française » en soi (…) Certaines décisions politiques dévoient « le combat pour la France » ; elles mènent nos soldats, engagés pour la France, à mourir pour parfaire le dévoiement, et elles détruisent des populations, des enfants, tués par les armes que nous avons vendues”. Imparable, on imagine mal un militaire condamner d’un bloc quelqu’un qui défend ses camarades tombés pour rien.

 

Mais pour qui travaille cette source ? L’hypothèse Golfe persique

Si on ne sait pas pour qui – ou pourquoi – travaille la source, c’est une opération d’influence menée de main de maître. Peu de risque que les documents soient falsifiés – une véritable opération d’influence est exempte de mensonges. Peu de chances que les EAU soient un allié stratégique pour la France. Peu de chance que vendre des armes dernier cri à un régime autoritaire élève la France ou lui permette de gagner en crédibilité. 

On peine à croire qu’un pays arabe du Golfe veuille faire subir aux EAU le même sort que celui qu’avait réservé feu Saddam Hussein au Koweït et qu'il faille absolument que le petit émirat s'arme. D'autant qu’en vertu de la solidarité panarabe, l’Egypte demeure un pays « frère » et les dommages collatéraux des révélations pourraient être importants. Difficile de croire donc qu’un rival de la région soit à l’origine des révélations afin d'empêcher que les Émirats se renforcent. Peu crédible également l’opération iranienne : le pays est exsangue, focalisé sur l’Irak, la Syrie et le Liban. Et selon toute vraisemblance, il n’a rien à craindre des EAU, ne serait-ce que par les différences d’échelle entre les deux pays. On admettra donc comme très peu probable que la source travaille consciemment ou pas pour un pays du Golfe persique.

 

La piste américaine

La piste d’une rivalité régionale écartée, on pense logiquement à un concurrent de l’industrie de défense française. Et l’actualité récente a prouvé que le principal concurrent sectoriel, pourtant considéré comme un allié, n’hésitait pas à faire valoir ses intérêts quand il le fallait. D’autant que les États-Unis disposent de partenariats de longue date avec l’Egypte : Washington a financé pendant de nombreuses années l’armée égyptienne et lui a fourni du matériel américain… 

Du reste, cela ne ressemble pas au modus operandi américain, plus prompt à soulever le totem de l'anti-corruption, dans la plus pure tradition puritaine protestante américaine. Néanmoins, dans l’affaire du torpillage du « contrat du siècle », Washington n’a pas hésité à pratiquer une guerre informationnelle en Australie. Mais les EAU utilisent les contrats d’armement pour projeter leur soft power et alternent entre matériels américains et français, voire britanniques. Le contrat en question portant sur le renouvellement du parc d’aéronefs d’origine française, peu de chance que les États-Unis se risquent à froisser un client fidèle et à enfoncer encore plus le clou avec un allié comme la France pour un contrat difficilement gagnable. L'Hexagone reste quand même membre du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il entretient également une tradition de promotion d’une troisième voie depuis De Gaulle qui, en ces temps où l’Amérique n’est plus à la mode, ne demande qu’à renaître. Mais cela reste plausible.

Reste encore une possibilité que doivent appréhender les « services » français  : la source pourrait-elle être un véritable insider de la Défense, déçu personnellement ou professionnellement, et désormais en croisade contre cette dernière ? 

 

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