Comme vu en première partie, le “metaverse” est une conséquence de la digitalisation du monde, qui voit se reproduire au sein du monde virtuel les conflits et enjeux du monde réel. Si ce “metaverse” est source d’énormes profits potentiels, il s’agit surtout d’évoquer la question cruciale du rapport de force qui opposera les États aux entreprises privées dans ce nouvel écosystème de républiques numériques.
Les GAFAM en embuscade
De façon évidente, dans cette nouvelle économie éternelle du metaverse, l’acteur le plus puissant n’est autre que le maître du jeu, c’est-à-dire l’entreprise qui crée, gère et organise le metaverse dans lequel évolueront les utilisateurs. Pour l’instant, il n’y a pas un metaverse, mais bien des metaverses, au pluriel, sans lien ou cohérence. Et la plupart d’entre eux sont tenus par des entreprises de jeux vidéo comme Epic Games ou par des petits studios comme dans le cas de The Sandbox. Sans parler des GAFAM qui ne comptent pas laisser passer l’opportunité d’étendre leur contrôle sur la vie des utilisateurs, dont les données sont la commodité sur laquelle repose leur business model. À moyen ou long terme, on peut anticiper le fait que les géants du web feront en sorte de centraliser autant que possible le metaverse en créant leur propre version et en rachetant les concurrents.
Et ces empires du digital ont tout pour réussir cette OPA hostile. En effet, le principe même du metaverse est d’être une cyber société réunissant des millions de personnes. Ce qui implique des infrastructures de réseau très importantes. De fait, les petites entreprises sont discriminées d’office sur ce marché, tandis que les plus grosses partent avec un coup d’avance, disposant déjà de moyens et d’équipes pour gérer un tel volume de données. En d’autres termes, le pouvoir déjà acquis par les GAFAM dans la version actuelle du web leur donne un temps d’avance considérable pour s’imposer dans la course au metaverse.
C’est exactement ce qu’ambitionne Facebook, renommé META depuis la fin d’année 2021 : dans sa présentation du virage pris par son entreprise, Mark Zuckerberg affirme très clairement vouloir créer un monde alternatif, parallèle, perpétuel, dans lequel les utilisateurs pourront évoluer, sociabiliser, travailler, s’amuser. Tout cela en utilisant des avatars et la réalité virtuelle.
À noter qu'Amazon n’est pas en reste, puisque depuis 2020 la société de Jeff Bezos a lancé son propre metaverse, avec sa propre économie intégrée, pour l’instant à travers un jeu vidéo sobrement baptisé New World. De même, Apple a déjà annoncé son propre projet de metaverse et la sortie d’un casque de réalité virtuelle à l’horizon 2022. Plus colossal encore, le projet Metaverse Seoul, du gouvernement Sud-Coréen a pour vocation de faire de la capitale du pays la première ville dans le « metaverse » : les résidents de la ville virtuelle pourront visiter les rues, assister à des festivals, aller dans des commerces et acheter des objets virtuels, aller faire leurs démarches administratives dans les mairies de la capitale, etc., tout cela dans le « metaverse » et dès 2022.
Face à cette avalanche de faits, des considérations éthiques viennent bien sûr tout de suite à l’esprit : sommes-nous toujours humains si nous vivons à travers des écrans ? Des questions de vie privée se posent aussi. Et même des questions écologiques : où stocker les serveurs d’un tel monde alternatif, comment produire les appareils virtuels permettant de se connecter à ce « metaverse »…
Se posent aussi certaines questions sociales : si demain une partie de l’activité humaine se déplace vers la sphère numérique, qu’adviendra-t-il des habitants des pays les plus pauvres et de ceux qui n’ont pas accès à internet ? Ne risque-t-on pas d’assister à une forme de ghettoïsation géante, où le monde réel deviendrait le quartier mal-famé d’un monde virtuel idéalisé ?
Se posent encore des problématiques très politiques : comment protéger les citoyens face à des Etats susceptibles d’utiliser les technologies du metaverse pour exercer un contrôle sur leur population ? A l’heure du crédit social chinois ou de l’émergence des monnaies numériques, cette question de la vie privée des citoyens devrait questionner tous les acteurs de nos démocraties.
Mais toutes ces questions, même si elles méritent d’être posées, sont toutes très secondaires face à une autre problématique : celle de la souveraineté des États face aux entreprises privées. Car à l’heure actuelle, c’est la seule question qui se pose vraiment et celle qui sous-tend toutes les autres.
Aujourd’hui, le monopole des GAFAM sur la vie économique et numérique fait déjà de ces entreprises des quasi-États. Elles en ont en tout cas la puissance économique, qui commence déjà à s’étendre aux sphères politiques, financières et sociétales. L’émergence du « metaverse » permettrait de relier alors tous ces domaines et donnerait le contrôle aux GAFAM sur les données professionnelles, sociales, privées, financières de nos vies. Donnons un exemple très concret : que se passerait-il si les citoyens français se mettaient à utiliser les euros qu’ils gagnent la journée pour les convertir dans la monnaie du metaverse de Facebook afin de consommer des biens proposés dans ce monde virtuel ? De facto, un énorme pourcentage du PIB français s’évaporerait vers un monde virtuel, dans une consommation virtuelle et à travers une monnaie virtuelle. Des éléments sur lesquels l’État n’a absolument aucun contrôle. Si ce « metaverse » compte 500 000 utilisateurs qui achètent des objets virtuels à 10 €, le problème ne se pose pas. Si cela représente 30 % de la population, qui achète des vacances virtuelles et des appartements virtuels, en payant des taxes virtuelles, cela devient un enjeu vital.
L’immigration, la fuite des cerveaux ou les transferts d’argent vers l’étranger sont des sujets politiques brûlants et très clivants. Mais si le sujet de demain était plutôt celui de ces nouveaux émigrés, les « méta-émigrés », ces Français qui abandonnent la France sans la quitter mais en décidant de vivre, s’amuser, consommer et commercer dans les républiques privées du metaverse ?
Dans une telle situation, si tout ou partie de l’activité humaine se déroulait dans le metaverse, l’État se trouverait dépossédé de la plupart de ses prérogatives : police, justice, émission de la monnaie, taxes, etc. Il disparaîtrait presque totalement face à des entreprises privées. Et pour cause : dès lors qu’un État est simplement la forme d’organisation prise par une société pour s’orienter et se gérer, il cesse d’exister si cette dernière choisit de s’organiser au travers du metaverse.
Agir pour ne pas subir
Bien sûr, les sociétés humaines semblent encore très loin d’une telle situation. Mais en 2000, qui aurait pu imaginer que 10 ans plus tard la quasi-totalité des rapports humains passeraient via des réseaux sociaux ? Les échelles de temps sur lesquelles s’opèrent les changements sociétaux se sont accélérées. En 2021, quiconque se demande si le monde s’achemine vers le « metaverse » a déjà 5 ans de retard. La question ne se pose pas, ou plutôt elle ne se pose plus. Ce monde est déjà là, il est en construction. Notre seule marge de manœuvre se trouve dans notre capacité à orienter ce modèle qui se construit : normes, lois, incitations, protection de la vie privée, place laissée aux GAFAM, centralisation, émergence de nouvelles entreprises, régulation de ces dernières, etc.
Or, la réponse à apporter à cette métarversisation du monde commence maintenant, en ne réduisant pas ce sujet à sa seule dimension technique et numérique mais en saisissant les profondes ramifications des changements que cela entraînera. Sauf cygne noir, nos enfants passeront le plus clair de leur temps dans des mondes virtuels, c'est-à-dire qu’ils accorderont probablement plus de valeur à leur vie virtuelle qu’à leur vie physique. Cela est déjà acté, même si on peut le regretter.
La seule question qui se pose encore aujourd’hui est donc de savoir si les mondes virtuels où vivront nos enfants seront encore sous le contrôle des États… ou bien sous le contrôle de quelques entreprises qui émettront leur monnaie virtuelle, choisiront leurs taux d’intérêt virtuels, les loyers de vos appartements ou bureaux virtuels, qui feront de leurs Terms of Service le nouveau Code Civil de ces lieux virtuels, qui nommeront une police virtuelle pour exclure de ce monde (et donc du monde) les utilisateurs problématiques.
C'est parce que les États restent à genoux que les entreprises privées sont grandes. Cela restait vrai jusqu’à aujourd’hui, avec en filigrane l’espoir d’une riposte étatique pour reconquérir la sphère numérique et la réguler. Mais cet espoir diminue à mesure que l’idée du Metaverse fait son chemin : le retard des États sur ces sujets pourrait rapidement s’avérer irréversible.
Sans action puissante des décideurs politiques, sans prise de conscience immédiate de l’opinion publique, les États risquent donc d’être davantage phagocytés par les intérêts privés qui se substituent déjà à certaines fonctions (privatisation de l’éducation et de la santé ou autres services sociaux). C’est aujourd’hui que les États doivent choisir s’ils seront encore ce qu’ils sont dans le monde de demain.
Matthias Hauser
Partie 1 : Le metaverse, enjeu de souveraineté [1/2]
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