Retour à la haute-intensité, repenser l’héritage de Clausewitz : stratégie de guerre totale et attaque de l’économie adverse

Alors que la doctrine militaire de l’OTAN prévoit depuis maintenant plus d’un an un retour aux conflits de haute-intensité pour la première fois depuis la fin de la Guerre Froide, que les tensions en Mer de Chine et en Ukraine s’exacerbent, et que le Cyber devient un champ de bataille à part entière, il nous semblait nécessaire d’en revenir à Clausewitz pour guider nos stratégies futures.

La question clausewitzienne part avant tout d’un malentendu, ou du moins d’une traduction inexacte vers les langues latines. Son ouvrage majeur, De la Guerre (publié posthumément en 1832) s’intitule originellement Vom Kriege en allemand. Or, une conception presque trop philosophique voudrait voir dans le titre une dissertation sur l’art de la guerre quand il s’agit avant tout d’une stratégie à conduire en amont, surtout pendant et en aval de la guerre (on retrouvera le triptyque clausewitzien sur plusieurs concepts, dans son application entre tactique, stratégie, et politique. On prendrait également aujourd’hui en compte l’art opératif). En ce sens, le vom allemand se traduirait plutôt par en, et donc En Guerre davantage que De la Guerre

En adoptant cette approche davantage offensive sur la conduite de la guerre pendant son déroulement, on devrait peut-être offrir à Clausewitz une relecture contextualisée à l’heure de l’économie marchande mondialisée. Il faut dire qu’en cela, nous avons probablement presque deux siècles de retard sur nos voisins allemands : lorsque Bismarck met en place un plan de guerre économique visant à faire de l’Allemagne la première puissance européenne, il s’inspire de la stratégie de l’officier prussien à la racine. La rivalité est double, d’abord supplanter la puissance industrielle britannique (à défaut de pouvoir développer un empire colonial conséquent), ensuite écraser la France jusqu'à la rendre dépendante (au moins sur les matières premières), sinon exsangue. Les avancées mécaniques et le savoir-faire chimique de l’industrie allemande, la transformant en puissance militaire majeure, seront le fruit de cette volonté politique et intrinsèquement militaire. Il est d’ailleurs inutile de rappeler que cet effacement de la démarcation formaliste entre politique et militaire est avant tout théorisé par Clausewitz lui-même. 

Mais le champ de bataille est pluriel, il forme un tout insécable dans une stratégie globale, et Clausewitz a saisi que l’arrière, c’est-à-dire le centre névralgique de l’économie ennemie, ne peut plus être réduit à un simple gain territorial (et donc agraire) suite à la victoire de la guerre. Il doit être considéré comme un objectif et une cible pendant la guerre, et de fait, l’ensemble des moyens de production pré-industriels puis industriels, doivent être ciblés. Plus encore, la guerre économique s’étend à une guerre d’influence et de perceptions au sein du camp ennemi et de sa population : il n’y a plus de zones neutres, il n’y a pas de corps social ou d’institution qui ne soient pas impliqués, même malgré eux, dans la guerre. C’est là la guerre totale, que la haute intensité moderne induit inévitablement. Peu importe, détaille ensuite Clausewitz, que la guerre soit défensive ou offensive, elle demeurera totale. Les visées de guerre absolue seront soumises à la guerre réelle. Peu importe également sa légitimité, ou les raisons réelles de son commencement : la guerre n’a besoin que de justifications solides auprès de sa population, de son armée et de son gouvernement, pour être perçue comme légitime. On tentera même de modifier les perceptions adverses (en particulier celles de la population) pour affaiblir l’ennemi : cette continuité du politique et militaire, du civil et combattant, du matériel et psychologique, est propre à la guerre totale. Elle anticipe les actuelles PsyOps des états modernes, mais également la diffusion du terrorisme et la fragmentation du type de conflits actuels.

Effectivement, le terrorisme, ou du moins les acteurs de son application tactique comme les groupes islamistes, est l’évolution historique de cette pensée de guerre totale. Certes, Clausewitz ne pouvait prévoir l’apparition et l’extension des conflits asymétriques, ni la diffusion des actes politico-militaires terroristes, mais la critique qui lui est faite de n’avoir pas su projeter sa pensée dans des conflictualités non-étatiques et donc de rendre nulle sa théorie, nous semble totalement hors de propos. D’abord parce qu'il avait commencé à observer les premières formes de guérilla contre les armées napoléoniennes, ensuite parce que justement, la guerre totale implique la participation de la population ou d’une partie de la population, et que cette forme de guerre populaire et/ou insurrectionnelle, Clausewitz l’a bien théorisé, inspirant même en cela Lénine puis Mao pour le camp Marxiste, et F. Kitson pour le camp occidental (il en développera une doctrine entière en matière de contre-insurrection). Si jusqu'à maintenant, le terrorisme s’est concentré sur des cibles symboliques (les dommages civils et les destructions de patrimoines historiques étant, du point de vue du terrorisme islamiste, des allégories symboliques), il est probable qu’un accroissement de l’intelligence stratégique de plusieurs organisations armées pourrait conduire à la prise en compte de cibles davantage économiques. On pensera notamment à l’utilisation possible, par des États rivaux, d’organisations satellites, ou de mouvements hostiles (même internes), pour frapper un adversaire, parfois même par des opérations de false flag. C’est là une stratégie vers laquelle la Turquie semble s’engouffrer, de même que la Russie, dans une moindre mesure. Il faut néanmoins reconnaître aux USA et à la CIA l’utilisation historique de ces premières formes de supplétifs militaires officieux. Mais dès lors qu’un nouveau conflit de haute intensité éclate, la surutilisation de tels dispositifs pour saper et affaiblir l’économie adverse semble évidente.

Enfin, l’inévitable prise en compte des systèmes d’informations et de communications de notre temps, impensable dans le début du 19ème siècle de Clausewitz, nécessite un élargissement de sa pensée : la guerre totale concernerait finalement avant tout le théâtre d’opérations numériques, puisqu’il s’agirait de déstabiliser l’ennemi en amont de l’ouverture du conflit matériel, de maintenir une désinformation et état de siège psychologique sur les populations pendant le conflit, et de tenter de maîtriser leur hostilité après sa conclusion. La guerre totale est donc également cybernétique, et la cybernétique de guerre est de fait nécessairement clausewitzienne.

Loin d’être anachronique, l’héritage intellectuel de Clausewitz est donc plus que jamais d’actualité.

 

B.H pour le Club Défense de l’AEGE

 

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