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Stratégie Indopacifique française : la carte à jouer de l’Indonésie

Mise en lumière dans nos médias par les récents succès de l’industrie de Défense, l’Indonésie continue de présenter le paradoxe d’être un pays mal connu, et ce, en dépit de son importance stratégique croissante en Asie et dans le monde. Une véritable opportunité pour la France de renforcer son influence et ses perspectives stratégiques.

Emplacement stratégique et potentiel de puissance économique

Avec le basculement du point de gravité mondial, mettant l’accent sur l’Asie, la France cherche à s’impliquer pleinement dans la région afin de ne pas se retrouver cantonnée à une possible future périphérie européenne. Malgré des avantages géographiques certains, comme la présence de nombreux territoires ultra-marins et de 1,6 millions de Français dans cette partie du monde, la France se retrouve en manque de relais et de partenaires sur le long-terme, en dehors peut-être de l’Inde. Alors que les tensions sino-américaines continuent de s’exacerber, de nombreux pays du sud-est asiatique cherchent à ne pas s’impliquer dans cette confrontation, dans la lignée du principe de non-alignement issu de la conférence de Bandung. La France a donc une réelle carte à jouer, présentant l’option d’une troisième voie. Et parmi tous les pays de la sous-région, il y en a un qui semble parfois être oublié, jusqu’à être taxé de « géant invisible » : l’Indonésie.

La position géographique de l’Indonésie lui confère un avantage certain dans la région. Composé de plus de 17 000 îles, le pays ferme la Mer de Chine méridionale en s’étalant du nord du détroit de Malacca à l’île de Papouasie. Avec ses 270 millions d’habitants, dont 40% ont moins de 25 ans, l’Indonésie est le 4ème pays le plus peuplé du monde, tout ne restant que la 15ème puissance économique. Ce qui devrait bientôt changer. En effet, porté par sa jeune population et profitant d’un contexte géoéconomique favorable, le pays affiche une croissance annuelle entre 5 et 7%. Le développement des infrastructures et la formation d’une classe moyenne éduquée devrait servir d’accélérateur à la croissance économique du pays. Cependant, le pays reste tiré en arrière par un haut niveau de corruption, issue de la dictature militaire du siècle dernier et de la tradition de passer par des intermédiaires pour la signature de contrats. La politique actuelle d’anti-corruption, si elle commence à porter ses fruits, continue d’exclure les activités de « facilitation », soit le passage par un intermédiaire, toutes les activités et contrats de l’armée nationale ainsi que la corruption de dignitaires étrangers. L’implantation d’entreprises françaises est donc menacée par ces pratiques, notamment due au fait que le dollar américain reste la monnaie de référence indonésienne pour le commerce à l’étranger, ce qui expose de fait les sociétés tricolores et leurs dirigeants à l’extraterritorialité du droit américain. Lors d’une compétition face à des entreprises américaines, il est donc judicieux de conclure les contrats, notamment ceux dit de facilitation, en usant l’Euro ou la Roupie indonésienne comme moyen de paiement, ce afin d’éviter certains désagréments avec un ministère de la justice américain qui n’hésites pas à soutenir ses entreprises via des poursuites judiciaires. Il est important de préciser tout cela, car le passage par un intermédiaire rémunéré est souvent indispensable. Mis-à-part les risques de corruption, si une entreprise souhaite se déployer dans le pays, un point d’attention est donc la qualité de la sélection de l’intermédiaire. Cela peut s’avérer décisif pour la bonne conduite des affaires dans le pays.

Le développement économique indonésien est au cœur des préoccupations gouvernementales, qui met en place des lois d’ouvertures économiques, comme l’Omnibus Law, qui facilitent les investissements étrangers dans le pays, tout en offrant une fiscalité plus attractive. Cette loi, passée en 2020, allège également les régulations encadrant le travail salarié. Ce corpus de loi simplifie également fortement les conditions d’entrée sur le marché indonésien, avec une centralisation des permis. Deux derniers points intéressants à noter : L’acquisition de terrain dans le cadre de la construction de biens publics, le marché croissant des infrastructures nationales en est un exemple, est maintenant assistée par l'État Indonésien. Cette aide étatique est précieuse, les conditions d’acquisition de terres étant complexes dans le pays. Le secteur de la Défense est maintenant ouvert aux investissements étrangers. L’Omnibus law stipulant tout de même que certains secteurs sont « ouverts mais soumis à certaines exigences définies dans le règlement présidentiel ». Sans plus de précisions.

 

Un marché des infrastructures florissant 

Le pays cherche à se doter très rapidement d’un réseau d’infrastructures plus dense, avec l’ouverture de 245 projets publics estimés à plus de 25 milliards d’euros en monnaie locale. Au total, d’après la Banque Mondiale, ce sont 1 500 milliards de dollars d’infrastructures qui seront construits à terme dans le pays. Ce grand programme, dont la version actuelle est connue sous le nom de National Strategic Projects 2020-2024, inclut des projets allant de l’aéroport au barrage hydroélectrique en passant par la construction de viaducs, et pourrait offrir de nombreux débouchés aux entreprises françaises. Un positionnement fort d’entreprises nationales dans ces marchés, notamment dans les secteurs portuaires et énergétiques, donnerait à la France une porte d’entrée à une coopération durable avec le gouvernement indonésien. En effet, bordant le détroit de Malacca, près de 40% du trafic maritime mondial passe par les eaux indonésiennes. Un potentiel qui reste partiellement inexploité, l’Indonésie n’étant que 46ème au Logistic Performance Index de la Banque Mondiale. La France cherche donc à avancer sur ce marché, notamment à l’aide de programmes d’aides au développement. À titre plus anecdotique, la France a également signé un « protocole financier de soutien en matière d’e-gouvernement » avec l’Indonésie, ce afin d’aider le pays à se doter d’infrastructures numériques avec le concours d’entreprises tricolores.

Il convient également de rappeler que l’Indonésie est un des pays créateurs de l’ASEAN et du tout récent RCEP. Mis en application le premier janvier 2022, le Regional Comprehensive Economic Partnership comprend 15 pays de la région et a pour but de faire disparaître 90% des taxes aux frontières entre les membres signataires. L’implantation d’usines et de ports « Designed in France » en Indonésie permettrait donc d’avoir un accès facilité à un marché représentant près d’un tiers de la population mondiale et de son économie. Cela permettrait également de positionner la France au cœur du plus grand axe de transport maritime mondial. A noter toutefois que l’Inde a choisi de ne pas s’engager dans ces accords. Le deuxième grand point d'entrée en Indonésie serait dans le secteur de l’énergie, le pays souhaitant passer à 23% d’énergies renouvelables dans son mix énergétique d'ici 2025. Le nucléaire n’étant pas une option à cause de la très forte activité sismique et volcanique du pays, ce sont donc principalement les énergies solaire et géothermique qui sont étudiées. À ce titre, des contrats de fermes solaires flottantes sont déjà mis en œuvre par des sociétés françaises. Ce sont donc principalement les start-ups françaises issues de l’ouverture du marché de l’énergie qui ont donc le plus d’opportunités, étant plus spécialisées dans ces technologies que les acteurs historiques. Ces PME et ETI n’étant pas toujours habituées à l’exportation de leurs technologies et produits, un programme d’accompagnement du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, en sa qualité de responsable du Commerce extérieur et de l’Attractivité, ferait sens.

Cependant, malgré ces conjonctures très favorables, le déploiement économique français dans le pays se trouve menacé par l’emprise croissante de la République Populaire de Chine dans la région. C’est en effet elle qui prend la majorité de la première part d’infrastructures dans le cadre des nouvelles routes de la soie, avec l’exemple parfait de la ligne de chemin de fer à grande vitesse entre Jakarta et Bandung. La Chine est également le premier partenaire économique de l’Indonésie, et souhaite augmenter ses importations. Il y a donc le risque que l’Indonésie se mette dans une situation de forte dépendance, la Chine irriguant l’économie nationale en amont avec ses financements et en aval par l’achat de toujours plus de matières premières et de biens manufacturés. Cela pourrait remettre en perspective l’actuel non-alignement de Jakarta dans un futur à moyen-terme, et par conséquent les capacités des entreprises françaises d’entrer sur un marché dont les clefs seraient à Pékin. Ceci pourrait se vérifier dans l’attribution des contrats concernant la construction de la nouvelle capitale du pays, Nusantara, prévue pour héberger les bureaux gouvernementaux dès 2024. 

 

Tensions en Mer de Chine méridionale : l’Indonésie comme cliente de la BITD 

Bien qu’étant à l’extrême sud de la Mer de Chine, l’Indonésie n'échappe pas aux prétentions territoriales de l’Empire du Milieu. De la fin de l’année 2019 au début de l’année 2020, ce ne sont pas moins de 60 navires de pêche, parfois opérés par des milices ou encore accompagnés de garde-côtes chinois, qui ont pénétré la ZEE indonésienne. Entre août et octobre 2021, c’est cette fois-ci un navire de cartographie océanique qui est venu se faire une meilleure idée des fonds marins. Sachant que Pékin cherche désespérément des routes sûres pour ses sous-marins afin de réussir à sortir de la première chaîne d’îles sans se faire repérer par les Américains et leurs alliés, cette anecdote a toute son importance. Afin de pouvoir garantir l’inviolabilité de son territoire, l’Indonésie met donc en œuvre une politique de modernisation rapide de ses forces armées, financée par un budget de 125 milliards de dollars. Concernant la France, et pour parler de l’existant, un accord stratégique a été signé en janvier 2021 afin de densifier leurs coopérations militaires. Cet accord a vu des résultats rapides, avec la signature du contrat d’achat de 42 Rafales le 10 janvier 2022 lors d’un voyage de la ministre des Armées en Indonésie. Lors de ce même voyage, une lettre d’intention a également été signée par les deux ministres de la Défense, afin d’étudier la possibilité de faire construire sous licence deux sous-marins Scorpène de création française en Indonésie. Des rumeurs courent également sur le possible achat de deux corvettes Godwin de Naval Group. La France, en se tenant à sa politique de troisième voie, est un partenaire tout désigné pour les pays comme l’Indonésie qui ne souhaitent pas avoir à s’aligner sur les grandes puissances. Cette idée s’est peut-être renforcée lorsque Jakarta a dû abandonner son projet d’achat d’avions russes face à la menace des sanctions CAATSA américaines. 

Avec ces succès emblématiques, et ceux qui sont moins significatifs, la France a trouvé un vrai débouché pour les armements issus de sa BITD, avec une coopération qui s’est structurée. La France, via ses entreprises, pourrait donc réussir à vendre d’autres matériels de haute technologie à Jakarta. On peut notamment parler des chasseurs de mines de nouvelle génération, qui, pour un pays bordant un détroit de Malacca qui sera sans doute miné en cas de conflits, pourraient fortement intéresser Jakarta. Quant à la nouvelle capitale du pays, en construction, elle devra, tout comme Jakarta, être protégée par des batteries de missiles sol-air et antimissiles. Ceci pourrait être un des premiers contrats à l’export du nouveau système GBAD SAMP/T Mamba Nouvelle Génération, équipé d’un radar plus puissant et du missile Aster 30 NG, à capacités renforcées. Que cela soit grâce à des succès de la BITD, ou encore de part des contrats civils, comme la création d’un centre météo par une filiale du CNES, la France déploie ses atouts industriels et technologiques en Indonésie. Fortes de leurs connaissances de plus en plus approfondie du système indonésien, les industries françaises, notamment de défense, voient donc s’ouvrir devant elle un grand marché potentiel en plein cœur de l’Indopacifique.

Martin Everard

 

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