[Conversation] Ces comptes Twitter qui font l’OSINT : avec COUPSURE et Casus Belli [1/2]

Dans le cadre du portrait du mois de sa newsletter « Mag’OSINT », le club OSINT & Veille donne la parole à des experts de l’Intelligence économique afin de découvrir leur parcours, leur rapport au renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT), leur vision du métier et leur avenir professionnel.
Pour évoquer ces sujets, Guilhem Garnier du Portail de l’IE a rencontré Casus Belli et Coupsure, deux membres de la communauté OSINT francophone très actifs sur Twitter qui suivent les conflits armés. Leurs travaux sur le conflit ukranien ont notamment été relayés par de grands médias comme Le Monde ou France 24.

Avec la montée en puissance des tensions à la frontière russo-ukrainienne, puis avec l’offensive russe en Ukraine, certains comptes Twitter ont pris une importance capitale pour suivre le déroulement des opérations en Europe de l’Est. Mouvements de troupes, exercices militaires, affrontements et événements d’intérêt, l’exploitation d’images satellite et de vidéos publiées sur les réseaux sociaux permettent à des comptes Twitter spécialisés de proposer un suivi évolutif et en temps réel de la situation.

Propos recueillis le 23/02/2022, veille de l’offensive russe sur l’Ukraine.

 

PIE : Comment en êtes-vous arrivé à l’OSINT, au GEOINT ? Êtes-vous autodidacte ou avez-vous suivi des formations particulières ? Pourquoi avoir lancé un compte Twitter d’OSINT ? 

Coupsure : Pour ma part, c’est en février-mars 2019, lors d’un pic de tension dans le Cachemire entre l’Inde et le Pakistan que j’ai véritablement commencé à essayer de m’informer d’une autre manière. J’étais en recherche d’informations qui n’étaient pas disponibles dans les canaux d’information traditionnels. A ce moment-là, un avion avait été abattu, un attentat avait eu lieu contre des forces de sécurité indiennes à la frontière et un village avait été frappé depuis les airs. J’avais besoin d’en savoir plus mais impossible de trouver quoi que ce soit dans les médias mainstream, j’ai donc commencé à m'intéresser à Twitter par le biais de ma compagne. 

Par mes recherches sur Twitter, j’ai découvert des comptes anglophones faisant de la veille sur plusieurs conflits, notamment au Cachemire. J’ai commencé par traduire leurs tweets pour acquérir les bases de certaines pratiques d’OSINT, pour suivre le déploiement de troupes russes près de l’Ukraine depuis avril 2021. Je suis autodidacte dans le sens où je n’ai pas de background technique particulier, j’ai appris en posant des questions aux différentes communautés OSINT sur Twitter. 

Casus Belli : J’ai ouvert mon compte Twitter en mai 2020. Originellement, il n’avait pas pour but d’étudier les conflits contemporains par l’OSINT ni de prendre une telle ampleur aujourd’hui. C’est sur la recommandation d’une amie que j’ai commencé mes activités sur Twitter, même si je suis familier du réseau depuis 2009. Comme Coupsure, c’est par la sphère anglophone et en traduisant leurs tweets que j’ai commencé l’OSINT, surtout par la surveillance aérienne, pratique qui m’avait beaucoup impressionnée. L’OSINT n’avait pas encore de nom pour moi mais j’étais déjà investi sur les questions de Relations Internationales. C’est surtout depuis deux ans que la sphère francophone a pris de l’ampleur, même si elle reste bien moins touffue que ce que peuvent proposer les anglo-saxons. Si on peut citer deux comptes précurseurs dans la sphère francophone, ce serait Rebecca Rambar et Restitutor Orientis. J’ai commencé mes activités en me concentrant sur la zone MENA et la première affaire que j’ai activement suivie, c’est celle de l’explosion du port de Beyrouth, pour laquelle j’ai été aidé par ma maîtrise de certaines langues de la région, ce qui m’a donné accès à certaines informations qui passaient inaperçues en France. En parallèle, comme j’ai eu l’occasion de travailler dans certains milieux, j’avais anticipé la normalisation des relations entre Israël et certains pays arabes. Aujourd'hui, je m’intéresse particulièrement au continent africain, raison pour laquelle je peux collaborer avec certains comptes anglophones, et un peu à la zone Indopacifique et la Chine. Je pense pouvoir parler pour Coupsure en disant que notre travail s’est affiné avec le temps, que nos techniques nous permettent aujourd'hui de trouver des positions précises de troupes russes à la frontière ukrainienne. Ce qui donne de la valeur ajoutée à notre travail c’est de lier une veille permanente des conflits armés avec les outils OSINT et GEOINT (géolocalisation, exploitation d’imagerie satellite, etc).

 

PIE : Pour rebondir sur la sphère anglophone d’OSINT/GEOINT sur Twitter, peut-on imaginer la sphère francophone atteindre une portée équivalente ou cela restera-t-il une niche pour initiés ? 

Casus Belli : Il faut savoir que la culture du renseignement et de l’investigation sont des cultures anglo-saxonnes de base. Je pense qu’au niveau français, nous aurons toujours un temps de retard. Par exemple, j’ai retrouvé des documents de l’armée américaine parlant de certaines pratiques OSINT (notamment la géolocalisation par la source ouverte) qui datent de 2002. Or, en 2002, je n’ai pas souvenir de quoi que ce soit qui ressemble à ça dans les administrations françaises. Comme c’est culturel chez les anglo-saxons, il y aura sûrement toujours un décalage. À l’heure actuelle, si on regarde les comptes français vraiment suivis sur ces questions, on n'est finalement que quatre : Rebecca Rambar, Restitutor Orientis, Coupsure et moi-même. Côté anglo-saxon, des comptes de l’envergure des nôtres ou plus grande, on en compte au moins une cinquantaine. Pour autant, ce n’est pas parce que la communauté est peu nombreuse qu’elle n’est pas très active, notamment sur Discord, où des gens nous donnent des précisions, nous font passer des infos, etc.

 

PIE : Connaissiez-vous l’Ecole de Guerre Économique et le Portail de l’IE avant que nous vous contactions ? Vous êtes-vous déjà penché sur les questions de guerre économique, d’ingérence, de guerre de l’information dans vos réflexions ?

Coupsure : Personnellement, ce sont des sujets sur lesquels je garde toujours un oeil bien que ce ne soit pas mon domaine de prédilection. Casus Belli, lui, va plus produire des analyses géostratégiques, tandis que moi, je suis vraiment spécialisé la veille en temps réel des conflits armés par les techniques OSINT, je cherche moins à analyser qu’à transmettre les faits.

Casus Belli : Oui je connaissais rapidement l’EGE, j’ai eu l’occasion d’écouter certaines interviews et j’ai dans mon réseau des gens qui m’en avaient parlé. Les questions de guerre économique représentent un arsenal de connaissance important pour comprendre les situations géopolitiques autrement et plus finement. Exemple : si on parle d’Ukraine sans parler de Nord Stream 2, de dépendance européenne au gaz russe, de gaz de schiste américain ou des marchés asiatiques de l’énergie, on va passer à côté d’une grande partie du sujet. Il faut savoir que Coupsure et moi appliquons l’OSINT (pratique très large et variée) à la géopolitique par l’étude des conflits armés, mais moins dans la veille autour de la guerre économique en tant que telle.

 

PIE : Justement pour rebondir sur les histoires autour de Nord Stream 2, vous avez-vu qu’hier (22/02), l’Allemagne a suspendu les autorisations. Qu’en pensez-vous ? Qu’est ce qui, selon vous, a motivé cette décision ? L’Allemagne sera-t-elle à jamais inféodée aux États-Unis ? 

Coupsure : D’abord, je pense que cette décision a été très compliquée à prendre pour les Allemands. La manière dont je comprends la chose est que Berlin cherche à s’éloigner du nucléaire mais pollue trop par ses usines à charbon. La seule autre alternative est donc le GNL, notamment grâce à Nord Stream 2. Il faut aussi savoir que la ministre des Affaires étrangères allemande est membre du parti écologiste, ce qui a rendu la décision d’autant plus difficile au niveau de l’électorat. Il y a dû y avoir une énorme pression venant de Washington et Londres, je vois mal Berlin prendre une telle décision sans une pression des membres de l’OTAN. 

Casus Belli : Je suis ce dossier depuis plus d’un an maintenant. J’ai vu le processus de pose des pipes en mer Baltique et j’ai pu suivre les événements entourant cette pose. Le projet est très important pour l’Allemagne et l’Europe en général dont le mix énergétique repose à 40 % sur le gaz russe. Comme il est anticipé que la consommation énergétique européenne va augmenter à l’avenir, Nord Stream 2 a une place centrale dans la politique énergétique du Vieux Continent. Entre le moment où le projet a été négocié et le moment où les pipes ont été tirées jusqu’en Allemagne, il y a eu énormément d’entraves venant des États-Unis et de France (qui a tout de même financé le projet à hauteur d’un milliard d’euros). Une crise énergétique va nous tomber dessus, notamment pendant l’hiver 2022-2023. En ce qui concerne le gaz, l’UE fonctionne en prix spot, c'est-à-dire avec des prix indexés sur l’offre et la demande. Donc, lorsque la demande va exploser l’hiver prochain mais que l’offre sera bien plus basse à cause du dysfonctionnement de Nord Stream 2, les prix vont exploser. 

C’est une décision éminemment politique par rapport à la situation en Ukraine, les Allemands, dans le cadre d’une logique de coalition otanienne, ne pouvaient pas maintenir le projet. La question est désormais de savoir si le projet est définitivement mort ou pas. S’il l’est, alors il faudra bien trouver une autre source d’approvisionnement, et c’est là que les logiques de guerre économique permettent de mieux comprendre ce qui se joue, parce que les Américains eux-mêmes produisent du gaz de schiste qu’ils cherchent à exporter en Europe. Sauf que le gaz de schiste n’est rentable qu’à partir de 55 $ le baril, ce n’est qu’à ce stade que les Américains sont gagnants. S’ils parviennent à nous l’exporter, alors on va vraiment payer cher notre gaz. Surtout que le ministre de l’Énergie du Qatar le rappelait hier, aucun pays ne peut à lui seul satisfaire l’appétit européen en gaz, il va donc falloir trouver de multiples débouchés tout en payant au prix du marché.

 

PIE : Je vous propose de rester encore un peu sur les questions de rapports de force et d’entrer dans le sujet brûlant : les tensions en Europe de l’Est. Est-ce que vous pourriez nous donner vos avis respectifs sur la situation ? Que pensez-vous de la reconnaissance par Moscou de la DPR et la LPR ?

Coupsure : Pour moi, je pense que ces manœuvres sont prévues depuis très longtemps, Poutine ne fait absolument pas cela sur un coup de tête et que les signes sont là depuis un certain temps. Le déploiement d’avril 2021 était déjà sans précédent (c’est d’ailleurs depuis ce moment-là que je m’inquiète sérieusement quant à l’explosion d’un conflit ouvert entre la Russie et l'Ukraine), la rhétorique a changé (Poutine parle de génocide dans le Donbass). Poutine a lui-même publié un article cet été sur le lien culturel entre la Russie et l’Ukraine dont certains passages sont explicites quant à sa volonté de s’en prendre à l’Ukraine. Je pense qu’une invasion massive du pays risque d’avoir lieu d’ici quelques heures ou quelques jours. Je pense que l’objectif de Poutine est d’unir l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie, et cela ne peut passer que par une invasion. On voit des équipements se positionner au nord et à l’est de Kiev, montrant que l’objectif en cas d’invasion serait de prendre la capitale le plus rapidement possible pour mettre l’armée ukrainienne à genoux et installer un gouvernement pro-Moscou à Kiev. Les bases qui servaient de zone de stockage de matériel venu de toute la Russie sont en train de se vider. Les matériels sont transférés dans des camps beaucoup plus petits, cachés dans les forêts à quelques kilomètres seulement de la frontière. Je sais que beaucoup de gens sont en désaccord avec moi là-dessus, je pense avoir été plutôt juste dans mes prévisions jusqu’à présent, justement grâce aux outils OSINT, et ce que je vois aujourd’hui me fait penser que l’invasion est imminente, voire même pour demain matin. 

Casus Belli : Contrairement à Coupsure, je faisais partie de ceux qui pensaient qu’il ne se passerait rien, et j’avais mes propres raisons de croire cela. Notamment parce que ce genre de montée en tension s’est déjà produit en 2020 et 2021, et que les réseaux avec qui je discute ne voyaient aucune invasion se produire à court terme. Pour autant, il semble que je me sois trompé et j’ai récemment revu mon jugement. Les Russes ont envoyé une partie de leur troupes dans le Donbass, le discours de Poutine a radicalement changé, certains contacts ont eux aussi revu leur position, et une accumulation de signaux faibles faisant pencher la balance pour une possible invasion sont apparus soudainement. Désormais, il semble que, comme l’a analysé Rob Lee, un compte anglophone spécialisé sur la politique de défense de la Russie, la période d’octobre jusqu’à mi-janvier ait marqué un premier pas vers une invasion. Les Russes ont tenté à tout prix de négocier avec les Occidentaux pour le respect des accords de Minsk, mais devant l'échec certain de ces négociations, ils ont fait volte-face et ont choisi d’utiliser la force. Mi-janvier, on le voyait grâce aux images satellites partagées par Coupsure et nos recherches sur Tik Tok. Les troupes russes ont véritablement commencé à converger vers des positions offensives et de combat. Pour être précis, c’est depuis le 16 février que ma position a vraiment changé. C’est à partir de cette date que la diplomatie a disparu des discours russes, qu’ils sont devenus bien plus incisifs et guerriers, et que le Donbass a commencé à s’embraser (avec plus de 1500 violations du cessez-le-feu dès les deux jours suivants). 

Aujourd’hui, j’estime que la probabilité que l’Ukraine soit amputée de la partie Est de son territoire (surtout l’axe Kharkov – Odessa) est la plus forte. Je vois mal la Russie pouvoir occuper durablement 80% de l’Ukraine, cela demanderait des moyens colossaux face à des mouvements insurgés dont les États-Unis annonçaient le soutien inconditionnel en décembre. Néanmoins, vu ce que l’on voit ce soir et la manière dont cela s’active au nord de Kiev, il est possible que je me trompe. 

 
Nous sommes maintenant un mois après cette interview. Le lendemain de la collecte de ces propos, la Russie a lancé une opération militaire en Ukraine. Pour observer en temps réel l’évolution des opérations, le Portail de l’IE et le Club OSINT & Veille vous invite à suivre les comptes de Coupsure et Casus Belli que nous remercions pour avoir pris le temps de répondre à nos questions.
 
Propos recueillis par Guilhem Garnier
 
 
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