[CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [1/3]

La guerre en Ukraine a débuté depuis maintenant plus de 2 mois. Pourtant, la situation n’a jamais paru aussi floue. La désinformation et les fake news ne cessent de cacher ou transformer la réalité des faits et des intérêts réels des grandes puissances mondiales. Pour décrypter ces jeux d’influence, le Portail de l’Intelligence Économique a fait appel à Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique et rédacteur en chef de Conflits.

Portail de l’Intelligence Économique (PIE) : Le 24 février, Vladimir Poutine, dans une allocution télévisée, reconnaissait l’indépendance des républiques de Donetsk et Lougansk et les assurait du soutien militaire de la Russie. Au sein du discours russe, quels éléments de langage laissent entrevoir les buts réels de cette prise de position ?

Jean-Baptiste Noé : La difficulté réside dans la prise en compte du discours officiel russe. Il y a les buts de guerre russes que l’on connaît dans les déclarations et les buts cachés, non explicites. Le principal problème de ce conflit est la distinction entre l’information publique à partir de laquelle on peut faire des analyses, et l’information cachée, voire non-dite qui ne permet que des supputations et nuit à la qualité des analyses. Les buts de guerre russes, si on s’en tient à ce que disent les Russes, sont explicites : la dénazification de l’Ukraine, la libération des territoires occupés et empêcher l’Ukraine de rejoindre l’OTAN. Tel est le discours officiel, au sens de public. Ces buts sont assez clairs, mais ne sont pas perçus de la même façon par les Occidentaux. On est bien là dans une guerre de l’information, où chaque mot à une signification et cherche à justifier le conflit. Ces buts de guerre auraient pu être obtenus sans avoir recours à un conflit ouvert, ce qui peut laisser supposer d’autres objectifs de nature proprement prédatrice.

 

PIE : Quid des buts cachés ? L’Ukraine est le grenier à blé de l’Europe, son sol est riche de matériaux, son accès privilégié à la mer Noire sont autant de sources de convoitise pour la Russie.

Jean-Baptiste Noé : Ce sont des buts de guerre qui n’ont pas été dits de manière explicite. Effectivement, on peut supposer que le contrôle du blé ukrainien soit un des objectifs, l’Ukraine étant le cinquième producteur mondial de blé. Il y a aussi le charbon et le gaz, dont les ressources sont importantes. Ce n’est pas explicite, mais ce sont des choses auxquelles pensent probablement les Russes. Quand on fait une guerre de ce type, il est évidemment plus noble de la faire à des fins idéalistes que prédatrices. En revanche, si on donne des objectifs idéalistes, idéologiques comme la dénazification, la libération du territoire, c’est beaucoup plus susceptible de mobiliser les gens. On voit que les Russes se sont placés sur un conflit d’ordre idéologique, et non d’ordre matériel. Finalement, c’est un peu le pendant de ce que font les Occidentaux quand ils interviennent en Irak, ou en Libye, où on ne dit pas qu’on intervient pour le pétrole irakien ou le gaz libyen, mais pour la démocratie. Bien que l’on remarque que les Russes cherchent à tout prix à se détacher des Occidentaux, ils ne peuvent s’empêcher de reprendre les mêmes méthodes et discours qu’eux, qui sont des discours idéalistes. Enfin, au sujet de l’accès à la mer Noire, ils avaient déjà la Crimée avec le port de Sébastopol. On observe qu’ils sont en train de constituer un corridor entre le Donbass et la Crimée, par le contrôle du port de Marioupol et de la mer d’Azov. Là encore, ce pourrait être un objectif matériel, en arrière-plan et bien évidemment non-officiel, que les mouvements des troupes russes trahissent toutefois. 

 

PIE : On a observé depuis 2014, et même avant, une guerre d’influence dont l’Ukraine était le jouet disputé. Quel jeu d’influence l’OTAN met-il en œuvre pour prendre l’Ukraine sous son aile face à la menace russe ?

Jean-Baptiste Noé : Cette guerre d’influence tient aussi bien du fait des Russes que des Américains. J’entends par là que les Occidentaux ont toujours tenu à mettre en place des gouvernements pro-UE à Kiev, ce qui a été perçu par Moscou comme une atteinte à leurs intérêts. Dans un registre mimétique, les Russes ont toujours cherché à s’ingérer dans les affaires ukrainiennes, ce qui était vu avec inquiétude par l’Occident. La guerre de haute intensité actuelle est le prolongement naturel de cette guerre d’influence. Le drame de l’Ukraine est le drame de tous les pays pris en étau entre deux empires. Dans la majeure partie des cas, le pays est congelé, amenant à une sorte d’accord tacite où les empires n’interfèrent pas dans la politique de ce pays-là. De nos jours, le terme de “finlandisation” est couramment utilisé pour décrire cette situation. Au cours de l’histoire, ce fut le cas de la Thaïlande, État congelé entre les empires coloniaux français et britannique. Il en va de même pour l’Afghanistan entre l’Empire britannique et l’Empire russe. Enfin, la Belgique a été créée pour éviter que les Français, les Allemands ou les Anglais ne contrôlent les bouches de l'Escaut. Tel est donc le principe du pays congelé ; à l’époque médiévale, on parlait de marche entre deux empires.

L'Ukraine aurait dû jouer ce rôle, entre la zone d’influence russe et la zone d’influence occidentale. Cela a échoué car les Occidentaux ont voulu intégrer l’Ukraine dans l’OTAN ou dans l’UE, et les Russes ont voulu l’intégrer à leur zone d’influence. Malheureusement, cet État, qui aurait dû être neutre, a sombré dans ces luttes d’influence. Dès lors, il est directement déstabilisé en interne. Ce qui s’est vécu en février 2022 n’est autre que l’aboutissement d’une guerre, d’un conflit qui dure depuis au moins une quinzaine d'années avec les Révolutions oranges de 2004. On est passé d’un conflit de moyenne intensité, la guerre du Donbass, à un conflit de haute intensité. La guerre pour le contrôle de l’Ukraine avait donc commencé bien avant l’invasion de février dernier. Et les deux camps mènent une guerre de communication et d’influence, en renversant le gouvernement ou en aidant les opposants.

Cependant, considérer que cet État est uniquement la victime des puissances impériales gravitant autour de lui et qui se servent de lui pour leur influence respective, serait réducteur. En réalité, quand l’État va bien, les puissances impériales ne peuvent pas intervenir. La Thaïlande, par exemple, n’a été ni menacée ni déstabilisée, car elle était une monarchie unie. En revanche, quand un État est fragilisé, et qu’il chancelle du fait de luttes internes, il est beaucoup plus facile pour les puissances extérieures de jouer sur ces fragilités. Ce ne sont ni les Américains, ni les Russes qui ont créé les problèmes ukrainiens. Ces problèmes sont antérieurs, à l’image de la division entre les Ukrainiens russophones et ukrainophones. À ces antagonismes historiques s’ajoute la corruption massive présente dans le pays, qui nuit à son développement. Ces problèmes politiques internes ont simplement été aggravés par les jeux opposés des deux camps, ne le minimisons pas. C’est la même chose qu’au Liban, qui n’a pas disparu du seul fait des convoitises extérieures. Le Liban subissait des problèmes internes graves et les puissances autour en ont profité pour l’intégrer à leur zone d’influence. Mais si le Liban avait été unifié, il n’aurait pas été manipulé. Le Qatar, les Émirats arabes unis n’ont pas ces problèmes-là. Si l’on en revient à l’Ukraine, ce n’est pas la seule faute des Russes ou des Américains, argument confortable destiné à rejeter la responsabilité sur ces puissances. Les Ukrainiens sont responsables de leurs problèmes internes, ce qui a favorisé la manipulation et l’influence russe et américaine.

 

PIE : Quels sont les enjeux pour l’OTAN ? Joue-t-il sa survie dans ce conflit ?

Jean-Baptiste Noé :  L’OTAN ne joue pas sa survie, il a été ressuscité par la guerre. C’étaient les mots même d’Emmanuel Macron, “L’OTAN est en état de mort cérébrale”. La guerre a sorti l’OTAN du coma en quelque sorte. Et c’est normal car c’est une coalition militaire, qui prend son sens lorsque se présente un adversaire commun à abattre. La Russie est l’adversaire idéal dans un affrontement de haute intensité, ce qui est doublement profitable à mon avis pour  l’OTAN  qui gagne vingt ans d’espérance de vie supplémentaires. De plus, aucun pays n’a intérêt à quitter l’OTAN, qui est extrêmement pratique pour les Européens. Nous, Français, ne parvenons pas à comprendre l’OTAN, parce que notre nation fait figure d’exception dans l’UE car elle est la seule à maintenir sa propre armée. L'OTAN est une mutuelle via laquelle une cotisation annuelle assure en retour une protection tangible. C’est une assurance militaire, comme serait souscrite une assurance habitation. Aucun pays en Europe ne pourrait espérer avoir une armée aussi puissante que l’OTAN s'il la finançait seul. Pour les pays sans armée, comme l’Autriche, les pays baltes ou l’Allemagne, l’OTAN est extrêmement commode : ils payent peu, d’ailleurs les USA estiment qu’ils ne payent pas assez, et ils ont une protection maximale. Le deuxième intérêt de l’OTAN, quand on est officier d’une petite armée , c’est qu’il permet d’assurer des carrières plus intéressantes, avec des affectations internationales, loin de perspectives originelles souvent limitées. Les armées européennes, même en France, n'ont aucun intérêt à se passer de cela. La France est d’ailleurs de plus en plus concernée, car elle évacue ses principaux théâtres d'opérations en Afrique, ce qui réduit les perspectives des officiers français de l’Armée de terre. L’OTAN permet à des armées qui seraient autrement en division amateure de jouer en première division.

 

PIE : Une victoire russe en Ukraine pourrait-elle amener certains pays à se désolidariser de l’OTAN dans la mesure où il aura été impuissant à contrer la démonstration russe ?

Jean-Baptiste Noé : Tout peut toujours être considéré comme une victoire. L’OTAN peut également argumenter de la même façon. Imaginons que ça se termine bien : nous sommes le 29 avril et d’ici le milieu du mois de mai un traité de paix est signé, puis les armées russes se retirent du pays, ne restant que dans quelques territoires, ce qui est le scénario le plus probable. Les Européens pourront présenter cela comme une défaite des Russes en disant qu’ils n’ont occupé que l’est du pays et non pas l’ouest et qu’ils n’ont pas attaqué les pays baltes parce que l'OTAN est intervenu, avec notamment l’opération Lynx et leur déploiement des forces. Finalement, l'OTAN a permis d'endiguer le conflit, et les Russes ne vont pas attaquer les pays baltes, parce que s'ils le font, ils s'attaquent à l'OTAN donc à la puissance nucléaire de l'OTAN. Tous les pays européens étaient protégés par l'OTAN sauf l'Ukraine, ça sera donc la preuve que l’OTAN est efficace puisque les pays dans l'OTAN n'ont pas été attaqués, n'ont pas été inquiétés et le seul pays qui n'était pas dans l’OTAN l’a été. Au contraire, cela va justifier le renforcement de l'OTAN. Si les pays baltes n'avaient pas été dans l’OTAN, ils pourraient très bien, avec beaucoup de justesse, craindre l'attaque russe. D'ailleurs, il y a 20 % de russophones qui vivent dans les pays baltes, notamment en Lettonie, donc ils peuvent très bien connaître un scénario à l'ukrainienne.

 

Propos recueillis par Antoine Cornu et Luc de Petiville

 

Deuxième partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [2/3]

Troisième partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [3/3]

Pour aller plus loin :