Le Portail de l’Intelligence Économique a eu l’occasion d’échanger avec le député Raphaël Gauvain, avec lequel nous avons pu aborder les thématiques d’actualité IE sur lesquelles ils travaillent à l’Assemblée nationale. Nous le remercions pour cet échange.
Cette interview s'inscrit dans une série d'entretiens réalisés par le Portail de l'Intelligence Économique en préparation du 15e Gala de l'intelligence économique, organisé à l'occasion des 25 ans de l'EGE et des 10 ans du Portail de l'IE, sur le thème "Servir la France".
Portail de l'IE (PIE) : L’AFA a-t-elle les moyens de faire autant de contrôles et d’accompagnement qu’elle le souhaiterait ?
Raphaël Gauvain (RG) : Je ne pense pas que les moyens de l’AFA soient insuffisants. L’objectif premier de l’AFA est de conseiller et d’accompagner les entreprises, puis dans un second de les contrôler et sanctionner le cas échéant. La réflexion à mener se situerait au niveau du Parquet National Financier (PNF). Ne faudrait-il pas le renforcer ? L’AFA compte 60 personnes à temps plein, là où le PNF n’est composé que de 30 juges, alors que c’est lui qui est chargé des enquêtes.
PIE : L’AFA peut-elle jouer un rôle de guerre économique ? À titre d’exemple, faudrait-il prioriser le ciblage des entreprises américaines comme font les États-Unis vis-à-vis de la France ?
RG : Oui, il le faudrait sans doute. Il faudrait que le PNF le fasse aussi. Les instruments juridiques ont été donnés, mais force est de constater que rien n’a été fait depuis 2016. Un juge français a aujourd’hui la possibilité de poursuivre une entreprise américaine qui ferait de la corruption dans un pays étrangers – mais rien n’est fait.
PIE : Y a-t-il déjà eu un contrôle à portée extraterritoriale mené par l’AFA ?
RG : À date, aucun dossier n’a été monté.
PIE : Comment expliquez-vous cela ?
RG : Il y a une problématique au niveau des services de renseignement, qui sont essentiellement mobilisés dans la lutte contre le terrorisme. Il faut sans doute mettre un peu plus de moyens pour permettre une meilleure exploitation de l’information, de manière défensive comme offensive. En revanche, lorsque l’on parle de guerre économique, je pense qu’il faut faire attention aux termes. Ce que l’on fait aujourd’hui envers la Russie est effectivement une guerre économique, mais il ne faut pas galvauder le terme en l’utilisant pour des affrontements de plus basse intensité, comme avec les États-Unis sur les questions de conformité. Dans ce cas, on peut parler d’un affrontement ou d’un rapport de puissance. C’est une culture dont la France pourrait tirer un certain bénéfice si elle l’adoptait. Il faudrait mieux sensibiliser les entreprises, les administrations et les avocats sur la nécessité de défendre les intérêts français.
PIE : C’est-à-dire que les entreprises vont de plus en plus se trouver au carrefour de législations extraterritoriales ?
RG : Bien sûr, le monde est de plus en plus interdépendant. Depuis la chute du mur de Berlin, nous entretenons le mythe de l’action multilatérale en se dotant d’un ensemble de règles, censées assurer l’intérêt de tous les pays à développer le commerce international. Mais on observe aujourd’hui la dynamique inverse, celle d’un recul du cadre et des institutions multilatérales. Cette dynamique s’est amplifiée et accélérée depuis la crise de la Covid-19.
PIE : En ce qui concerne les entreprises françaises qui se trouveraient au centre d’injonctions contradictoires, la solution ne résiderait-elle pas en partie dans la récente clarification de la loi de blocage ? Quel regard portez-vous sur ses dernières évolutions ? Quels sont les points forts et les axes d’amélioration au regard des préconisations de votre rapport ?
RG : L’objectif de la loi de blocage est d’éviter les fuites d’informations qui peuvent porter atteinte à la sécurité nationale et qui sont fondamentales pour l’entreprise. On observait ces fuites dans le cadre de procédures, publiques comme privées. Mon rapport dénonçait l’absence totale de prise en compte du sujet au sein des entreprises, et insistait sur la nécessité de réagir par la formulation d’un certain nombre de propositions. Malheureusement, pendant le quinquennat, nous n’avons pas eu le temps de faire cette réforme législative. A noter que le décret du 17 mars 2022 place le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) de la Direction Générale des Entreprises de Bercy comme la porte d’entrée sur ces questions-là. Il sera chargé de conseiller et d’émettre des recommandations pour les entreprises pour éviter que des informations stratégiques ne soient divulguées lors de procédures.
PIE : Est-ce désormais un outil complet pour vous ?
RG : Nous le constaterons dans les mois et années qui suivront. Je pense qu’il était vraiment nécessaire de passer par la loi pour donner beaucoup plus d’impact au dispositif – notamment vis-à-vis des tribunaux américains – et pour qu’il soit mieux pris en compte. Sa réactualisation était nécessaire et passait à l’évidence par une augmentation des sanctions de la peine encourue pour les entreprises françaises – malheureusement nous n’avons pas eu le temps. La loi de blocage est une bonne chose, c’est un premier pas. Elle a désormais une portée politique beaucoup plus forte et un effet performatif non négligeable. Mais il nous reste à voir ses résultats effectifs à cadre législatif constant.
PIE : Plaçons-nous maintenant au niveau de votre circonscription en Saône-et-Loire et de votre engagement local. Comment parler d’intelligence économique au niveau local et quels outils utiliser ?
RG : On en parle assez peu. Il y a de grands groupes chez moi comme Saint-Gobain, des entreprises du nucléaire, etc., qui sont évidemment sensibilisées à ce type de questions, mais elles sont gérées en interne. Ensuite, les termes d’intelligence économique ou de guerre économique ne sont pas du tout dans le débat public. On observe bien une sensibilisation des administrations, nous avons beaucoup progressé en cinq ans grâce aux enjeux de souveraineté que la Covid a apporté sur le devant de la scène. Mais c’est un moyen détourné d’en parler, on utilise d’autres mots comme la réindustrialisation ou la souveraineté, mais les enjeux sont là.
PIE : Selon vous, quel(s) nouveau(x) métier(s) sont à inventer autour de la matière naissante qu’est l’intelligence juridique ? Comment imaginez-vous son avenir ?
RG : Les débouchés sont constants. On était pendant très longtemps sur les enjeux de concurrence, de données, de corruption, de compliance, de droit humain, etc. Je pense que cette spécialité va se généraliser à tous les domaines. On assiste d’ores et déjà à une montée en puissance des questions juridiques dans les entreprises qui ne va faire qu’augmenter. Derrière les enjeux de compliance se trouvent des enjeux d’intelligence économique et de renseignement.
PIE : Abordez-vous les enjeux d’intelligence économique dans votre travail quotidien à l’Assemblée ?
RG : J’en parle beaucoup avec certaines administrations. Bruno le Maire disait qu’il était assez sensible à ces questions, mais elles n’ont pas été traduites en acte politique. La proposition de loi dite “Sapin III” était un acte institutionnel, très performatif, qui aurait permis de mettre le sujet sur la table et d’en parler. D’où ma proposition de loi de blocage portée au niveau du ministre pour aller plus loin, mais qui est restée lettre morte. Celui qui doit porter la lutte en matière d’intelligence économique, c’est le Sisse. Ce bureau a augmenté ses effectifs et prend de l’importance, mais il manque toujours un portage politique qui doit venir du ministre de l’Économie, voire du président de la République. On ne peut que constater l’absence de portabilité, exactement comme dans la lutte contre la corruption.
PIE : Pour finir, pouvez-vous nous parler du think tank “Droit et souveraineté", que vous comptiez lancer le 7 mars dernier au côté de personnalités comme Frédéric Pierucci [NDLR : ancien cadre d’Alstom et actuel dirigeant du cabinet d’intelligence économique IKARIAN] ?
RG : Le lancement du think tank a dû être décalé en mai du fait de la guerre en Ukraine, qui a redéfini nos priorités. Son objectif est de réfléchir à des instruments sur l’intelligence juridique, l’utilisation du droit français comme arme de puissance, pour proposer aux pouvoirs publics des outils. Le but est de créer un lieu qui était jusqu’à aujourd’hui inexistant, et de rassembler des gens de l’administration, du privé, de la politique, etc., pour qu’ils travaillent sur ces questions au niveau national comme européen.
Propos recueillis par Olivia Luce et Gabriel Mouchès
Première partie : [CONVERSATION] Raphaël Gauvain: “La souveraineté, c’est choisir ses dépendances.” [Partie 1/2]
Pour aller plus loin :