La diplomatie économique, entre outil d’influence et arme de guerre

La diplomatie est une notion à multiples facettes. Dans l’imaginaire collectif, le terme renvoie couramment à la négociation, au compromis, à l’évitement des conflits. Mais il en est tout autre pour la diplomatie économique, qui peut être tout à la fois vecteur de coopération et redoutable outil d’influence ou de coercition.

Cette branche des relations internationales, souvent négligée des milieux universitaires, est un puissant outil de rayonnement et de soft power – influence qui n’implique pas de moyens punitifs. Pourtant, les guerres commerciales des années passées ainsi que l'incandescente actualité ukrainienne donnent à l’expression une coloration martiale. La diplomatie économique est d’une importance capitale, en ce que l’économie tend à devenir l’un des principaux déterminants de toute politique étrangère. Comment l’expliquer ? À l’origine de ce phénomène, la capacité de l’économie à diffuser culture et progrès, à resserrer les liens entre les peuples, mais aussi à se transformer en arme pour abattre un concurrent ou un adversaire.

 

L’économie… n’est pas qu’économique

L’économie ne se résume pas à la production, l’échange, la distribution et la consommation de biens et de services. Elle s’imbrique en permanence avec une multitude d’autres sciences sociales et est profondément impactée par des éléments difficiles à observer, mesurer ou quantifier. Ainsi, il convient de l’aborder sous un angle bien plus large, en dépassant le cadre des indicateurs macro et micro économiques, et en prenant en compte des facteurs comme la psychologie, l’histoire ou la culture.

Cela implique également qu’au niveau des relations internationales, des échanges commerciaux entre deux pays représentent davantage qu’une simple relation mercantile. Prenons la région du Grand Copenhague : elle inclut la capitale danoise, Copenhague, sa banlieue ainsi qu'une partie de la Suède entourant la ville de Malmö. Cet ensemble transnational est l’aboutissement d’un projet visant à créer un pôle de compétitivité regroupant des entreprises pharmaceutiques danoises et suédoises. Le but étant de faire émerger un environnement favorable à cette industrie et de réaliser des économies d'échelle, cruciales dans ce secteur. Si l’origine de cette initiative est économique, elle a su impulser un réel rapprochement politique entre les deux États, avec la convergence des réglementations et l'établissement d’une zone dynamique où se croisent désormais, de façon quotidienne, des milliers de Danois et de Suédois.

À une échelle plus large, on retrouve le même mécanisme au cœur de l'approche "fonctionnaliste" des pères fondateurs de l'Union européenne comme Robert Schumann. L'ambition fut de créer une "solidarité de fait" en liant les économies les unes aux autres, notamment via la Communauté européenne de l'Acier et du Charbon créée en 1954. Initiative censée aboutir, par un effet d'engrenage, à l'émergence d'une union politique. Si aujourd'hui, cette union politique est pour le moins bancale, la voie mise en avant par Robert Schumann a su porter ses fruits par certains aspects. Il ne fait nul doute que le Marché commun européen a pu accroître la solidarité européenne, et favoriser des coopérations qui s'expriment à des degrés divers dans des domaines comme la culture, la recherche ou encore la défense.

 

Une porosité croissante entre diplomatie et diplomatie économique

L’économie n’est donc pas qu’affaire de biens et de services. Les enjeux sont bien plus larges pour les États, et affectent profondément leur politique étrangère. Dans ce contexte, on assiste à une forme de superposition, voire de confusion, entre diplomatie traditionnelle et diplomatie économique.

La diplomatie est la branche de la science politique qui concerne les relations internationales ; elle peut se définir par les actions menées par un État pour représenter son pays auprès des nations étrangères et au sein des négociations multilatérales. Or, force est de constater que l'économie prend une importance colossale et que les États la considèrent comme un élément à part entière qui guide une grande partie de leur diplomatie. Se développe alors une "diplomatie économique", qui telle qu’elle est définie par Berridge et James dans leur Dictionnaire de la diplomatie, est une forme de diplomatie qui concerne les questions de politique économique, et qui mobilise des ressources économiques – récompenses ou sanctions – dans la poursuite des objectifs de politique extérieure. Désormais, pour des économistes comme Romain Gelin, diplomatie traditionnelle et diplomatie économique tendent à se mêler au point de se confondre. 

En effet, depuis la chute du mur et l’effondrement de l’URSS, notre monde a connu un phénomène d'accroissement des liens commerciaux interétatiques et les relations entre États sont de plus en plus guidées par des intérêts économiques. Fort de cette nouvelle configuration qui régule le jeu des relations internationales, les nations s'adaptent et consacrent une part importante de leur diplomatie à ces enjeux. Symbole de cet état de fait, de nombreux pays ont fusionné leur Ministère des Affaires étrangères et leur Ministère en charge du Commerce extérieur. C'est le cas de l'Australie, du Canada ou de la Belgique. La France a emprunté une voie médiane, se dotant d’un Ministre délégué en charge du Commerce extérieur placé sous la tutelle du Quai d’Orsay. Autant de signes d'une imbrication indéniable entre les deux formes de diplomatie.

 

Diplomatie économique et stratégie de puissance

Mais si la diplomatie économique revêt une importance singulière de nos jours, c’est aussi parce que les conflits se règlent plus que jamais, à défaut de guerre conventionnelle, par la guerre commerciale. Taxes douanières, embargos, sanctions financières en sont les armes. Le conflit russo-ukrainien de ce début d’année 2022 offre un exemple flamboyant. Déterminé à ne pas laisser l’invasion de l’Ukraine impunie, mais frileux quant à l’idée de recourir à la force en raison du risque d’escalade, le bloc occidental a placé sa riposte sur le champ économique pour combattre la Russie.

Les terrains d'affrontements ont glissé du militaire vers l’économie, reléguant les conflits armés traditionnels au second plan. Le phénomène est historique, comme en témoigne le célèbre embargo de Napoléon visant à abattre la puissance commerciale de l’Angleterre en 1806. Néanmoins, dans un monde où la confrontation armée peut déboucher sur une guerre nucléaire, la guerre économique apparaît comme un mode d’affrontement plus pertinent que jamais pour affaiblir l’adversaire sans risquer en retour l’annihilation complète.

Dans ce paradigme où l’économie est au cœur des rapports de force, la diplomatie économique est incontournable. Au-delà du cadre des sanctions et des guerres commerciales, elle a pour rôle d’aider les entreprises à conquérir les marchés mondiaux, de coordonner les stratégies des acteurs économiques implantés à l’étranger, et de promouvoir l’attractivité nationale pour recueillir des investissements étrangers. Autant de missions essentielles dans un contexte de compétition mondiale acharnée.

L’économiste américain Edward Luttwak, dans From geopolitics to geoeconomics, dépeint un monde où « les investissements étatiques sont l’équivalent de la puissance de feu, les subventions au développement des produits correspondent au progrès de l’armement, et la pénétration des marchés avec l’aide de l’État remplace les garnisons militaires déployées à l’étranger ». Cette mise en miroir semble particulièrement pertinente au regard de l’actualité : plus que jamais, la diplomatie économique doit figurer au cœur de toute stratégie de puissance.

 

Alexandre JEANDAT

 

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