A l’occasion de la sortie en librairie de l’ouvrage ‘’Stratégie Réseaux’’, le Portail de l’IE a rencontré Christian Marcon et Nicolas Moinet, respectivement directeur de la Revue Internationale d’Intelligence économique et co-fondateur de l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique, et tous deux professeurs des universités à l’IAE de Poitiers spécialistes des logiques réticulaires. Entre typologie de réseaux, forces et faiblesses des entreprises adeptes de ces stratégies, réseaux, territoires et cultures en France et à l’international, les deux auteurs explorent longuement un univers aussi méconnu et mal pratiqué qu’indispensable.
Approches comparées en France et à l’international
PIE : En termes de diplomatie économique, le récent rapport Cozic-Espagnac se penche justement sur le réseau des services économiques de la DG Trésor à l'étranger en pointant notamment le manque de coordination entre les services de Bercy et ceux du ministère des affaires étrangères dans l’animation des réseaux locaux; parallèlement un article (12) de la proposition de loi Lienemann propose la création d’un réseau d’agents IE dans chaque ambassade. Selon vous, que faut-il retenir de ces deux éléments ?
NM : On peut d’abord constater selon votre présentation qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Cela a été une grande constante de la France : avant, cela s’appelait les postes d’expansion économique, dépendant de Bercy et non du Quai d’Orsay, illustrant toujours cette volonté des ministères de défendre leur pré carré, de travailler en tuyaux d’orgue. Deuxièmement, on vous dit que la coordination (ou la tutelle) est assurée par untel, mais ce qui compte – dans l’administration comme en politique – c’est de savoir qui a le pouvoir de nomination. Regardez qui nomme et vous saurez qui a le pouvoir. Dans notre système politico-administratif, on n’arrive pas à avoir un seul pilote dans l’avion, ce qui entraîne une déperdition d’énergie déjà remarquée par le rapport Martre et que nous n’arrivons pas à dépasser. De ce point de vue-là, ce que propose le projet de loi Lienemann serait une avancée, à savoir qu’il y ait bien des personnes estampillées ‘’IE’’ dans les ambassades, tout cela étant aussi relié à un secrétariat général interministériel (SGIE) qui transcende les clivages entre ministères : autrement c'est la bataille permanente ente les Affaires Etrangères, Bercy, l’Intérieur…
CM : Ce sont les logiques de pré carré que l’on trouve absolument à tous les niveaux de toutes les structures : pourquoi cela relève-t-il de son ministère et non du mien ? Pour prendre le cas d’une université que je connais bien, je me souviens que l’usage était de se dire ‘’quand quelqu’un part, on renouvelle son poste à l’identique’’. A un moment donné, un président d’université a dit ‘’Il y a 100 personnes à renouveler par an, on va peut peut-être en renouveler 90 à l’identique et 10 qu’on va choisir en fonction des besoins identifiés dans l’université, sans pour autant avoir le même recrutement au même endroit’’. Cela a été une bronca terrible : l’idée même qu’on puisse ne pas renouveler systématiquement tout le monde à l’identique sur un poste a été insupportable. De même, un collègue ayant travaillé sur la problématique du développement durable à l’université de Poitiers a expliqué les bagarres le jour où il s’est agi de dire ‘’plutôt que d’acheter 25 variétés de stylos différents, on peut peut-être éventuellement acheter moins de variétés mais en plus grand nombre et faire des économies’’. On a finalement assisté à une bagarre de certains services qui utilisaient des stylos modèle A et pour lesquels il n’était pas question de travailler avec des stylos modèle B ! Voyez les querelles pour ce genre d’enjeux ; on peut imaginer que, dès qu’on arrive à des enjeux relatifs à l’intérêt national et à des affrontements de ministères et de périmètres ministériels, les rivalités pourrissent les dossiers.
Quand on propose des projets de loi comme celui sur l’intelligence économique, l’objectif est que cela marche mieux, qu’on fonctionne mieux en réseau, qu’on chasse en meute, qu’on soit plus efficaces !
NM : Le fait que des fonctionnaires ou des hauts-fonctionnaires défendent leur ministère peut se comprendre, même s’il est parfois un peu dommage de ne pas prendre le risque de le dépasser au bénéfice de la Nation. A l’échelle des politiques, c’est plus embêtant. Tout d’abord, le politique n’étant là que pour très peu de temps (un ou deux ans en moyenne pour les ministères, sauf exception), il est justement en mesure de forcer à transversaliser. Normalement, le ministre ayant une certaine légitimité, il est justement là pour pallier toutes ces logiques, présentes dans beaucoup de pays et d’administrations et qui, dans une logique de corps assez humaine, sont amenées à envoyer telles consignes avant telle réunion interministérielle et à attendre de leurs représentants qu’ils aient bien défendu leurs intérêts à l’issue de cette dernière… Le ministre est là, au contraire pour mettre de l’huile dans les rouages et non pas être lui-même un rouage de son administration. Une anecdote à ce propos : lors de l’examen de la proposition de loi Lienemann, la secrétaire d’Etat à l’Industrie est venue expliquer au Sénat que ce n’était pas nécessaire, que tout était déjà under control… Une fois à la buvette après son intervention, elle a dit ‘’Je suis d’accord avec vous et vous avez raison, mais je ne pouvais pas le dire, il fallait que je défende mon administration.’’ Ce n’est pas possible ! Quand on propose des projets de loi comme celui sur l’intelligence économique, l’objectif est que cela marche mieux, qu’on fonctionne mieux en réseau, qu’on chasse en meute, qu’on soit plus efficaces ! Ce n’est pas remettre en question le travail local d’une personne ou d’une autre que de dire qu’il faut faire plus ou mieux mailler, c'est simplement dire qu'il faut passer à une autre dimension ! De la même manière, dans une équipe de foot, disposer de très bonnes individualités n’en fait pas un collectif pour autant, et il faut signaler à un moment donné qu’il y a un problème dans les rouages et que le ballon ne circule pas, parce que les résultats ne sont pas là.
C'est exactement la même chose pour la France : les résultats ne sont pas au rendez-vous, les chiffres du commerce extérieur sont plus qu’inquiétants – et je ne parle même pas de l’endettement…
PIE : A l’aune de vos expériences respectives sur ce sujet, peut-on dire que la France a un réel savoir-faire et une culture reconnue de la stratégie-réseau dans l’absolu et par rapport aux autres puissances internationales ? Si nécessaire, quelles actions faudrait-il engager en priorité pour améliorer la situation ?
CM : Il y a sans doute une culture spécifique du réseau en France. Il y a quelques années, un spécialiste du lobbying avait essayé d’établir les caractéristiques du réseau dans quelques pays. En Italie, on aurait un réseau en finesse ; en France, on préfère les grands corps ; en Angleterre, c’est l’appartenance à la Nation et pas forcément les écoles d’où l’on vient qui serait déterminante. Sommes-nous plus brillants que les autres ? Non. Plus mauvais ? Pas forcément. Dans les soubassements du réseau, certains reviennent assez souvent, notamment la formation d’origine, qui nous marque durablement. Si l’on est un ancien d’une grande école, on sera considéré comme tel et cela nous ouvrira toujours des portes, sauf ennuis de justice. Dans les ministères, on voit également une culture de réseau avec la constitution de carnets de réseaux.
En réalité, la question de l’efficacité des pratiques dépend des contextes, des types de réseaux. Un réseau entre individus dépend de deux variables : primo, pourquoi ces gens-là envisagent-ils de travailler ensemble et ont-ils le choix de le faire ? Secundo, comment organise-t-on le partage des responsabilités ? S’agit-il plutôt d’un partage lié à la compétence ou alors reproduit-on le schéma classique lié à la hiérarchie ? En fonction de la réponse, le réseau ne fonctionne pas du tout de la même manière. Dans tous les cas, malgré le fait que l’on sorte d’une grande école, une éventuelle incompétence se saura tôt ou tard et on ne finira pas ne pas vouloir vous aider. Il y a toujours une dimension personnelle dans une logique de réseau : a-t-on envie de travailler avec elle ou lui, a-t-on envie de lui délivrer une information ? A-t-on envie de se coordonner ou de partir en courant ? Cette dimension personnelle dépasse la dimension traditionnelle du réseau.
NM : La culture des réseaux en France n’a pas vraiment rompu avec celle de l’Ancien Régime, avec des castes, des corps ou des corporations qui peuvent être une bonne chose jusqu’à un certain stade. Pour nous, toute la question est de savoir à partir de quand ces réseaux corporatistes ne jouent plus le jeu du collectif. Les Américains interconnectent beaucoup plus les réseaux entre eux. La grande université ne fait pas tout même s’il vaut mieux sortir de Yale ou de Harvard. Des valeurs telles que la famille ou la patrie restent au-dessus de la mêlée. En France, cela fonctionne jusqu’à un certain stade, puis périclite. Le problème de fond est que notre système éducatif fonctionne sur un modèle de ‘’raffinerie’’ – pour reprendre l’analyse de Patrick Fauconnier, où l’on met tout le monde dans un entonnoir pour avoir le meilleur du meilleur, représenté par l’X ou l’ENA, et où le reste est considéré comme du moins bon pour ne pas dire comme quantité négligeable. Cela pose vite un problème, celui d’une hyper-concentration, et lorsqu’il y a un besoin de rassembler au-delà, cela ne marche pas vraiment.
PIE : Y a-t-il pour vous des exemples emblématiques de stratégies réseaux d’entreprises françaises et étrangères qui ont particulièrement réussi ou échoué ? De la même manière, quelles puissances tirent au mieux leur épingle du jeu bruxellois du fait de leur approche réticulaire des jeux d’influence ?
NM : Les pays du nord de l’Europe – Allemagne, Pays-Bas, Suède, Norvège – parlent peu mais savent très bien être présents là où il faut. Les associations liées aux thématiques écologiques ont aussi une efficacité impressionnante, notamment sur les éoliennes, le nucléaire, la voiture électrique, en réussissant à imposer à l’Union européenne une stratégie d’adoption des voitures électriques en 2030, ce qui pourrait poser des problèmes majeurs, notamment sur la production d’électricité… D’un point de vue industriel, la Chine a évidemment tiré les ficelles grâce à son club dit « 16+1 », une stratégie réseaux normative particulièrement maline.
CM : Dans les logiques de type stratégie réseaux réussies, on peut citer C'est qui le patron ?, un groupement laitier qui a réussi à améliorer le revenu de ses producteurs, dans une interpellation et une association des consommateurs à ses causes et ses problématiques, et où on a pu voir la force du collectif…
NM : Leclerc fonctionne en réseau, paralysant très souvent ses concurrents en déployant une agilité difficile à suivre. En fait, les exemples ne manquent pas : il suffit d’ouvrir les yeux. Avec une certitude : rien n’est écrit définitivement et on peut toujours revenir dans la course.
PIE : En définitive, “Stratégie réseaux” se veut-il un bréviaire stratégique en la matière (pour reprendre l’expression d’Hervé Coutau-Bégarie) ou un manuel pratique ? A qui votre ouvrage s’adresse-t-il ?
CM : A mon sens, cet ouvrage s’adresse à tout le monde. Nous l’avons voulu accessible à tous dans sa lecture : avec la rigueur universitaire de deux professeurs d’université aux manettes, mais en évitant les scories du style scientifique, sans utilité pour le grand public.
NM : Encore une fois l’idée de cet ouvrage est de ‘’mieux se regarder pour mieux se projeter’’. Et on constate que plus les gens sont costauds en stratégie réseaux, plus ils aiment le livre. Au démarrage, nous pensions spécialement aux étudiants qui commencent leur parcours réseau en la matière de manière très opérationnelle. Mais nous constatons avec vingt ans que ceux qui ont déjà pris goût aux formations que nous dispensons dans les entreprises ne demandent qu’à approfondir le sujet, tant il est vrai que la méthode proposée permet de mettre du turbo dans ses réseaux.
Propos recueillis par Louis-Marie Heuzé et Thibault Menut
- Partie 1 : Stratégie-réseaux : évolutions et concepts
- Partie 2 : Stratégie-réseaux : évolutions et concepts (suite)
- Partie 3 : Stratégie-réseaux et intelligence économique
Pour aller plus loin :