Depuis plusieurs années, de nombreux analystes prophétisent le passage à un monde multipolaire, ponctué par une rivalité sino-américaine en toile de fond. A travers le projet International North–South Transport, la Russie, l’Inde et l’Iran semblent tenter de jouer leurs propres partitions, poussés par l’avancée de la Chine en Asie centrale via le projet Belt and Road Initiative et les alliances américaines dans le Pacifique et l’océan Indien.
Le 12 juin 2022, des cargaisons russes sont parties du port d’Astrakhan, sur la mer Caspienne, afin de rejoindre le port indien de Nhava Sheva, non loin de Bombay. Lors de ce voyage, deux porte-conteneurs seront déchargés au port iranien d’Anzali, puis, après avoir été transférés via la route jusqu’au golfe persique, la cargaison devrait arriver en Inde. Ce nouveau corridor nommé International North–South Transport (INSTC) devrait donner la possibilité à l'Inde de recevoir toutes sortes de marchandises de la Russie, y compris du gaz, du pétrole et du blé.
Les fondations de ce projet datent du 12 septembre 2000, à la suite d’un accord gouvernemental entre les trois pays. En 2005, l'Azerbaïdjan s’est joint au projet, suivi par d’autres pays (Biélorussie, Bulgarie, Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan, Oman, Tadjikistan, Turquie, Ukraine). Ce corridor aurait pour ambition d’interconnecter les ports et les villes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Téhéran, Bakou, Bandar Abbas, Astrakhan, Anzali, Mumbai, etc.
En mars 2020, un protocole d’accord pour le transport de marchandises le long de ce réseau multimodal de 7200 km a été signé entre la société d’État indienne Container Corporation of India (Concor) et la société, contrôlé in fine par la Fédération de Russie, Russian Railways Logistics Joint Stock Company (RZD).
Pour information, au vu de l’ampleur du sujet, cet article va se concentrer sur le trio Inde, Russie et Iran, et ne sera bien sûr pas exhaustif sur les jeux d’acteurs et d’influences en Asie centrale.
Quels intérêts pour ce trio ?
Russie
L’INSTC pourrait permettre à la Russie de diminuer l’impact des sanctions occidentales sur son économie et ses capacités d’exportations en stimulant les échanges. De plus, ce projet renforce l’architecture d’une nouvelle zone de coopération en Asie centrale. En plus d’avoir refusé de condamner la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le gouvernement du Premier ministre indien Narendra Modī semble avoir accéléré sa coopération avec Moscou, aussi bien militaire qu’énergétique. La Russie a vendu pour 5,5 milliards de dollars de systèmes de missiles S-400, et est devenue le deuxième fournisseur d’armes de l’Inde, représentant 35% des exportations russes. Depuis mars 2022, les exportations de pétrole et de gaz russes ont très largement augmenté en Inde, presque 30 millions de barils de pétrole ont été vendus en juin 2022, et la Russie se classe comme deuxième exportateur de gaz en Inde derrière l’Irak, alors qu’elle était à la neuvième place en 2021. Ces achats de ressources sont largement dus à la baisse du prix des énergies fossiles extraites en Russie à la suite des sanctions occidentales. Il est à noter que l’Inde est le troisième consommateur mondial de pétrole et 80% de celui-ci est importé. Malgré les remontrances américaines et le problème de financement lié aux sanctions des banques russes, l’Inde envisagerait de conclure ces transactions en roubles plutôt qu’en dollars. Un projet sur lequel les États-Unis ont exprimé des réserves, mettant en avant que cela pourrait renforcer le rouble et saper le système financier basé sur le dollar. Ainsi, l’INSTC s’ancre dans la volonté russe de réorienter ses exportations énergétiques vers l’orient.
De plus, l’INSTC offre le triple avantage pour la Russie de réduire le temps de trajet des marchandises entre la Russie et l’Inde, passant de 40 à 25 jours, de contourner le canal de Suez qui peut être obstrué, et enfin, de ne plus être entièrement dépendant de la route maritime longeant des côtes de l’Europe. Il est aussi pertinent d’ajouter que l’INSTC offre l’occasion à la Fédération de Russie de s’investir dans un projet la rendant moins dépendante des Européens, tout en limitant sa dépendance à la République populaire de Chine.
Et enfin, à la veille d’une potentielle crise alimentaire mondiale, ce corridor pourrait offrir l’opportunité à la Russie de déverser son blé à travers l’Iran. Dans l’article de Silk Road Briefing du 24/05/2022, Mohammad Reza Mortazavi, le chef des associations des industries alimentaires iraniennes, déclarées que l’Iran pourrait « faire transiter du blé de la Russie vers d'autres pays et les entreprises iraniennes pourraient dominer le commerce » ; « l'Iran, la Russie et le Kazakhstan pourraient troquer du blé et des céréales avec d'autres produits tels que des légumes, des fruits et des produits laitiers ».
Iran
Dans le cadre des sanctions occidentales contre l’Iran et sa situation économique, ce corridor semble permettre à l’Iran de (re)devenir un carrefour commercial de grande envergure entre la Russie et l’Inde, lui donnant l’occasion de profiter des taxes prélevées sur les transits. De plus, afin d’augmenter son interconnectivité, l’Iran semble profiter de ce projet pour attirer des investissements et développer ses infrastructures. Par exemple, le vendredi 10 juin 2022, le ministre des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian a déclaré que l'Iran et l'Inde avaient convenu d'augmenter les investissements dans le port de Chabahar. Ce port iranien reçoit depuis 2012 des financements de la part de l’Inde, un projet plus ancien ayant été avorté à la suite de pressions américaines. Il est à noter que le principal concurrent de Chabahar est le port pakistanais de Gwadar, financé et contrôlé par la Chine. Le port de Chabahar était le premier port iranien en eau profonde, le port de Bandar Abbas qui gère 85 % des transports maritimes iraniens ne pouvant pas recevoir de bateaux de plus de 100 000 tonnes.
Crédit: Insightsias
De plus, le développement du port de Chabahar à l’embouchure du golfe d’Oman a permis à l’Iran de se doter d’un atout stratégique, même si le détroit d’Ormuz venait à être bloqué, la République islamique d’Iran pourrait toujours avoir accès à l’océan Indien. La position de ce port, couplée au projet de corridor, pourrait permettre à l’Iran de devenir un carrefour commercial, offrant une solution de désenclavement aux pays d’Asie centrale. Par exemple, cela offre à l’Afghanistan une deuxième voie pour accéder à la mer autre que le Pakistan. C’est dans ce cadre que de nombreux projets d’infrastructures en partie financés par Téhéran ont fleuri, par exemple, le tronçon kirghize du projet routier Iran-Afghanistan-Tadjikistan-Kirghizistan-Chine et le tunnel d'Anzob au Tadjikistan.
Autre exemple de développement d’infrastructure iranienne, le port d’Astara au sud-ouest de la mer Caspienne qui a été inauguré en mars 2013 et intégré à l’INSTC afin d’améliorer la connectivité maritime de l’Iran. Un port qui a été relié par un chemin de fer au port de Shahid Rajaee, faisant partie du complexe de Bandar Abbas, en juin 2021. Ainsi, via ce chemin de fer, l'Asie centrale enclavée obtient une liaison ferroviaire plus courte vers le golfe Persique, confortant la nouvelle place de ce port comme « plaque tournante maritime dans la région de la Caspienne ».
Inde
Ce corridor représente pour l’Inde une occasion d’étendre son influence en Iran et Afghanistan via le port de Chabahar, mais aussi in fine dans le reste de l’Asie centrale. Le Pakistan refuse aux marchandises indiennes l'accès terrestre à l'Afghanistan, impactant fortement les capacités commerciales indiennes en Asie centrale. Ainsi, l’INSTC pourrait permettre à l’Inde d’agrandir sa zone d’influence et de devenir une solution alternative au projet des routes de la soie chinoise et de contourner le Pakistan. De plus, selon une étude indienne de la Fédération des associations de transitaires citée par The Diplomat le 04/05/2015, l’INSTC réduirait « considérablement le temps et les coûts de transit et permettrait le mouvement continu des marchandises de l'Inde vers la Russie et les pays voisins. Plus précisément, le corridor serait 30 % moins cher et 40 % plus court que l'itinéraire actuel ».
De surcroît, ce projet, et plus globalement, un partenariat avec l’Iran et la Russie pourrait répondre à l’un des principaux défis internes de l’Inde qui est sa consommation énergétique. Selon une étude du National Bureau of Asian Research, la demande électrique en Inde devrait augmenter de 5% tous les ans. Le pays était aussi dépendant à 85% des importations de pétrole en 2020 et à 54,3% pour ses importations de gaz. Une demande à laquelle l’Asie centrale, la Russie et l’Iran pourraient répondre avec leurs importantes ressources naturelles.
De plus, au vu de son immense population, le corridor pourrait faciliter l’approvisionnement en blé de l’Inde, afin que celle-ci ait une option supplémentaire pour subvenir partiellement à ses besoins. Malgré son statut de deuxième producteur mondial de blé, les problèmes climatiques qui ont secoué très récemment le pays et impacté fortement les récoltes représentent une menace importante pour l’Inde. Même si le gouvernement de Narendra Modī a suspendu ses exportations de blé depuis le 14 mai 2022 afin d’assurer la sécurité alimentaire de sa population de 1,4 milliard d’Indiens, en cas de crise alimentaire de long terme, le blé russe pourrait s’avérer être une option de choix pour l’Inde.
Un corridor heurté par des intérêts géopolitiques régionaux et internationaux
Une relation indo-iranienne avec ses parts d’ombres
Il est important de signaler que ce projet de corridor, accéléré par les sanctions occidentales contre la Russie, se heurte à des enjeux géopolitiques régionaux et internationaux. En premier lieu, les relations entre l’Inde et l’Iran ont été marquées par des moments de coopérations, mais aussi d’oppositions. Par exemple, en 2009, l’Inde a voté une résolution des États-Unis à l'Agence internationale de l'énergie atomique, organisme de surveillance atomique de l'ONU, limitant fortement le programme nucléaire iranien. Une position hostile au nucléaire iranien que l’Inde avait déjà prise en 2005 et 2006. De plus en 2018, l'ayatollah iranien Ali Khamenei était très critique sur la politique du gouvernement indien dans l’État à majorité musulmane du Cachemire. Il est aussi à noter qu’à la suite du renouvellement des sanctions américaines sur l’Iran en 2018 et 2019, l’Inde avait fait le choix de l’Arabie Saoudite comme deuxième fournisseur de pétrole, derrière l’Irak, en replacement des importations iraniennes.
Toutefois, malgré ces éléments et le positionnement américain sur l’Iran, New Delhi s’est abstenu le 8 juin 2022 de voter le projet américain visant le nucléaire iranien à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Par ailleurs, un article de The New Indian express du 9 juin 2022 rapportait que des importations de pétrole brut pourraient figurer dans les pourparlers actuels des ministres des affaires étrangères iranien et indien et qu’un pacte avait été signé le 8 juin sur l'entraide judiciaire en matière civile et commerciale. L’article précise aussi que les échanges commerciaux pourraient se faire via la roupie. De plus en juin lors du Globsec 2022, le ministre des Affaires étrangères indien, monsieur Jaishankar, a mis en avant qu’au vu de la situation actuelle, l'Inde achèterait du pétrole à la Russie et que les Occidentaux devraient ouvrir la porte à l’Iran et au Venezuela.
La relation entre l’Inde et l’Iran semble être la clé de voûte de ce nouveau corridor, une coopération qui a été mise à rude épreuve par la pression américaine, mais qui semble tout de même en cours de consolidation malgré des relations ambiguës entre l’Inde et des puissances sunnites. Il est possible de supposer que l’éviction du Premier ministre pakistanais Imran Khan en avril 2022 a porté un coup dur à la relation entre le Pakistan et l’Iran, renforçant à l’inverse la coopération indo-iranienne. De plus, l’aide commune de l’Inde et de l’Iran à l’Afghanistan en janvier 2022, et à l’inverse, la montée des tensions entre le Pakistan et l’Afghanistan, donnent un contexte favorable au développement de l’INSTC.
Une superposition de projets au cœur de l’Eurasie
L’une des principales difficultés pour le développement de l’INSTC est le jeu d’influence que se livrent les grandes puissances dans la région. En premier lieu, l’INSTC se heurte aux intérêts chinois portés par le projet Belt and Road Initiatives (BRI), d’autant plus que la Russie, l’Iran et le Pakistan sont des pays clés de ces nouvelles routes.
Par exemple, le Pakistan, à travers le port de Gwadar contrôlé par la Chine et le port de Karachi, est l’un des points clés du Silk Road Economic Belt, permettant de limiter partiellement la dépendance chinoise au cap de Malacca fréquemment patrouillé par des navires étasuniens. De plus, il est à noter que le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) est l’un des chantiers phares du projet des nouvelles routes de la soie. Surtout que ce corridor devrait s’étendre jusqu’à l’Iran à travers l’Afghanistan par voie de chemin de fer, un projet nommé PAKAFUZ ou N-CPEC, rentrant directement en concurrence avec le corridor INSTC devant relier l’Inde à l’Afghanistan via le port de Chabahar.
En outre, la visite du conseiller d'État chinois et ministre de la Défense nationale Wei Fenghe à plusieurs pays membres du projet INSTC (Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Oman) fin avril 2022 pourrait laisser à penser que Beijing semble prendre au sérieux ce nouveau corridor, perçu comme une réponse indienne au BRI. Chacun des pays visités revêt une importance capitale pour l’Inde, le Turkménistan pour ses ressources gazières et son statut de fournisseur du gazoduc TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-India), le Kazakhstan pour ses réserves d’uranium et son marché, Oman pour son port de Duqm, et l’Iran pour les raisons évoquées précédemment.
En plus du projet BRI, le contexte international semble rapprocher la Chine de l’Iran et de la Russie. Même si la guerre en Ukraine devrait avoir bloqué à court et moyen terme le développement de la partie terrestre de la BRI, la Russie a marqué son intention de réorienter sa production, et donc ses infrastructures, pétrolière vers l’Orient, notamment vers la Chine. L’INSTC offre une solution complémentaire, mais aussi de replie à la Russie, lui permettant d’avoir un levier supplémentaire pour négocier avec la Chine.
Dans le même ordre d’idée, l’isolement de l’Iran à la suite des sanctions américaines a favorisé un développement des relations économiques entre la République islamique et la Chine. En mars 2021 était signé un accord de coopération global de 25 ans entre les deux vieilles nations, qui incluent un accord sur la vente de pétrole. Ainsi, les sanctions occidentales sur deux pays richement dotés en ressources naturelles semblent avoir servi d’accélérateur aux projets de coopérations énergétiques et de développements d’infrastructures avec la Chine. Toutefois, le manque de transparence et le refus du gouvernement iranien de divulguer les détails sur l’accord donnent l’occasion de spéculer sur le contenu de ce deal, surtout que l’Iran était sous sanctions. La presse et la population iranienne semblent s'interroger sur cette dépendance à la Chine. Ainsi, comme pour la Russie, l’INSTC offre une solution complémentaire et de repli à l’Iran.
Pour conclure, le refus de l’Inde de condamner la Russie à la suite de l’invasion en Ukraine et de soutenir la position américaine sur le nucléaire iranien semble indiquer un changement de paradigme concernant la position indienne vis-à-vis des États-Unis. Même si ce pays est l’un des quatre membres du QUAD, outil permettant de limiter l’influence chinoise en Asie, l’Inde semble prioriser le développement de son influence en Asie centrale et la diversification de ses approvisionnements à travers l’International North–South Transport. Pour l’Iran et la Russie, l’INSTC est un formidable outil permettant de stimuler leurs économies sous sanctions. Des échanges commerciaux avec des pays sanctionnés qui semblent de plus en plus poussés à une dédollarisation de cette zone. Au début de l’année 2022, L’Iran, qui a été intégrée l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en septembre 2021, a proposé à l’OSC une nouvelle monnaie à la Chine, la Russie, l’Inde et le Pakistan afin de contourner les sanctions occidentales. Ainsi, dans ce contexte international, l’INSTC peut apparaître à la fois comme une réponse indienne au projet chinois Belt and Road Initiative, mais aussi, pour l’Iran, la Russie et d’autres pays, comme un projet supplémentaire permettant d’augmenter l’interconnectivité de l’Eurasie, le BRI de l’Est vers l’Ouest et l’INSTC du Sud vers le Nord. Toutefois, les nouvelles routes de la soie sont plus souvent perçues comme agressives, par exemple avec le piège de la dette, mais plus efficace avec un large financement de la part de la Chine, alors que l’INSTC est un projet ayant moins de financement, mais pouvant être perçu comme plus fiable et transparent. Et enfin, le développement de l’INSTC pourrait laisser présager l’émergence d’un nouveau pôle n’étant ni acquis à la Chine ni acquis aux États-Unis en Asie centrale.
Paco Martin
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