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[CONVERSATION] Souveraineté : l’autre mot de la liberté

Bernard Carayon s’est prêté au jeu de l’entretien pour nous parler des mutations qui affectent les relations internationales aujourd’hui, mutations qui nous forcent à revoir une lecture pluriséculaire de la souveraineté des Etats. Nous le remercions pour cet échange.

 

Portail de l'Intelligence Economique (PIE) : Les bouleversements socio-économiques et géopolitiques en cours ces dernières années dans le monde nous ont obligés à remettre en question les grandes conceptions des relations internationales qui prévalaient jusqu’à présent. Quelle est votre lecture de ce changement de paradigme ? 

Bernard Carayon (BC) : La crise commerciale avec la Chine, l'épidémie de Covid, puis la guerre en Ukraine ont en effet détruit les postulats idéologiques auxquels s'adossaient la construction européenne et la politique économique française. Le mythe de la « mondialisation heureuse » a volé en éclat au profit d'une régionalisation conflictuelle du commerce international, ordonnée autour des États-Unis et de la Chine. Le très libéral Nicolas Baverez écrit même que « l'économie européenne ne peut avoir pour seul principe la concurrence ». 

Dans ce cadre, la guerre est désormais la grille de lecture de toutes les fractures internationales : guerre de l'eau, des métaux, du droit, des données, guerre économique évidemment, concept que nous n'étions pas nombreux à opposer aux chantres de l'auto-régulation et disciples de la « main invisible » d'Adam Smith. 

 

PIE : Comment expliquez-vous cette percée tardive de la notion de guerre économique dans le débat public ?  

BC : La guerre économique est restée longtemps un sujet tabou : elle supposait qu'un partenaire, voire un « ami » soit aussi un adversaire dont il fallait se protéger, et que certaines dépendances économiques emportent des conséquences politiques tragiques. La libre circulation des hommes, des idées, des capitaux, des technologies et des marchandises devait ainsi assurer après la chute du mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique, une paix et une prospérité largement partagées. Ah, le « doux commerce » vanté par Montesquieu et la doctrine allemande du Wandel durch Handef ! Mais c'est Gaston Bouthoul qui, à la fin, l'emporte !

 

PIE : La guerre serait donc, selon vous, l’élément fondamental à considérer pour comprendre l’organisation de la scène internationale actuelle, en lieu et place d’une lecture par le prisme de la mondialisation économique ?

BC : Oui, la guerre est, de tout temps, le corollaire de toute civilisation : elle n'est pas un avatar fâcheux, mais la dimension naturelle de l'histoire humaine, sans que lui en échappe une part. Tous les pays n'ont pas cultivé l'angélisme communautaire et français. L'Allemagne, depuis 150 ans, l'Angleterre sans cesse sur toutes les mers, les États-Unis s'inspirant du modèle japonais, les États autoritaires ou totalitaires comme la Russie et la Chine, se sont dotés de tous les outils pour conjuguer leur puissance économique à leur volonté politique. Pas l'Europe de Jean Monnet, meilleure alliée des États-Unis, dont le Traité constitutif apparait comme le remboursement du Plan Marshall : une vassalisation heureuse. Un partenaire particulier, si l'on veut bien se souvenir de l'affaire Snowden, – la révélation du système tentaculaire d'espionnage américain – qui ne suscita chez les européens que des indignations très mesurées pour un pillage cynique : « la plus grande ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas ». La guerre économique entre amis n'est pas le seul tabou qui sautât.  

 

PIE : Vous parlez dans un ancien ouvrage de « patriotisme économique ». Pourriez-vous expliciter ce concept dans le cadre de la guerre économique à la française ?

BC : Les libéraux ont toujours été convaincus que la mondialisation et le marché nous libèreraient des pulsions mauvaises ou archaïques des États et des Nations, en somme du Politique. Le concept de patriotisme économique auquel devait s'adosser la politique publique française d'intelligence économique – protection des entreprises, accompagnement de celles-ci à l'international, influence dans les organisations internationales et formation – me valut beaucoup de sarcasmes : « nationalisme », « protectionnisme », tout était bon de la part d'économistes qui n'étaient jamais sortis de leurs laboratoires, de journalistes et d'hommes politiques ignorants de la réalité des affrontements économiques, pour railler la supposée ringardise. Le patriotisme économique n'est pourtant que la défense et la promotion de nos intérêts dans le respect de la réciprocité ! Une courtoisie réaliste dans la vie des affaires inspirée par la pratique de tous nos concurrents avisés, valant bien le patriotisme sportif que l'on ressent dans les compétitions internationales. 

  

PIE : Comment cette idée a-t-elle été mise en œuvre dans le cadre de la compétition internationale et notamment américaine ? Quelle place pour l’industrie dans ce contexte ?  

BC : Il a fallu batailler pour imposer l'idée que le marché n'était pas homogène. Il y a des entreprises « stratégiques », justifiant une stratégie publique adaptée, et d'autres qui ne le sont pas. Je clamais qu'on pouvait faire la guerre pour du gaz ! Que l'aéronautique et le spatial en étaient parce qu'ils étaient aussi financés par les États et que leur usage était dual. À l'instar des technologies de l'information et de la communication, dominées par les GAFA, monopoles privés américains si étroitement articulés avec leur gouvernement que même la CJUE a essayé, en vain, d'interdire le transfert des données personnelles européennes aux États-Unis. Que ces entreprises puissent rendre transparents secrets d'États, secrets des affaires, secrets intimes, en tout impunité, est un scandale historique. Les marchés d'armement ne sont pas moins stratégiques puisqu'ils illustrent des rapports de force diplomatiques (jurisprudence égyptienne, grecque et australienne). La pharmacie, enfin, et ses vaccins, obéissent d'évidence, en cas d'épidémie, à des priorités nationales. Dans un monde dangereux, il faut savoir lutter « à armes égales », résorber nos dépendances et construire, à nouveau, comme sous de Gaulle et Pompidou, une audacieuse politique industrielle. Pas de puissance sans industrie, ni d'industrie sans métaux critiques dont l'Europe est dépendante à près de 50 % de la Chine et de la Russie, et dont les besoins vont exploser avec la numérisation et la décarbonation de l'économie. Pas d'industrie enfin sans la protection de notre recherche.  

  

PIE : Comment peut-on donc concilier une conception souveraine de nos intérêts avec les défis de notre temps – climatiques, financiers, migratoires, sanitaires et sécuritaires – qui imposent autant de coopérations internationales ?  

BC : Il n'y a, certes, que les États-Unis et la Chine à s'être dotés d'une riche panoplie d'instruments de leur souveraineté, selon le modèle politique qui leur est propre. Mais en économie, comme en droit, la souveraineté ne peut être absolue. L'heure pour la France, est plutôt à tout reconstruire : l'État, sa capacité d'anticipation et de financement, l'industrie, en pesant sur la Commission. La tâche est ardue. Celle-ci dans son absurde priorité donnée au marché et à la concurrence, aux prix des produits et donc aux consommateurs, a contribué à détruire jusqu'à l'idée de champions européens. Elle a fait en apparence son aggiornamento depuis la crise épidémique. La prise de contrôle d'entreprises européennes par des entreprises extérieures à l'Union était un « non-sujet » pour la Commission. De même le régime des aides publiques a toujours été rigoureusement appliqué aux entreprises européennes, nos concurrents étant exonérés de cette contrainte. Le « filtrage » des investissements extra-européens dans l'Union est fixé désormais par le règlement 2019/462 du Parlement européen et du ConseiI depuis le 11 octobre 2020.  

  

PIE : Qu’attendre de la Commission dans ce cadre ? 

BC : La réduction de nos dépendances passe par un contrôle européen ou national en opportunité sur le modèle du CFIUS. Mais les États européens ne s'entendront jamais que sur un contrôle en légalité, établi sur la base de nomenclatures, comme l'on fait la France et l'Allemagne, mais qui nécessite sans cesse une adaptation aux évolutions technologiques. De même, le critère communautaire « pertinent » en matière de concentration doit être révisé. Mais nous nous heurterons à l'hostilité des pays libéraux de l'Europe du Nord. Il faut aussi encourager les statuts commerciaux, tel que les fondations et les commandites, pour rendre ardues les prises de contrôles étrangères, appliquer secteur par secteur le principe de réciprocité commerciale, construire une politique publique nationale et européenne de normalisation, environnementale, éthique, sociale et sanitaire. Bref, ce qu'ont fait nos concurrents majeurs, adossés à une volonté politique centralisée … Gardons-nous donc d'une illusion : celle d'une « souveraineté européenne », parce que l'Europe n'a ni d'État, ni de peuple et ne nourrit aucune volonté sincère d'émancipation de la tutelle américaine. 

  

PIE : L’Union européenne a pourtant maintes fois tenté de bâtir une souveraineté communautaire, en rassemblant les Nations autour de cette fameuse idée du « doux commerce » dont vous parliez plus tôt. Pensez-vous que ces tentatives sont finalement nuisibles à la puissance économique des Etats dans la course du commerce international avec les géants américains ou chinois notamment ?

BC : L'Europe a porté l'idée, née dans l'administration française en 2015, de taxonomie sur les financements « durables » de l'énergie. On ne pouvait mieux saborder la modernisation de l'industrie nucléaire française même si au prix d'un accord a minima, les Allemands, qui dépendaient à 55 % du gaz russe il y a peu, ont accepté de mettre sur le même plan le gaz et le nucléaire. De quel côté est la souveraineté énergétique ? Dans le contrat de coalition allemande de novembre 2021, pas un mot sur le SCAF franco­ allemand, successeur théorique du Rafale et du Tornado. Comme la plupart des pays européens, l'Allemagne a fait le choix de chasseurs F35 américains. Inutile d'épiloguer sur la contribution de l'Europe aux efforts français conduits dans l'Afrique sub-sahélienne pour éradiquer le terrorisme. La taxe carbone aux frontières de l'Union ? Honorable ambition qui se heurtera au veto d'une Allemagne qui a trop à y perdre dans son commerce avec la Chine. Un Google européen ? Trop tard, sans doute. Une réponse à l'extra-territorialité du droit américain ? Elle n'est envisageable qu'au prix de l'adoption de dispositifs pénaux communs : alors que la loi française, sur le secret des affaires, a retenu hélas l'option des sanctions civiles. L'Europe n'a la politique ni de ses mots ni de ses maux. La France peut rattraper certains retards, si nous prenons le chemin de la vertu budgétaire : on ne peut être pilote sans en avoir les compétences. Si nous nous dotons, aussi, d'un fonds stratégique nourri de l'épargne des Français et destiné à préparer la troisième révolution industrielle de la transition énergétique. 

  

PIE : La problématique revient donc à ce que vous identifiiez en 2006 comme l’enjeu d’une compétition « à armes égales », dans laquelle la France pèse peu et pâtit de la non-maîtrise des règles du jeu. Comment expliquer la prolongation de ce constat aujourd’hui ?

BC : Le champ des normes – techniques et politiques – est immense. Nos capacités d'anticipation dans leur conception et leurs évolutions sont limitées, car l'État n'a jamais construit une politique publique de normalisation. La Commission n'avait-elle pas retenu le gestionnaire d'actifs américain Blackrock pour la conseiller sur les standards de notation extra­-financière des entreprises ? Il y a enfin des métiers stratégiques : ceux du Barreau, de l'audit, de la certification, du courtage d'assurance, du conseil en stratégie, tous dominés par les anglo-saxons alors qu'ils recueillent des États et des entreprises des informations stratégiques sans que leurs clients aient la garantie de leur usage confidentiel. 

« Le bonheur est une idée neuve en Europe » disait Saint-Just sous la Révolution. La souveraineté, aussi, en France, comme sur notre continent. La peste des temps modernes et la guerre sur le sol de la grande Europe nous rappellent que la souveraineté est bien l'autre mot de la liberté, mais que celle-ci est encore une chimère. 

 

Propos recueillis par le Portail de l'Intelligence Economique

 

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