A l’occasion de la première publication de l’ouvrage annuel Guerre Économique, Christian Harbulot, Lucie Laurent et Nicolas Moinet engagent les dirigeants d’entreprise français à penser autrement la question des confrontations économiques qui sont encore trop souvent vues sous l’angle de l’analyse concurrentielle et du cœur de métier. L’heure est venue de s’interroger aujourd’hui sur la menace représentée par les puissances conquérantes et sur l’attitude controversée de certains alliés qui n’hésitent pas à nous affaiblir.
Portail de l’Intelligence Économique (PIE) : Ce livre est le premier ouvrage du Centre de Recherche 451. Pourriez-vous présenter tout d’abord ce centre de recherche, fondé en janvier 2022. Quelle est sa genèse, quels sont ses objectifs et ses voies de développement ? Comment est-il lié à l’Ecole de Guerre économique, dont on retrouve beaucoup de diplômés et d’intervenants parmi les auteurs ?
Christian Harbulot (CH) : La création du Centre de Recherche 451 (CR451) était devenue vitale par rapport à l’évolution suivie par l’EGE depuis sa création en 1997. Il fallait que nous donnions une dimension nouvelle à l’originalité de notre production de connaissances. Le quart de siècle de travaux accomplis au sein de l’Ecole de Guerre Économique nous légitime pour amorcer une seconde étape préfigurant les contours d’une institution privée d’un nouveau type.
L’EGE est sur le terrain de la formation, soutenue en ce sens par la dynamique de développement que lui permet depuis six ans le groupe Planeta. Le CR451 se situe sur le terrain d’une recherche sur le champ de la guerre économique et celui de la guerre de l'information par le contenu. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont encore deux axes de recherche à défricher dans la mesure où le monde académique est resté très absent de ce type d’approche.
La guerre économique est désormais reconnue comme un élément décisif de la guerre globale. Le cas ukrainien en est l’exemple récent le plus parlant. C’est pourquoi l'objectif premier de ce centre de recherche est de produire de la connaissance utile au plus près de la réalité des affrontements économiques. Le second objectif est de trouver des partenaires pour travailler sur ces sujets. Il se trouve en l'occurrence que le CR451 a entamé un dialogue avec l'armée. L'arrivée du général Burkhard au poste de chef d’état-major des Armées a permis d’acter la nécessité absolue de rentrer dans une telle démarche d'acculturation.
Ainsi donc, la raison d'être du CR451 est de pouvoir répondre à cette nécessité, en créant des produits expérimentaux qui seront éventuellement déclinés dans le système militaire mais aussi dans le monde de l’entreprise. C’est le message contenu dans l’ouvrage réalisé par le CR451, “Guerre Économique : qui est l'ennemi ?” que les éditions du Nouveau Monde ont édité le 5 octobre dernier.
PIE : Considérez-vous que cet ouvrage relève autant du ressort de la recherche, que du signal d’alarme ou du manuel de résistance ?
CH : On peut le dire ainsi. Un des points forts de cet ouvrage est de rendre compte sur la manière dont est né en France une culture du combat économique. Dans les années 90, une expérience a été menée au sein d'une structure de renseignement privée constituée par d’anciens du service action de la DGSE qui décidèrent d’intégrer des anciens militants des NAPAP, groupe maoïste de lutte armée dans les années 1970. Une telle « fusion des contraires » n’a, à ma connaissance, eu aucun équivalent à l’étranger. Cette structure collectait des informations pour lutter contre des intérêts étrangers qui portaient atteinte aux intérêts économiques d’entreprises françaises. La force du CR451 s’est bâtie en partie sur ce type de retours d’expérience, et c’est ce qui lui a permis d'exister en amont.
PIE : A qui est destiné cet ouvrage ?
CH : Cet ouvrage veut sortir des sentiers battus. Nous cherchons à nous adresser à un public plus large que le petit monde de l'intelligence économique. Que va devenir la France dans un contexte de plus en plus exacerbé de guerre économique ? Il n’échappe à personne que les mesures de rétorsion sur le gaz russe puissent avoir des retombées négatives sur le quotidien de chacun d’entre nous. Il devient donc nécessaire de fournir des éclairages sur ce type d’affrontements souterrains qui précèdent, accompagnent puis relaient les conflits militaires classiques.
PIE : Ne pas nommer l’ennemi, c’est le meilleur moyen de le laisser progresser, sans même se rendre compte qu’il nous affaiblit économiquement.
CH : Nous vivons donc dans un état de non-dit, qui traverse toute l'histoire contemporaine française de 1945 jusqu'à aujourd’hui. La plupart des États membres de l'Union européenne, vivent d'une manière ou d'une autre, ce même type de non-dit. Donc comment voulez-vous qu'à partir de ce moment-là, on puisse désigner qui est l'ennemi, et plus particulièrement dans la guerre économique qui oppose des pays alliés.
La racine du problème résulte en partie de la dégringolade de la France qui résulte de la défaite militaire catastrophique de juin 1940. A l’issue de la guerre, la peur manifeste de voir le parti communiste prendre le pouvoir en France a fortement incité une partie de la classe politique à remettre notre sécurité dans les mains des Etats-Unis d’Amérique, notamment en réclamant l’implantation de bases militaires permanentes en France. Cela va de soi, chaque chose à son prix, et en l'occurrence, la compensation de cette aide d’outre-Atlantique était de nous faire entrer dans un état de dépendance globale (monétaire, financière, technologique) à l’égard des Etats-Unis d’Amérique.
Nos décideurs publics et privés se sont progressivement adaptés à cette contrainte. Certes, il y eut bien entre 1958 et 1965 une tentative du général De Gaulle de réduire cette dépendance. Il réussit pour le pétrole, Il échoua pour l’informatique. Par la suite, ses successeurs sont peu à peu rentrés dans le rang. La cession d’Alstom à General Electric, ou l’annulation du contrat « du siècle » des sous-marins destinés à l’Australie, nous rappellent que cette dépendance a toujours un coût important pour l’économie du pays.
PIE : Pourquoi avoir titré votre ouvrage “Qui est l’ennemi ?” au singulier et non au pluriel ?
CH : Avoir choisi le singulier, c’est une formule directe pour tenter de briser un tabou très fortement ancré dans les sphères du pouvoir où il est coutume de taire ce genre de problématique. Mais en vérité, la réponse à la question est plus complexe car la France doit faire face à différents types de rapports de force économiques. La définition de l’ennemi économique se différencie de l’ennemi militaire. Dans notre domaine, on parle surtout d’hostilité ou de nocivité.
Une puissance étrangère est hostile quand elle nuit à la préservation de notre propre puissance. C’est tout le débat sur la manière dont les Etats-Unis cherchent à assurer leur suprématie sur le monde, sans s’afficher comme un empire traditionnel. Historiquement, les Etats-Unis ont joué un rôle indirect très actif dans le déclassement de la France sous le prétexte vertueux de dénoncer les empires coloniaux européens. Mais n’oublions surtout pas que les citoyens de cette jeune République ont fondé leur nation en conquérant les territoires occupés par des peuples indiens remisés par la suite dans des réserves.
Il ne s’agit pas non plus dans cet ouvrage de nous focaliser sur une stigmatisation de la puissance américaine. Compte tenu des fractures durables et évolutives du monde, il est vital d'insister sur les problèmes que nous posent d’autres puissances montantes telles que la Chine communiste dont nous sommes bien plus dépendants que la Russie. Vous n’êtes pas sans ignorer que l’EGE a publié deux rapports sur la Chine au moment de la pandémie. Ils ne sont pas passés inaperçus. Tout d’abord, le rapport d’alerte “la Chine est-elle devenue une puissance dangereuse ?” Puis un rapport de vigilance sur les contradictions du système communiste chinois, qui se présente à Davos par la voix du Président Xi Jinping comme « normal », alors que le pays qu’il dirige cherche à atteindre une suprématie marchande sur le reste du monde.
Le résultat du sondage réalisé en juillet 2022 auprès du réseau AEGE répondant à la question : « Quelles sont selon vous les 5 puissances étrangères qui menacent le plus les intérêts économiques français ? »
PIE : Parlons de l’Europe. Y-a-t-il à cette échelle une certaine prise de conscience ?
CH : L'Europe se met à faire de la stratégie seulement quand elle se trouve dans le coin du ring avec quinze lames de couteaux pointées sur sa poitrine. De manière générale, la stratégie d’anticipation est inexistante à Bruxelles. Rappelez-vous la fois où Poutine avait, il y a un certain nombre d’années, menacé de fermer le robinet européen du gaz. L’Europe découvrait subitement sa dépendance au gaz russe. La prise de conscience n’a duré que quelques jours. Chaque Etat membre s'est empressé d'oublier cet état de fait.
L’Union européenne a cultivé une autre forme d’ambiguïté avec son partenaire de Washington. Cela peut s’expliquer par le fait que l’Union européenne dégageait lors de ces dernières années un excédent de 150 milliards d’euros dans ses échanges économiques avec les Etats-Unis, comme aime à le rappeler Nicolas Ravailhe. Mais cet avantage apparent ne nous permet pas d’ouvrir une voie si mince soit-elle qui nous mènerait vers un début d’autonomie stratégique. Restons lucide, l'Union européenne vit encore sous une très forte pression géopolitique et militaire des États-Unis d'Amérique.
PIE : Comment expliqueriez-vous la différence qui existe entre la France et l’Allemagne ?
CH : L’Allemagne a perdu les deux guerres mondiales et, par ses prises de décision, a largement contribué à détruire l'Europe du siècle dernier. Mais les Allemands gomment de plus en plus cette réalité historique de leur mémoire collective. Pour autant, je ne cherche pas à stigmatiser l'Allemagne. Pour équilibrer mon propos, quel Français garde en souvenir la destruction provoquée du Saint-Empire Romain germanique et la déstabilisation de l'Allemagne pendant trois siècles ? N'oublions pas que la France n’a jamais trop revendiqué cette victoire stratégique, avec le coût de l'effet boomerang induit (la guerre de 1870, la guerre de 1914-1918 et celle de 1939-1945).
L’Allemagne de 2022 continue à reconstruire sa puissance en assumant trois formes de dépendances : celle avec les Etats-Unis, celle avec la Chine Et celle qui persiste avec la Russie. Ce cas d’école ouvre de nouvelles perspectives de recherche que le CR451 ne manquera pas d’approfondir.
La France doit gérer quant à elle ses propres dépendances avec les Etats-Unis et la Chine. A la différence de l’Allemagne, notre pays n’est pas dans une phase de construction de puissance mais plutôt dans une recherche de préservation de sa puissance. Ce qui est très différent. Et c’est ce qui explique toute l’ambiguïté de la relation entre nos deux pays. L’Allemagne cherche à asseoir une nouvelle forme de suprématie au sein de l’Europe. La France ne peut pas admettre un tel objectif, compte tenu des leçons de l’Histoire.
PIE : Pour conclure, quelles sont, après les sorties de cet ouvrage, les voies de développement du CR451 ?
CH : Le CR451 va continuer à produire de la connaissance sur la guerre économique et la guerre de l’information, à l’image de l’ouvrage dont je viens de parler. Nous avons commencé à nous exprimer depuis plusieurs mois par le biais d’une chaine CR451 sur YouTube et nous allons renforcer notre prise de parole par la mise en ligne d’un site internet dans les semaines qui viennent. En 2023, l’objectif est d’organiser un colloque sur la guerre économique, qui sera, je l'espère, un moment fondateur d’un certain courant de pensée. Les axes de travail en cours de développement nous amèneront peut-être à faire émerger de nouvelles structures, qui seront liées à des demandes très précises formalisés nos interlocuteurs et auxquels il faudra donner des réponses appropriées.
Hubert Le Gall et Luc de Petiville
Pour aller plus loin :
- [CONVERSATION] Souveraineté : l’autre mot de la liberté
- Charnier de Gossi : La riposte française à la guerre informationnelle russe
- Les pratiques chinoises dans la guerre des brevets