Le 8 novembre 2022, le député PS Philippe Brun a mis dans l’embarras les membres de l’Agence des Participations de l’Etat à Bercy, en enquêtant sur le rapport sur l’opération boursière de recapitalisation publique de l’énergéticien français. D’après le député, « les documents de Bercy prévoient bien un démantèlement d’EDF ». Un fait démenti par le gouvernement.
Si le projet d’OPA d’EDF par l’Etat annoncée en début d’été intrigue l’hexagone depuis plusieurs mois, il conviendrait d’en éclaircir les implications indirectes. Ici, plusieurs éléments s’entrecroisent et l’opération de recapitalisation intervient à un moment charnière de la politique énergétique française.
Les déboires financiers du groupe
La première justification s’établit à l’analyse des finances et des résultats d’EDF. En effet, la dette catastrophique du groupe avait jusqu’alors atteint un seuil critique, avec des projections à presque 100 milliards d’Euros fin 2022. Déclassée une nouvelle fois par l’agence de notation Standard & Poors, EDF verrait ses capacités de financement menacées, au moment où l’énergéticien a la charge de l’entretien, du renouvellement, et de l’élargissement du parc nucléaire français voulu par le gouvernement dans le cadre du plan France 2030. Déjà submergé par ses dettes, le groupe est donc tenu d’emprunter dans un contexte de contraction de l’économie européenne, avec une dégradation de ses finances et de ses capacités de remboursement des créanciers, sans oublier la troisième hausse consécutive du taux directeur de la BCE. La situation de l’énergéticien s’apparente alors au cauchemar, et il s’agit donc pour l’Etat de recapitaliser afin de permettre l’accès au marché obligataire à EDF.
Parallèlement, les capacités d’autofinancement d’EDF sont jugulées par un accès particulier au marché de distribution de l’électricité. Le dispositif d’ARENH que doit assumer EDF est toujours présent depuis la loi Nome de 2010, transposition de la directive européenne relative à la libéralisation des marchés de l’électricité. Le volume d’électricité bradée à 42 €/Mwh représente toujours 100 TWh, soit un quart de la production de l’énergéticien. Le volume d’électricité vendue à un prix en-deçà des coûts de production pourrait augmenter ces prochaines années. Dans le cadre de l’augmentation des prix de l’électricité, l’ARENH permet aux fournisseurs alternatifs d’électricité (les concurrents directs d’EDF sur le marché de la distribution) d’acheter à bon marché pour revendre à prix (très) fort, privant ainsi EDF d’une manne financière conséquente. Un rapport alarmiste de la Cour des Comptes estimait les pertes nettes de profit à plus de 7 milliards d’euros depuis 2010. Ce mécanisme est également dénoncé comme partiellement responsable des hausses du prix de l’électricité pour les consommateurs, de par son entretien des pratiques de trading d’électricité et de détournement des volumes achetés. L’affranchissement des Tarifs Réglementés de Vente (TRV) appliqués par EDF est au profit de fournisseurs alternatifs jouissant de tarifs actuels particulièrement élevés. Certains fournisseurs placent leurs prix en-deçà des TRV, pour récupérer les parts de marché d’EDF.
Dans ces conditions, difficile de remonter la barre pour l’énergéticien, sans compter les récents problèmes de corrosion des réacteurs nucléaires qui empêchent l’exploitation totale du parc d’EDF. Dans le contexte actuel de choc énergétique, l’indisponibilité du parc nucléaire français maintient les tarifs d’électricité à des niveaux stratosphériques, et limite de fait les bénéfices d’EDF qui est contraint d’importer de l’électricité sur le réseau européen là où l’énergéticien était auparavant exportateur majeur.
La reprise en main du groupe par l’opération de recapitalisation traduit sa volonté de reconduire une politique énergétique entièrement pilotée par l’Etat, notamment au niveau de la relance nucléaire. Toutefois, cette pilotabilité aurait déjà pu être mise en place par l’Etat en sa qualité d’actionnaire ultra-majoritaire (84 %). En dehors des arguments relatifs à la dette et à l’accès aux marchés financiers, l’OPA reste énigmatique aux yeux de certains analystes.
Hercule rebaptisé « Grand EDF » pour des travaux infructueux
Le bien nommé projet Hercule est une réforme colossale du capital de l’énergéticien, proposée par le gouvernement en 2018. Il s’inscrit dans la continuité du plan de libéralisation des marchés européens de l’électricité voulue par la Commission Européenne depuis 1996. Il s’agit d’un plan de restructuration d’EDF, prévoyant la scission du groupe en trois entités distinctes : EDF Bleu responsable des activités nucléaires (qui resterait public), EDF Azur (dont le capital devrait rester public), et EDF Vert responsable des énergies renouvelables, des activités commerciales et de la distribution de l’électricité du groupe (qui serait privatisée et cotée en Bourse). Si les deux premières entités interpellent peu, la troisième fait grincer les dents des syndicats et des salariés d’EDF, qui estiment que la scission du groupe en trois entités mènera au mécaniquement chaos. Face à cette opposition, Hercule fut renommé « Grand EDF » pour maquiller l’échec et pallier la levée de boucliers opérée par l’opinion.
On conçoit la volonté d’attirer les investisseurs étrangers dans la filière renouvelable de l’énergéticien, notamment pour des raisons de compétitivité, les majors énergétiques européennes étant toutes très positionnées sur la filière. Toutefois, la privatisation pose problème à plusieurs égards. Enedis, très rentable propriété d’EDF, serait donc sujette au vampirisme des capitaux privés et étrangers. L’entité, qui assure la distribution de l’électricité sur tout le territoire français, est actuellement conçue comme un service public dans la mesure où l’entièreté de l’hexagone est fournie en électricité, et ce sans exception. Que penser d’une privatisation d’un tel service, entraînant la logique lucrative et de rentabilité. Certains estiment que cette dynamique impliquerait mécaniquement la baisse des investissements dans les zones où la consommation est moindre et les marges sont plus faibles. Les zones rurales seraient de fait davantage sujettes à des coupures d’électricité, faute d’investissements. Plus encore, le prix de vente de l’électricité, actuellement encadré en France par le Tarif Réglementaire de Vente (TRV), se trouverait aussi disrupté puisque la démarche rentière d’une distribution privatisée effacerait alors toute protection du consommateur au profit du système très volatil de trading d’électricité par les fournisseurs alternatifs. Le marché européen de l’électricité serait alors l’unique alternative en France, où l’opérateur historique fournissait jusque-là un tarif accessible et couvrant les coûts d’exploitation sans suivre les oscillations de la bourse de l’électricité (EPEX). Cette problématique renvoie directement à celle du pouvoir d’achat, ubiquitaire sur la scène politique.
Il convient aussi de s’attarder sur les conséquences d’une telle privatisation dans la stratégie globale du groupe, qui aurait alors une entité publique chargée du transport de l’électricité (RTE), et une privée chargée de la distribution (Enedis). Les risques de frottement dans le pilotage des investissements et des choix stratégiques du groupe semblent croître. Par exemple, EDF Azur ayant la gestion des barrages hydroélectriques a une incidence directe sur le refroidissement des centrales nucléaires d’EDF Bleu. L’accès aux marchés de distribution pour les deux entités dépendra foncièrement du bon vouloir d’EDF Vert. Enfin, que dire de l’ouverture aux capitaux étrangers du réseau de distribution assuré par Enedis ? Éminemment stratégique, une telle fonctionnalité ne saurait voir son sort contraint par les décisions multinationales étrangères, du fait de la portée normative d’un tel réseau et des problématiques d’approvisionnement qui en découlent. Parallèlement, la problématique des données de consommation électrique des usagers (enregistrées via les compteurs Linky) n’est pas à exclure, en tant qu’elles pourraient ainsi passer sous contrôle étranger.
La création d’EDF Vert conçu comme entité privée implique encore un autre déboire, matérialisé par la sécession du public sur les investissements relatifs aux Énergies Renouvelables. Bien que largement de l’apanage du privé, les EnR incarnent malgré tout un objectif de transition énergétique, qui, adossée à une capacité nucléaire fiable, fait partie des objectifs de décarbonation du pays et de l’Union Européenne. Un désengagement du public sur ce type d’investissements reviendrait à perdre un savoir-faire, une opportunité et un levier stratégique vis-à-vis de l’avenir. La stratégie publique semble fixée sur les énergies renouvelables, préférant favoriser l’investissement privé par des leviers facilitateurs, mais en abandonnant les bénéfices issus de la très rentable exploitation de parcs solaires et éoliens tout en laissant tomber les TRV et l’électricité bon marché. Quand on connaît l’appétence des géants du numérique pour ce type d’énergie décarbonée (marketing oblige…), on est en droit de se questionner sur le devenir du réseau électrique français. A titre illustratif, le parc éolien de Björkvattnet en Suède réserve les deux tiers de l’électricité produite à Google via de juteux contrats à terme.
La nationalisation comme Cheval de Troie d’Hercule ?
A ce jour, le projet n’a pas encore été mis en place, les négociations avec Bruxelles ayant tardé au niveau des tarifs de l’ARENH (une hausse voulue par le gouvernement de 42 à 49 € par MWh) d’une part, et le blocage organisé de la proposition par les salariés d’EDF d’autre part. Suite à son passage à Bercy, le député Philippe Brun affirme que rien ne signifie concrètement l’abandon du projet. Si l’on prend en considération ses annonces dans son rapport parlementaire, il semble limpide que cette opération cache une reformulation du projet Hercule. L’un des éléments factuels maintenant l’intrigue reste la nomination de Luc Rémont comme nouveau Président Directeur Général du groupe. Actuellement à la tête de Schneider Electrics, l’homme accuse effectivement de quelques faits d’armes notoires, comme sa participation au pilotage des privatisation d’ADP et d’Areva depuis Bercy ou l’introduction en bourse d’EDF en 2005. La controverse la plus marquante reste sa participation directe au sein de la banque américaine Merrill Lynch, conseillère d’Alstom lors de la vente de ses activités énergie à General Electrics en 2014.
Parallèlement, l’opposition massive des salariés d’EDF et des actionnaires minoritaires au projet de nationalisation traduit l’inadéquation entre les velléités gouvernementales, la stratégie du groupe et la recapitalisation équitable du groupe. Décidé à racheter les actions restantes à 12€ pièce, l’Etat devrait débourser la coquette somme de 12,7 milliards d’euros pour recapitaliser le groupe, autant de fonds qui n’ont pas été injectés dans l’entretien du parc nucléaire ou la mise en place de nouveaux chantiers. A l’inverse, ces dernières années l’Etat a plutôt opté pour l’arrêt de chantiers prometteurs : Fessenheim, Astrid, Superphénix…
Il faudra tout de même que les choses avancent pour tirer EDF du bourbier financier. Propulsé dans les limbes par les crises énergétiques successives, l’avenir des marchés de l’électricité semble aujourd’hui se reconfigurer via des choix plus ou moins rationnels, qu’ils soient d’ordre politique, économique, industriel ou écologique. La nationalisation d’EDF devra probablement avoir lieu, impliquant la souveraineté énergétique de l’hexagone et le devenir d’un service public. Les leviers de reconfiguration du marché européen de l’électricité sont pourtant bien réels, il importe maintenant de faire les bons choix.
Aymeric Le Brun
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