L’Indopacifique, plus important réservoir de croissance économique mondiale, s’impose peu à peu comme le nouveau carrefour stratégique majeur au sein duquel toutes les puissances redoublent d’efforts pour étendre leur influence. La France est-elle en mesure de faire valoir ses intérêts dans cette nouvelle zone de conflictualité ?
Alors qu'en 2021 le Quai d'Orsay présentait au public la stratégie française en Indopacifique, Jean-Yves Le Drian se fendait d'une déclaration dont le ton rappelle la place que prend cette région hautement stratégique dans l'agenda français. Le ministre des Affaires étrangères déclarait ainsi : « Parce que l’Indopacifique est en passe de devenir le nouveau centre de gravité stratégique mondial et parce que les défis sécuritaires, économiques, technologiques et environnementaux qui s’y font jour sont aussi les nôtres, la France et l’Union européenne ont, dans cette région, des intérêts à défendre, des valeurs à porter et des partenariats à construire ».
Lors de cette déclaration en 2021, l’Indopacifique représentait en effet 60 % du PIB mondial et concentrait plus de 25 % du trafic maritime annuel grâce au détroit de Malacca. Alors que s'opère la grande bascule du centre de gravité mondial vers cette région du monde, la France se trouve devant le paradoxe d’être à la fois en position de force et de faiblesse : en force car présente du canal du Mozambique aux îles du Pacifique avec plus de 1,8 million de citoyens français ; mais également en position de faiblesse car en perte d’influence relative dans la région et rencontrant des difficultés à exploiter et à protéger ses vastes territoires ultramarins.
Ce constat en demi-teinte avait déjà été réalisé par le président Emmanuel Macron qui, en 2018, avait fait de l’influence française en Indopacifique une de ses priorités de mandat. Quatre ans plus tard, qu'en est-il de ces promesses ?
Les pays développés asiatiques comme premiers partenaires de la France
Longtemps reléguée au second rang, la politique étrangère française en Asie a fait l’objet d’un regain d’intérêt à partir de 2012 avec l’instauration, par Laurent Fabius – ministre des Affaires étrangères de François Hollande, d'une politique du pivot. Ayant pour vocation de trouver des relais de croissance en Asie, cette politique a mis l’accent sur les relations économiques de la France avec une douzaine de pays de la zone.
La politique française de pivot vers l’Asie a été redéfinie par Emmanuel Macron en 2018 à l’occasion du Nouvel An lunaire. Le président français y avait en effet annoncé sa volonté de se départir d’une certaine forme de « paresse dans la manière de penser la relation avec l’Asie ». Il avait notamment insisté sur la nécessité de diversifier les partenariats et de modifier l’image de la France dans cette région, qui regroupe des puissances économiques majeures mais surtout des géants démographiques et des acteurs militaires.
Quatre années plus tard, le pari semble en partie réussi. La France confirme les relations déjà étroites qu’elle entretient avec une majorité des pays d’Asie du Sud-Est par le biais de coopérations économiques, culturelles et scientifiques. Malgré une légère perte de vitesse depuis 2019 et une balance commerciale déficitaire depuis 2016, l’Hexagone maintient un certain niveau d’exportations dans ses secteurs phares.
En 2021, 23,5 % de ses exportations vers l’Association of Southeast Asian Nations (ASEAN) sont dirigées vers l’industrie du luxe, 14,2 % vers l’aéronautique et 10,9 % vers l’industrie pharmaceutique. Singapour est d’ailleurs le premier pays récipiendaire parmi ceux de l’ASEAN, avec 53,5 % du total exporté en 2021. Son rôle de plateforme de réexportation est l’un des facteurs explicatifs de cette tendance.
Autrement, les exportations françaises en Asie sont principalement portées par les pays développés et du nord, tels que la Corée du Sud – 3e partenaire commercial de la France en Asie – ou encore le Japon. Elles dépendent en grande partie du secteur aéronautique qui fait l’objet d’échanges commerciaux bilatéraux de la France avec ses grands partenaires dans la région. Avec la Corée du Sud, la France échange du matériel de transport terrestre et des produits aéronautiques de pointe dont les Airbus A350. Elle contribue également à la souveraineté alimentaire du pays en lui donnant accès à des machines industrielles et agricoles et des produits des industries agroalimentaires. En représentant 23 % du total des exportations, le secteur de l’aéronautique est aussi au cœur des échanges de la France avec le Japon. En pleine crise Covid, Airbus avait d’ailleurs pu maintenir une grande majorité de ses livraisons au Japon. Cette dynamique risque de s’accélérer, d’autant plus qu'une partie de la production de l'A321 – l'avion le plus populaire auprès des compagnies japonaises – devrait être transférée vers Toulouse.
Dans une logique similaire, grâce à l’accord de partenariat économique signé par l’Union européenne (UE) avec le Japon en 2019, la France devrait accroître ses opportunités et débouchés vers le pays du Soleil-Levant, notamment dans le secteur agroalimentaire.
Il faut encore noter que les investissements directs étrangers (IDE) français en Asie se concentrent en grande partie dans le secteur de la finance par le biais d’acteurs tels que BNP Paribas, le Crédit Agricole, la Société Générale ou encore Axa, premier assureur mondial. L’entretien de cet écosystème financier tricolore permet d’assurer aux entreprises françaises un réseau d'affaires et contribue ainsi activement au rayonnement français. Certains acteurs privés y contribuent aussi. À titre d'exemple, Fleur Pellerin, ancienne ministre du quinquennat Hollande, s’investit depuis 2016 dans Korelya, le fonds d’investissement qu’elle a créé à destination des marchés asiatiques.
Si le rayonnement économique français s'incarne de manière évidente dans le secteur aéronautique, ce n'est pas le seul domaine où la France dispose de leviers d'influence stratégiques.
Le secteur du textile, et en particulier de l’industrie du luxe, participe à la stratégie d’influence française en Asie. Une étude, commandée par l’Institut Colbert en 2021 et réalisée par l’IFOP, révèle ainsi que huit consommateurs chinois sur dix disent acheter des produits de luxe français. Pour 90 % d’entre eux, les produits Made in France sont de qualité supérieure.
Enfin, les liens diplomatiques, culturels, et par extension d’influence, qu’entretient la France avec les quatre dragons asiatiques sont alimentés par un réseau structuré d’ambassades, d’Instituts français et d’instituts de recherche. L’enseignement du français est en hausse ces dernières années dans la région, notamment grâce au soutien du ministère des Affaires étrangères, créant ainsi des relais d’influence culturels dans l’ensemble du continent asiatique.
Pays émergents de l’Indopacifique, des relais de puissance de la stratégie française
L’Indopacifique est l’une des régions au taux de croissance le plus élevé au monde. Cette zone abrite d’ailleurs de nombreux pays qui peuvent être considérés comme les géants de l’économie mondiale de demain.
De fait, le FMI compte six pays émergents dans l’Indopacifique : l’Inde, la Chine, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande. À eux six, ces États pèsent près d’un quart du PIB mondial et représentent un marché potentiel de plus de 3,2 milliards d’habitants ; des chiffres vertigineux qui justifient d’autant plus l'intérêt français pour ce continent d'opportunités.
Dans cette région, la Chine est un cas d'école de grand intérêt ; puisqu'en plus d'être un partenaire économique inévitable, elle exerce aussi elle-même sa propre politique de puissance, souvent au détriment des intérêts français et de ses voisins.
Cette relation complexe entre la Chine et la France ne s’explique qu'en raison de la dépendance française à l'empire du Milieu : la Chine est en effet le septième partenaire de la France dans le domaine des exportations (aéronautique, les cosmétiques, la pharmacie et l’agroalimentaire) et le deuxième pour les importations. L’Hexagone est également le principal investisseur européen en nombre d’entreprises, employant près d’un demi-million de personnes. Il existe, cependant, de fortes dissensions entre Paris et Pékin, notamment sur les questions du Tibet, des Ouïghours et de Taïwan. Ces tensions se révèlent être un véritable frein au dialogue et au rapprochement entre les deux pays, d’autant que la France ne possède aucun levier lui permettant d’exercer une véritable influence politique en Chine.
S’il est difficile pour Paris de s’accorder avec Pékin, cet antagonisme peut néanmoins s’avérer utile pour les relations françaises avec les autres acteurs de la zone. En effet, les pays émergents de l’Indopacifique doivent composer au quotidien avec les tensions sino-américaines dans la région et sont souvent tiraillés entre leur dépendance économique vis-à-vis de la Chine et leur hostilité pour le gouvernement de Xi Jinping. Pour cette raison,la plupart de ces États préfèrent opter pour une politique de neutralité dans le grand jeu auquel s’adonnent les super-puissances en Asie.
Toutefois, ces tensions sont une aubaine pour la France : Paris peut facilement se présenter comme une troisième voie entre Pékin et Washington, comme un pays en opposition au régime chinois mais moins aligné sur la politique américaine que d’autres pays développés de la région. La France jouit donc d’une plus grande facilité d’approche des acteurs émergents de la zone que sont l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande ou encore les Philippines.
L’Inde, qui entretient des relations très houleuses avec la Chine, refuse ainsi de s'engager pleinement côté américain et multiplie plutôt les partenariats, notamment avec la France. En 1998, les deux pays ont signé un partenariat stratégique bilatéral couvrant de grands domaines stratégiques tels que le nucléaire civil, l’aérospatial, la défense, le numérique et le médical. Pendant la pandémie de Covid, cette coopération en plein construction a pu pleinement s'illustrer lorsque l’Inde a envoyé en France un grande quantité de matériel médical et de médicaments et, qu’en retour, Paris a alloué une aide de 200 millions d’euros à New Delhi via l’Agence française de développement (AFD). Un accord a également été signé en 2018, portant sur un projet de recherche conjoint et sur la construction potentielle de six réacteurs nucléaires (EPR) par EDF. Aussi, il est important de souligner que la coopération sécuritaire est tout autant importante entre les deux pays. Leurs marines militaires effectuent régulièrement des exercices conjoints, comme l’illustre l'exercice Varuna d’avril 2021.
Cette coopération se poursuit dans le domaine de l’armement où les échanges se révèlent particulièrement importants. L’Inde a fait l’acquisition, en 2005, de six sous-marins Scorpène et de 36 rafales en 2016. La version marine de ces derniers est également en phase d’essai par les forces aéronavales indiennes dans l’objectif d’équiper leur flotte. La France a donc tout intérêt à approfondir encore davantage ses relations avec New Delhi car leurs objectifs stratégiques concordent et que l’Inde possède le potentiel de devenir, dans les années qui viennent, l’un des acteurs les plus importants de l’Indopacifique.
L’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines, bien que de dimensions plus modestes que la Chine ou l'Inde, représentent tout de même des opportunités importantes à ne pas négliger pour l’Hexagone. Ces quatre pays appartiennent à l’ASEAN dont la France est, depuis 2020, un partenaire au développement privilégié. Ce statut lui permet de renforcer fortement les liens économiques, diplomatiques et sécuritaires qu’elle entretient avec les pays de cette région du monde. L’Indonésie est le partenaire le plus important de la France au sein de l’organisation depuis la signature, en 2011, d’un partenariat stratégique, approfondi en 2021, comprenant un accord sécuritaire privilégié. Ce fut le premier pays non-asiatique à bénéficier de cet honneur. Cependant,il persiste encore une marge de progression substantielle pour les relations commerciales de la France avec ces quatre pays : en effet, à l’exception du secteur très précis de l'armement, aucun des pays précités n’est actuellement un partenaire économique majeur pour Paris. Les IDE français restent relativement timides dans la région puisqu’ils ne représentaient que 19,8 milliards de dollars en 2020 dans l’ensemble de l’ASEAN et sont captés, aux deux-tiers, par Singapour. Ainsi qu'exprimé en amont, seules les exportations d'armes françaises se portent bien : en 2022, l’Indonésie a commandé 42 avions Rafale et a entamé des négociations pour acquérir des sous-marins Scorpène, également convoités par les Philippines.
Australie et Nouvelle-Zélande : des partenaires à la fois proches et distants
Mis en lumière par l’affaire des sous-marins, l’Australie, et dans une moindre mesure la Nouvelle-Zélande, sont des partenaires de premier plan de la France dans l’Indopacifique. Si l’Hexagone bénéficie d’une proximité culturelle plus importante avec ces pays qu’avec le reste des nations asiatiques, il demeure cependant bien seul devant la « relation spéciale » qui unit ces pays anglo-saxons avec le géant américain et l'ancienne puissance coloniale britannique. L’Australie et la Nouvelle-Zélande sont pourtant des acteurs clés dans la stratégie française, notamment à travers les accords de coopérations pour la protection de la vaste zone économique exclusive (ZEE) française. En effet, pas moins de 93 % de sa ZEE se trouve dans l’Indopacifique. C’est justement lors de la visite en 2018 d’une base militaire à Sydney que le Président Emmanuel Macron a relancé la Stratégie Indopacifique nationale. Si le partenariat avec l’Australie n’a pas toujours été un long fleuve tranquille, la rencontre des ministres des Armés français et australien à Brest, en septembre 2022, illustre la volonté partagée de dépasser l’épisode AUKUS et de replacer l’Australie au cœur de la stratégie de l'Hexagone dans la zone. Il serait peut-être même possible de vendre quatre sous-marins à l’Australie malgré cet événement. Les deux ministres en présence à Brest ont mis à profit leur rencontre pour signer des accords-cadres afin d’explorer les possibilités de partenariats dans le domaine de la défense, du renseignement et du cyber. Il est surtout intéressant de noter l’accord signé dans le partage des infrastructures militaires. La France et l’Australie auraient tout intérêt à pouvoir mettre en place un partage des infrastructures dans leurs déploiements en Indopacifique, le pays-continent pouvant servir d’étape importante entre la métropole et les îles françaises de la région. Selon le ministre des Armées, s’adressant à son homologue australien en Bretagne, « Nous avons désormais le devoir impérieux de créer une intimité opérationnelle entre les deux armées ». Un sentiment issu de l’urgence opérationnelle, voire la menace, que représente l’augmentation exponentielle des forces navales de l’Armée Populaire de Libération chinoise.
Pouvoir utiliser des chantiers navals australiens pour l’entretien des navires français pourrait également faciliter l’envoi permanent de frégates françaises dans l’Indopacifique. Il en est de même pour la chasse aérienne, où les forces australiennes et néo-zélandaises pourraient aider à contribuer à la police du ciel des vastes espaces français de la région. À moins, bien sûr, que le ministère des Armées arrive enfin à obtenir les moyens de positionner sur place des avions de chasse de manière permanente. En effet, si l’exercice Heifara (2021) a prouvé que l’armée de l’Air et de l’Espace peut envoyer, sous 24h, des avions dans la région, ce délai demeure encore trop conséquent pour parler d’une véritable efficacité stratégique. L’objectif de pouvoir envoyer 20 avions Rafale dans le Pacifique en seulement deux jours d’ici 2023 serait dissuasif, mais tactiquement insuffisant. Il convient également de rappeler que les îles françaises de l’Indopacifique ne sont pas couvertes par l’article 5 du traité de l’OTAN.
Au-delà de la dimension militaire, on peut saluer le fait que la France et l’Australie se rapprochent à nouveau après la séquence AUKUS. En effet, bien que très éloignés géographiquement, les deux pays poursuivent leurs échanges commerciaux. La France est le 14e investisseur étranger dans le pays-continent : maigre bilan, mais bilan tout de même. Il conviendrait donc de s'interroger sur la place que l’Australie pourrait prendre dans la politique d’exportation nationale, le pays étant la 13e puissance économique mondiale. Si l’Hexagone aura du mal à sortir l’Australie de sa bulle anglo-saxonne, ce pays mérite une place de choix dans la stratégie indopacifique française, notamment sur le volet économique.
Vis-à-vis de la discrète Nouvelle-Zélande, si la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique et l’accident du Rainbow Warrior avaient tendu les liens avec Wellington, le pays demeure un partenaire proche de la France. De nombreux accords ont été signés entre les deux capitales, notamment dans le domaine scientifique et dans celui de la défense. Il apparaît néanmoins que la majorité des accords ont été signés entre le milieu des années 90 et le début des années 2010 : il s'agit majoritairement de partenariats sur l’accès à l'Antarctique et des cadres de coopérations entre les forces armées néo-zélandaises et les Forces armées françaises en Nouvelle-Calédonie (FANC). Ces cadres de coopérations permettent également des exercices communs et un partage accru d’informations sur la pêche illégale et les trafics de tous genres qui se livrent sur ces gigantesques espaces maritimes. Mais depuis lors, aucun accord majeur n'a été signé, la Nouvelle-Zélande restant non seulement une puissance relativement modeste mais surtout un pays qui dépend fortement, au niveau international, de ses grands frères australiens et américains. Tout comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande pourrait, cependant, avoir son rôle à jouer dans la protection de la ZEE française dans la région.
L’Indopacifique est donc une région aussi complexe que pleine de potentiel, composée d’acteurs divers qu’il convient d’aborder avec pragmatisme. C’est en effet l’impression que donne la Stratégie Indopacifique française : une volonté ambitieuse et une direction prometteuse, mais un manque de moyens dans la mise en œuvre.
En effet, comment se définir comme puissance de l’Indopacifique sans navires de guerre de premier rang ou d’avions de chasse dans la région ? Comment chercher à être influent avec une présence économique aussi timide ?
L'assise territoriale française dans la région ne se suffit pas à elle seule : le pays doit pleinement déployer ses moyens et son influence pour être considéré comme une puissance de l’Indopacifique crédible. À l’heure du durcissement des tensions autour de la Chine et des États-Unis, la France, pays de la troisième voie, a pourtant une réelle carte en main. Il est maintenant temps de la jouer avec intelligence.
Martin Everard, Clémence Mesnil et Franck Fougeron pour le club Influence de l’AEGE
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